dimanche 8 mai 2022

Alcool, jeunesse et fêtes: des pratiques socialement bien trempées

par Charles Delouche-Bertolasi  publié le 4 mai 2022

Une étude de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives s’est intéressée à la fête et aux différents enjeux de différenciation sociale que peut représenter la consommation d’alcool. Dès le plus jeune âge, sortir et boire de l’alcool s’accompagne d’une réflexion sur la position sociale de l’individu concerné. 

Dis-moi ce que tu bois, je te dirai d’où tu viens ? Bouteille de calva sifflée en chantant face à la mer ou merlot glouglou au coin de la table. S’aniser au soleil à l’air pur sur la calanque ou bien magnum de champagne brandi sous la lumière noire d’un club parisien… Dans sa dernière enquête publiée fin avril, l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) a décortiqué les usages d’alcool chez les jeunes consommateurs lors des moments propices à l’alcoolisation, tels que les soirées ou les fêtes.

Baptisée «enquête sur les attitudes, représentations, aspirations et motivations lors de l’initiation aux substances psychoactives» (Aramis), cette nouvelle étude vient compléter une première édition menée entre 2014 et 2017. A l’époque, la méconnaissance des risques sanitaires et l’ambiguïté récurrente entre les messages de prévention et la publicité autour de l’alcool avaient été mis en lumière. Cette fois, les chercheurs se sont aussi intéressés à l’organisation et le déroulé du moment festif. Pèle mêle, l’approvisionnement en alcool, les personnes invitées ou encore la «ramasse» du lendemain. Autant d’instants «traversés par des enjeux de différenciation sociale et de genre».

Selon l’enquête Escapad réalisée en mars par l’OFDT qui a pour mission d’observer les usages des adolescents à 17 ans, les consommations et pratiques d’alcoolisation ponctuelles importantes sont «fortement associées à l’origine économique et sociale des jeunes». Ainsi, ceux en apprentissage ou sortis du système scolaire sont plus nombreux que les lycéens à déclarer boire régulièrement de l’alcool et connaître des épisodes ou pratiques d’alcoolisation ponctuels et importants. En revanche, les niveaux d’usage régulier de boissons alcoolisées concernent davantage les adolescents issus des classes favorisées, qui ont tendance à avoir une sociabilité plus importante et disposent généralement de plus de ressources financières.

«Ceux qui boivent du Ricard sont qualifiés de “pouilleux”»

Pour cette seconde enquête Aramis, 133 personnes ont été interrogées. Des adolescents de 15 à 18 ans, des jeunes de 23 ans et moins, et enfin des parents de mineurs de 15 à 17 ans. Le nombre de personnes conviées et la quantité́ d’alcool disponible servent souvent à distinguer les «grosses» soirées, considérées comme les «vraies». Le fait d’en organiser ou d’être présent est recherché, car il agit comme un «révélateur du capital social». Les fêtes constituent donc un support de classement entre différents groupes de jeunes, mais reflètent aussi la différenciation sociale qui apparaît dès le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Elle se traduit par une identification aux personnes qui incarnent les soirées. «C’est un peu là où vont les gens plus stylés», témoigne Léa, 18 ans dans l’étude, en les opposant au «groupe des beaufs»«La réputation du groupe se confond parfois avec le capital économique et l’image sociale de ses membres», notent les auteurs.

Derrière le mot «alcool», il y a en réalité une diversité de produits et de pratiques. «Des personnes interrogées évoquent comment les alcools consommés peuvent s’inscrire dans des classements plus larges par lesquels les jeunes se distinguent entre eux : ceux qui boivent du Ricard et qui sont qualifiés de “pouilleux” (pour les citer) ; ceux qui boivent du champagne en boîte de nuit», soulignent les auteurs de l’étude, Marc-Antoine Douchet et Paul Neybourger, qui rappellent que les capitaux économiques des adolescents dépendent directement de l’argent de poche fourni par leurs parents et de leur niveau de vie. «Les mineurs issus de milieux modestes cherchent à optimiser le ratio “prix-cuite” en privilégiant les achats en supermarché, ils sont particulièrement attentifs aux promotions et ils boivent dans les bars principalement lors des happy hours», analyse enfin l’OFDT.

