vendredi 6 mai 2022

Comment protéger les « bébés Crispr », ces trois fillettes génétiquement modifiées illégalement par un biologiste chinois ?





Par   Publié le 19 avril 2022

Plus de trois ans après la naissance, en Chine, des premiers bébés génétiquement modifiés, He Jiankui, à l’origine de l’expérimentation qui leur a donné le jour, vient de sortir de détention. La protection à donner à ces enfants soulève de nombreuses questions éthiques.

Il espérait un Nobel. Il a écopé de trois ans de détention, dont il vient tout juste de sortir. Le biologiste chinois He Jiankui avait annoncé, fin 2018, avoir génétiquement modifié des embryons humains, conduisant à la naissance de trois petites filles, les jumelles Lulu et Nana, puis Amy. Ces « bébés Crispr » avaient été ainsi surnommés en raison de la technique d’édition du génome utilisée pour modifier un gène en vue de les protéger du VIH dont leurs pères biologiques étaient porteurs.

L’annonce par He Jiankui, lors d’un congrès international à Hongkong, avait aussitôt créé un scandale : l’ensemble de la communauté scientifique ou presque considérait en effet que cette technique n’était pas suffisamment mûre pour que la sécurité des bébés soit assurée, et que cette « percée » constituait un inquiétant précédent ouvrant la porte à un eugénisme promettant des « bébés à la carte ». Il devait apparaître ultérieurement que He Jiankui était en contact avec John Zhang, président d’une importante clinique de fécondation in vitro new-yorkaise et déjà « père » controversé en 2016 d’un premier « bébé à trois parents », porteur du patrimoine génétique de ses géniteurs, mais aussi d’ADN de mitochondries provenant d’une donneuse pour contrer une maladie liée au mauvais fonctionnement de ces usines cellulaires.

Cette condamnation scientifique et éthique de He Jiankui s’était accompagnée d’un douloureux examen de conscience : malgré les mises en garde de multiples sociétés savantes, les chercheurs n’avaient pas pu empêcher l’un des leurs, formé en Chine mais aussi aux Etats-Unis, de tenter une forme d’« expérience interdite » – alors même qu’il avait fait part de ses projets à plusieurs de ses collègues. Les autorités chinoises avaient tiré les conséquences de ce fiasco en plaçant He Jiankui à l’isolement puis en détention – ainsi que deux collaborateurs, également condamnés à trois ans de prison. Puis en se dotant d’un comité d’éthique et de nouvelles normes concernant les expérimentations touchant le génome humain, et notamment les modifications affectant les cellules germinales, susceptibles d’être transmises aux générations suivantes.

He Jiankui, qui a purgé sa peine, a été libéré, a indiqué le 4 avril le journal MIT Review, qui avait déjà révélé la naissance de Lulu et Nana – et précise que l’intéressé n’a pas souhaité répondre à ses questions. Plus de trois ans après la déflagration de sa transgression, rien n’a transpiré sur l’identité et sur l’état de santé des fillettes. Deux bioéthiciens chinois viennent cependant de relancer le débat sur leur avenir, et sur la « protection spéciale »qu’il conviendrait de leur octroyer au titre de « nouveau groupe de population vulnérable ». Qiu Renzong, de l’Académie des sciences sociales de Pékin, et Lei Ruipeng, de la Huazhong University de Wuhan, ont fait circuler en janvier parmi leurs pairs et auprès des autorités chinoises un document en ce sens. La revue Nature en avait évoqué la teneur fin février. Nous avons pu en prendre connaissance.

Surveillance sur plusieurs générations

Les deux bioéthiciens chinois insistent sur le fait qu’« en tant que groupe vulnérable, ces personnes jouissent et exercent les mêmes droits fondamentaux, notamment le droit à la vie, à la santé, au respect, à la vie privée, à la protection des informations personnelles, à la dignité humaine, à la non-discrimination et tous les droits en tant que personne physique stipulés dans le code civil ». Ils enjoignent aux autorités chinoises d’établir un « centre de soin et de recherche » destiné à assurer le suivi de ces enfants et de leurs éventuels descendants. Ils recommandent de les informer de leur statut à leur majorité, et leurs éventuels conjoints également. Ils recommandent aussi un séquençage régulier du génome des fillettes pour y identifier d’éventuelles altérations au fil de leur développement. Surveillance qui serait étendue « avec leur consentement » aux embryons qu’elles pourraient porter un jour, afin d’assurer un suivi sur plusieurs générations des modifications ainsi introduites dans le patrimoine génétique de l’humanité.

