lundi 9 mai 2022

Bébés retrouvés morts chez un gynécologue à Ville-d’Avray : «Il ne parlait à personne et avait tout du vieux garçon»

par Alexandra Pichard    publié le 7 mai 2022  

Après la découverte macabre dans la cave d’un pavillon cossu de la commune des Hauts-de-Seine, «Libération» est parti sur les traces de son propriétaire, Jean-Paul A., gynécologue mort en 2015, décrit comme un homme très secret. 

«Plus d’un million d’euros pour un tel taudis !» Il y a un mois, Sarah (1) sort furieuse de la visite de l’impressionnante bâtisse en pierre ocre de trois étages qu’elle convoitait rue Corot, à Ville-d’Avray. La mère de famille pensait découvrir un pavillon soigné, comme il en est bon nombre dans cette commune chic des Hauts-de-Seine. Dès l’entrée, elle déchante. La façade parsemée de mosaïques cache un intérieur laissé à l’abandon depuis des années. «On pouvait difficilement avancer à cause de l’amoncellement de déchets, de sacs poubelles et de débris de verre qui jonchaient le sol», décrit la quadragénaire. Le vieux papier peint des années 60 est arraché, les rideaux déchirés, l’évier d’une cuisine d’un autre temps déborde. Des centaines de livres de médecine s’entassent dans toutes les pièces. Des détritus sur un mètre de hauteur bloquent la cave, où il est impossible de poser un pied. La visite prend fin. Alors qu’elle traverse le rez-de-chaussée pour sortir, une dernière bizarrerie attire son regard. Un fauteuil de gynécologie trône au milieu d’une pièce délabrée.

Aussi fit-elle aussitôt le lien lorsque ce mardi la presse relaye la découverte de trois bébés morts dans la cave d’une maison des Hauts-de-Seine. Ce jour-là, une société privée, mandatée par les finances publiques, débarrasse le pavillon dans le cadre de la succession de l’ancien propriétaire, un gynécologue mort à 74 ans, en novembre 2015. Vers le milieu d’après-midi, les employés s’attaquent au sous-sol. Parmi les cartons, gravats et une quinzaine de vieux téléviseurs brisés, «trois seaux fermés d’un couvercle» sont «posés au sol», selon une source proche de l’enquête. L’un contient un petit corps «conservé dans du formol» et les deux autres cadavres sont «fossilisés». La découverte est insoutenable, l’ouvrier fait un malaise. Lui-même, avec sa femme, avait perdu un bébé dans les années 90. En état de choc, il est pris en charge par les pompiers tandis qu’une enquête est ouverte par le parquet de Nanterre dans la foulée.

Toujours «ébouriffé» et «débraillé»

Dès le lendemain matin, une dizaine de silhouettes blanches de la police scientifique s’activent dans le pavillon, tandis que de jeunes têtes rousses voisines se pressent contre le portail pour tenter de discerner les moindres faits et gestes par l’entrebâillement des volets rouillés. Les investigations, confiées à la brigade des mineurs de la police judiciaire parisienne, n’en sont qu’à leurs balbutiements. Elles tenteront de déterminer s’il s’agit de fœtus ou de nourrissons, la cause de leur mort et à quand elle remonte. Si leur ADN permet de remonter à leurs géniteurs, aussi. Pour l’heure, le mystère reste entier. S’agit-il d’avortements clandestins ? De bébés accouchés à l’abri des regards avec l’aide du gynécologue ? De l’œuvre d’un collectionneur fou ?

«On a bien eu Jean Rostand un peu plus haut…», glisse une voisine dans l’encadrement de sa porte. L’octogénaire confie fièrement avoir visité la demeure de l’écrivain et historien des sciences qui y exposait une multitude de grenouilles rares et autres batraciens dans des bocaux. Une passante mentionne, elle, le scandale des enfants mort-nés conservés en toute illégalité dans la chambre mortuaire de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, dans le 14e arrondissement de Paris, où elle travaillait à l’époque. Ni l’une ni l’autre ne veulent donner leur nom, comme la plupart des habitants croisés à Ville-d’Avray. Dans cette commune huppée, la quiétude est de mise et rien ne l’avait perturbée depuis l’affaire de cet homme réduit en esclavage de 2008 à 2018 par un ex-dignitaire burundais, encore au cœur des murmures riverains.

Pour le reste, ce que renferment ces cossues bâtisses ne dépasse pas leurs imposants murs de pierre. «Ici, chacun reste chez soi et on n’entre pas dans l’intimité des autres», regrette, amère, la vieille dame qui vit dans la maison mitoyenne de celle de Jean-Paul A. depuis cinquante ans. D’autant que l’ancien propriétaire, qui vivait seul, était de ceux qui ne répondent pas quand on les salue. A peine ses voisins le voyaient-ils passer dans la rue, dos courbé et regard au sol, ou bricoler sa 4L dans la cour de sa propriété. «Je ne le croisais même jamais dans les commerces de la ville. Il ne parlait à personne et avait tout du vieux garçon», se souvient Catherine Bazennerye, une riveraine qui décrit un homme toujours «ébouriffé» et «débraillé».