Les réseaux sociaux ont une place prépondérante dans cette sélection et le fait d’être inclus dans un groupe de discussion peut décider ou non d’une opportunité festive. Les jeunes issus de classes moyennes et supérieures, «qui font expérience de la mobilité» par les transports et la centralisation des infrastructures urbaines vont par exemple «diversifier leurs contextes de consommation, en ayant accès à de nouveaux espaces de sociabilités (bar, boîtes de nuit, salles de concert…)». Pour les auteurs, cela participe à la distinction : «Il peut y avoir une fierté à accéder à de nouvelles pratiques culturelles et une mise à distance progressive des sociabilités anciennes.»

L’alcool, «la drogue la plus familière»

Marc-Antoine Douchet et Paul Neybourger observent que «l’alcool participe à la construction de soi et du groupe» et «forge les souvenirs de groupes de jeunes aux pratiques plurielles». Ils relèvent que les pratiques d’alcoolisation ne sont pas forcément anarchiques et qu’elles font l’objet de régulations. Néanmoins, ils notent que la «représentation du risque» se focalise sur «les conséquences immédiates de la consommation plutôt que sur les risques sanitaires encourus sur le long terme».

L’alcool demeure le produit psychoactif le plus consommé́ en France et depuis longtemps : 42,8 millions de consommateurs actuels, entraînant 41 000 décès par an, pour un coût social estimé à 118 milliards d’euros. Parmi les substances psychoactives, l’alcool est la drogue la plus répandue qu’elle que soit l’origine sociale. Et celle qui fait le plus de dégâts : cancers du foie, de la sphère digestive, du sein, du poumon, cirrhoses ou encore pancréatites.

En 2016, un rapport de la Cour des comptes sur les politiques de lutte contre les consommations nocives d’alcool pointait la nécessité d’une prise de conscience collective. Une alerte confirmée par expertise coordonnée par l’Inserm en 2021 sur la réduction des dommages associés à la consommation d’alcool. Selon l’Aide-Mémoire d’addictologie publié chez Dunod sous la direction des psychologues Jean-Pierre Couteron et Alain Morel, l’alcool est «à la fois drogue la plus familière, la plus banalisée, elle est aussi celle dont les dommages induits sont les plus grands». De fait de son caractère modérément addictif, remarquent les auteurs, «moins de 10 % des usagers présentent un usage problématique» avec l’alcool. Mais l’usage culturel massif et régulier tend à muter vers une forme plus impulsive, précoce et addictive.

Expérimentation précoce de boissons alcoolisées

Il y a bien des initiatives de prévention pour mieux informer sur les dangers de la banalisation de l’alcool, telles que le Dry January, le défi du mois de janvier sans boisson. Mais face au lobby viticole, la France traîne des pieds. En 2019, le chef de l’Etat avait ainsi décidé d’abandonner la campagne menée par Santé publique France ainsi que le budget de près d’un million d’euros dévolu à cette initiative. Ce désintérêt du gouvernement persiste alors que le pays n’a pas de quoi être frimer : chez les 15 ans et plus, la France figure dans le peloton de tête des plus gros consommateurs d’alcool au monde. Les derniers chiffres de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies datant de 2018 révèlent d’ailleurs une spécificité française. Le pays se démarque par un taux d’expérimentation précoce de boissons alcoolisées bien plus élevé qu’ailleurs. Ainsi, à 11 ans, près d’un tiers des adolescents français (32 %) a déjà bu de l’alcool. Une première expérience qui se fait majoritairement dans le contexte familial. Initiation à l’alcool en repas de famille, invitation à «tremper» ses lèvres pour goûter. La recherche des effets de l’alcool telle que la biture arrive plus tard, à l’adolescence. Et avec elle, se pérennisent les manières de lever le coude.


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