Enfin, ils rappellent que si He Jiankui semblait avoir prévu une prise en charge des frais médicaux des enfants jusqu’à leur majorité, les compagnies d’assurances n’ont pas suivi parce qu’elles étaient nées prématurées. Les enfants Crispr et leurs descendants devraient aussi bénéficier de la part des parties prenantes – l’équipe de He Jiankui, l’université, le gouvernement chinois – de dédommagements au titre du « dommage causé à leur génome ».

Or, contrairement à Louise Brown, premier « bébé-éprouvette » née il y a quarante-trois ans au Royaume-Uni, ou Amandine, née après fécondation in vitro en février 1982, l’identité des trois fillettes a été gardée secrète. On ignore comment elles se portent et à quel point les manipulations génétiques dont elles ont été l’objet ont modifié leur génome. Crispr-Cas 9, outil révolutionnaire d’édition du génome apparu il y a une dizaine d’années, qui a valu à la Française Emmanuelle Charpentier un Nobel partagé avec l’Américaine Jennifer Doudna, n’est pas parfait. De nombreuses études ont montré que les modifications ponctuelles qu’il est censé permettre sur l’ADN peuvent notamment s’accompagner d’altérations « hors cible », voire de modifications chromosomiques plus importantes.

Concernant Lulu et Nana, aucune publication scientifique n’a précisément décrit ce qu’il en est. Le statut illégal des recherches conduit les journaux scientifiques à s’abstenir de publier d’éventuelles études émanant de l’équipe de He Jiankui. On en est donc essentiellement réduit à spéculer sur les quelques diapositives présentées par le chercheur à Hongkong lors de l’annonce de sa « première ». Pour Lulu, une seule copie du gène CCR5 visé aurait été modifiée, contrairement à sa sœur Nana dont les deux allèles auraient été changés, ce qui pourrait effectivement conférer à cette dernière une résistance au VIH, identique à celle observée chez les personnes présentant naturellement ce caractère génétique. En outre, une insertion aurait été constatée dans une région non codante du chromosome 1 de Lulu. Amy n’était pas encore née lors de cette présentation, si bien que les éléments la concernant sont encore plus sujets à caution.

Evaluer cette « pagaille génétique »

Qui plus est, les données recueillies par l’équipe de He Jiankui sont parcellaires, et ne permettent pas d’apprécier le phénomène de mosaïcisme, c’est-à-dire la présence dans un même individu de cellules modifiées et d’autres descendants de celles qui n’auraient pas été altérées lors de la manipulation de l’embryon. Et les techniques actuelles, trop invasives, ne permettent pas non plus de le mesurer après la naissance. Partielle, l’altération du gène CCR5 censée les protéger du VIH leur donnera-t-elle un faux sentiment de sécurité vis-à-vis du virus du sida ? On sait aussi que CCR5 protège contre la grippe et d’autres virus : y seront-elles plus sensibles ? Les propositions des deux bioéthiciens chinois visent à établir une évaluation de cette « pagaille génétique » induite par l’intervention de He Jiankui.

Elles ont commencé à circuler parmi les spécialistes. Le médecin et chercheur travaillant sur l’édition du génome Gaétan Burgio (Australian National University, Canberra), qui les a lues, estime lui aussi que « ces enfants doivent être régulièrement suivis, car nous ne savons pas l’étendue de l’édition et les effets au long terme. Ils doivent être pris en charge par les pouvoirs publics tout au long de leur vie. Bien sûr, ces contraintes posent la question des libertés individuelles de ces enfants. En somme leur suivi soulève de nombreuses questions éthiques et sociétales ».

Le 18 mars, ces propositions ont été au centre d’une table ronde internationale organisée en visioconférence par Joy Zhang (Université de Kent), qui a publié le 5 avril un résumé des débats. La bioéthicienne Sarah Chan (University d’Edimbourg) s’est inquiétée du fait que l’appel à la protection des enfants pas ses confrères chinois n’engendre précisément les discriminations qu’elle visait à prévenir, en instaurant à leur égard une forme de « biosurveillance ». Son collègue Benjamin Hurlbut (Arizona State University) craint que les enfants ne deviennent un instrument au service de la bioéthique, plutôt que le contraire.