Fille de l’ancien maire, elle connaissait bien mieux les parents de Jean-Paul A., anciens propriétaires de la maison familiale et décédés il y a longtemps. Un couple «charmant» de tradition catholique et investi dans la vie de la commune. Dans sa jeunesse, leur fils s’était essayé au théâtre. Il avait décroché quelques seconds rôles, dans deux pièces diffusées à la télévision en 1967, dans l’émission Au théâtre ce soir. Son nom figure aussi, en bout de liste, au casting de la comédie Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, réalisée par Jean Yanne en 1972. «Il jouait toujours les valets, il n’a jamais percé en tant que comédien, se souvient Catherine Bazennerye. Puis vers 35 ans, il a confié à ses parents qu’il changeait de voie, sans leur en dire davantage. Au bout d’une dizaine d’années, Jean-Paul leur a annoncé qu’il était devenu médecin. Ils étaient si fiers !»

Internat dans une maternité du Havre 

L’ordre des médecins confirme que le docteur Jean-Paul A. était inscrit comme gynécologue depuis 1989 et que son dossier a été «archivé» à sa mort. Il avait même déclaré une activité libérale à son adresse, rue Corot, à partir de 2009 et jusqu’en 2012. «Je n’ai jamais vu passer d’ordonnance à son nom», s’étonne pourtant la pharmacienne, installée à deux pas depuis quinze ans. Son patronyme est aussi étranger aux autres praticiens de la ville. «Des gynécologues, il en faudrait ici, concède la gynécologue obstétricienne Chantal Degraeve-Guerin. Mais il y a longtemps que nous sommes seules à Ville-d’Avray, avec ma collègue.» Le voisinage rue Corot, lui, est tout aussi formel : «Il n’y a jamais eu de plaque, ni d’allers-retours de patientes, il n’a jamais exercé ici.»

Le reste de la carrière du docteur A. est tout aussi mystérieuse. Si l’ordre affirme qu’il aurait exercé «à la maternité de l’hôpital général du Havre» (Seine-Maritime) depuis sa prestation de serment jusqu’en 2009, il aurait quitté l’établissement dès 1993 selon un des gynécologues du service. Michèle (1), une ancienne sage-femme, se souvient l’avoir côtoyé pendant plusieurs mois au milieu des années 80, alors qu’il était en internat dans une maternité – aujourd’hui disparue – de la ville normande. Un homme au style vestimentaire «étrange» («en sandalettes été comme hiver») et à «l’humour pinçant». 

«On s’est parfois pris le bec parce qu’il n’était pas à l’écoute et un peu brusque avec les patientes.» Comme bon nombre de gynécologues à l’époque, confie l’ancienne sage-femme qui tentait alors, avec une frange plus féministe de soignantes, d’être davantage attentive aux patientes. Ce sont les internes de garde qui prenaient en charge les fausses couches. «Ensuite, le protocole voulait que le fœtus soit mis dans un bocal avec du formol et envoyé aux anatomopathologistes, avant d’être incinéré.» S’il n’est pas impossible qu’un membre du personnel ait pu intercepter l’un de ces fœtus à l’époque, l’ex-soignante invite à ne pas tirer de conclusions hâtives. «Jean-Paul a sûrement emmené ce secret dans sa tombe».

«Emanations insoutenables»

L’ancien gynécologue laisse en revanche derrière lui une villa de grand prix dans une des communes les plus chics de la région parisienne. Dans le quartier, on ne lui connaît pas de compagne ni d’enfants. Depuis quelques temps, un homme se présente pourtant comme l’héritier du précieux bien. Selon plusieurs sources rencontrées par Libération, le père de Jean-Paul aurait recueilli et hébergé la fille d’un de ses amis décédé. Une fois adulte, elle serait partie en Italie et aurait eu un fils, Matteo S., le fameux «légataire italien» qu’évoquent plusieurs riverains. Contacté par Libération, ce dernier n’a pas donné suite à nos sollicitations. Un mystère en cachant un autre, en juin 2021, le tribunal judiciaire de Nanterre a pourtant nommé un service des finances publiques comme curateur de la succession, considérée «vacante». «En général, quand un bien est remis à l’Etat, c’est que les démarches pour retrouver un héritier se sont toutes révélées infructueuses. Même s’il n’est pas exclu qu’un légataire réapparaisse au cours de la procédure», explique-t-on à la Direction de l’immobilier de l’Etat, sans donner de détails sur cette affaire.

De son côté, Matteo S., avait chargé plusieurs agences immobilières de la région de la vente du bien. «C’est très compliqué», esquivent-elles toutes. L’une glisse toutefois que cette «longue succession»était «en passe d’être réglée» avec les finances publiques. Le quinquagénaire italien à l’accent prononcé n’avait pas attendu pour mandater des experts afin de remettre en état la demeure. Christophe (1), spécialiste des parasites du bois, devait venir à bout de la mérule qui gangrène les murs. Il pleuvait des cordes lorsqu’il est entré dans le sinistre bâtiment, il y a trois semaines, puis s’est aventuré dans la cave. Là, il y a découvert un grand congélateur. «Je l’ai ouvert et l’odeur m’a saisi. Il y avait des sacs de congélation contenant des haricots et petits pois, mais j’ai vite refermé tant les émanations étaient insoutenables.» Lui n’a pas vu les trois seaux lors de sa visite. Comme tous ceux qui ont défilé dans la cave ces dernières semaines : agents immobiliers, diagnostiqueurs, potentiels acquéreurs… Selon nos informations, plusieurs des visiteurs étaient d’ailleurs intéressés pour acheter le pavillon, pour plus d’un million d’euros. Une aubaine pour une bâtisse qui en vaut presque le double, une fois retapée. C’était avant qu’elle ne devienne une scène de crime.

(1) Les prénoms ont été changés.


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