Débats sur l’édition du génome

Le généticien Robin Lovell-Badge (Francis Crick Institute, Londres) récuse le terme de « pagaille génétique » concernant les trois enfants, qui pourraient ne pas substantiellement différer de ceux qui portent naturellement la mutation visée. Pour lui, Lulu, Nana et Amy doivent être protégées, « avec un suivi attentif et subtil », mais elles doivent être traitées comme n’importe quel autre enfant. Helen O’Neill (University College, Londres), a estimé que la surveillance n’avait pas de raison d’être invasive : des prélèvements salivaires et des questions posées aux enfants par leurs parents pourraient suffire.

Ayo Wahlberg (Université de Copenhague), responsable d’un programme de séquençage du génome pour des cancers de l’enfant, a rappelé que quand une surveillance à vie est nécessaire, celle-ci reste une « affaire de famille » qui doit être banalisée autant que possible. Di Zhang (Union Medical College, Pékin) a lui aussi estimé que les besoins de la famille devaient l’emporter sur les avis d’experts. Il a souligné que les parents qui ont eu recours au service de He Jiankui ont été motivés par le fait qu’en raison de la séropositivité au VIH du père, ils se trouvaient de fait privés d’accès aux techniques d’aide à la procréation en Chine, en raison de réglementations désuètes.

Pour Joy Zhang, l’organisatrice de la table ronde, il est essentiel que les bioéthiciens de Chine, « deuxième pays le plus puissant en sciences de la vie », contribuent de manière substantielle aux débats sur l’édition du génome.

Si le débat lancé par la proposition des deux bioéthiciens chinois a effectivement percolé dans d’autres cercles, la philosophe Françoise Baylis (Dalhousie University, Canada) rappelle que nombre de questionnements étaient déjà sur la table au lendemain de l’annonce de He Jiankui. Pour elle, la création d’un centre consacré aux enfants Crispr n’est pas une bonne idée : « il est dans l’intérêt supérieur des enfants qu’ils ne soient pas soumis au regard de l’Etat ou à celui de la communauté scientifique internationale. A cette fin, je suggère que les enfants bénéficient d’une petite équipe dédiée de cliniciens-scientifiques engagés à promouvoir les meilleurs intérêts des enfants et ayant l’autorité de consulter des experts en cas de besoin. » Ces cliniciens auraient accès aux données scientifiques concernant les bébés, qui pour Françoise Baylis n’ont pas vocation à être publiées.

En 2019, Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur de l’OMS, avait appelé « les autorités réglementaires de tous les pays à ne pas autoriser de nouveaux travaux dans ce domaine tant que leurs implications n’ont pas été correctement examinées ». Sur les 96 pays disposant de réglementations à ce sujet, 78 ont des politiques régissant l’édition du génome humain, rappelle Françoise Baylis : « sur ces 78 pays, 75 (96 %) interdisent l’édition du génome humain pouvant se transmettre aux générations suivantes ».

Le troisième sommet mondial sur le sujet devait avoir lieu à Londres en mars mais a été reporté à 2023 pour cause de Covid-19. « Un symposium à distance a tout de même débattu de l’actualité de l’édition du génome chez l’homme, y compris le fait qu’une modification de la lignée germinale reste techniquement non validée et médicalement sans indication reconnue, donc éthiquement indéfendable », résume le neurologue et neurobiologiste Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm, membre du groupe de travail qui émet des recommandations sur le sujet pour l’OMS.

Il estime que la proposition de Qiu Renzong et Lei Ruipeng reste à ce stade peu formalisée et ne semble pas refléter une position officielle du gouvernement chinois. « Pour ce qui concerne notre groupe OMS, nous sommes sur le principe opposés à faire de ces enfants des cobayes humains. Nous souhaitons qu’ils aient droit, comme tous les enfants, au meilleur suivi médical possible et nous aimerions évidemment en tant que scientifiques avoir des informations précises sur la réalité des modifications génétiques subies et leurs conséquences. Mais il faut toujours rappeler que de nombreuses personnes portent des mutations de CCR5 et vont très bien. »

Lei Ruipeng a expliqué lors de la table ronde que l’« impératif moral » qui l’avait conduite avec son collègue à proposer un tel plan était que les risques encourus par les bébés Crispr étaient essentiellement des « inconnues inconnues » : des risques dont nous n’avons pas conscience et/ou qu’on ne comprend pas. Mais elle le voyait plus comme une amorce de conversation sur le sujet que comme un cadre définitif concret – que seules les autorités chinoises seraient d’ailleurs en mesure de porter.



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