mercredi 20 avril 2022

Sexisme à l’hôpital : «La hiérarchie a une grande part de responsabilité»


 


par Jade Le Deley   publié le 19 avril 2022

Durant leur parcours professionnel, 85% des femmes médecins se sont senties discriminées du fait de leur sexe. Entre remarques sexistes, stéréotypes de genre et comportements déplacés, trois femmes témoignent.

«Ah t’es enceinte. Tu comptes le garder ? Et ta carrière alors ?» Cette remarque misogyne, de nombreuses femmes médecins l’ont déjà entendue. Selon le dernier baromètre annuel Ipsos pour Janssen France et l’association Donner des ELLES à la santé (1), collectif de professionnels de la santé, fondée en 2020, dont la mission est de promouvoir l’égalité entre femmes et hommes dans le secteur médical, publié le 6 avril, le sexisme ordinaire et les comportements discriminatoires envers les femmes à l’hôpital sont omniprésents. Malgré une forte féminisation du secteur – près d’un médecin sur deux est une femme et elles représentent 65% des praticiens de moins de 39 ans –, 85% des femmes médecins se sont senties discriminées du fait de leur genre durant leur parcours professionnel et parmi elles, 42% estiment l’avoir été «beaucoup».

Ce taux est particulièrement marqué en début de carrière : 37% des femmes médecins déclarent avoir été discriminées durant leurs trois premières années d’études. A l’internat, juste avant d’exercer, ce taux atteint 59%. Ces discriminations peuvent prendre la forme de remarques déplacées ou de gestes inappropriés : 80% des femmes médecins déclarent ainsi avoir été victimes de comportements sexistes, parmi lesquelles 33% ont été victimes de gestes à connotations sexuelles, voire d’attouchements. L’Intersyndicale nationale des internes (Isni) avait déjà documenté un sexisme prégnant dans le milieu médical en 2017. L’«esprit carabin», qui entretient un rapport très sexualisé au corps, y est souvent valorisé.

L’enquête de l’Isni comme celle du baromètre Ipsos mettent également en lumière un sexisme ordinaire. Les stéréotypes de genre et les clichés sexistes semblent encore très ancrés. : 72% des médecins interrogées estiment qu’«il est plus difficile pour une femme que pour un homme d’avoir une carrière réussie à l’hôpital car elle doit accepter de sacrifier en partie sa vie de famille»«Les conséquences sont terribles pour les jeunes femmes. Ce sexisme ordinaire insidieux affecte leur confiance en elles. Elles vont avoir tendance à s’autocensurer», explique Géraldine Pignot, chirurgienne en urologie à Marseille et présidente de Donner des ELLES à la santé.

Si en 2019, le pourcentage de femmes occupant des fonctions d’encadrement supérieur et de dirigeants atteignait les 41%, l’association note que seulement «12% des postes de professeur des universités-praticien hospitalier sont pourvus par des femmes, 13,5% des doyens de faculté sont des femmes et 6% des membres des commissions médicales d’établissement». Depuis 2019, la loi oblige les hôpitaux publics à mettre en place des plans d’action pluriannuels relatifs à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique. Si 74% des participants estiment que le harcèlement sexuel ou les inégalités de traitement professionnel sont mieux pris en compte, seulement 30% peuvent citer au moins une action mise en place dans leur établissement pour lutter contre ces problématiques. Trois femmes médecins qui expriment leur ressenti vis-à-vis de l’état du sexisme à l’hôpital.

Pauline, 25 ans, interne en psychiatrie: «J’ai envie de quitter l’hôpital et me tourner vers le libéral pour fuir la pression qui pèse sur les jeunes femmes»

«Le sexisme à l’hôpital commence très tôt : les contacts physiques non désirés, comme les mains sur les épaules ou des sous-entendus sur la manière dont on peut accéder à certains postes. On est dans une ambiance générale d’acceptation de ces comportements et remarques sexistes. C’est un climat très pervers car insidieux. Je me souviens quand j’étais jeune interne que mon chef de service m’avait maté les fesses et m’avait lancé un “T’as pas grossi ?”

«La hiérarchie a une grande part de responsabilité dans le fait qu’on ait du mal à reporter ces agressions. C’est le chef qui valide les stages et qui propose ensuite une affectation. Moi, qui suis plutôt grande gueule d’habitude, je n’ai pas osé parler. Je ne savais pas vers qui me tourner. Et je n’avais pas envie de faire de vagues. Dans mon ancien CHU, par exemple, la personne qui devait s’occuper de traiter ces cas-là était connue pour être un pervers sexuel, de quoi définitivement me dissuader d’en parler.

«On dit que la médecine se féminise de plus en plus, mais ce n’est pas parce qu’il y a plus de femmes que le milieu est féministe. Il y a une fracture générationnelle, avec une génération de boomers encore très présente et patriarcale. Aujourd’hui, j’ai envie de quitter l’hôpital et je songe à me tourner vers le libéral pour fuir la pression qui pèse sur les jeunes femmes.»

Astrid Chevance, 35 ans, psychiatre et cheffe de clinique à Paris: «On m’a fait comprendre que je faisais peur»

«Lors de mes études d’histoire, j’avais presque oublié que j’étais une femme, mais depuis que j’ai commencé médecine à 22 ans, on me renvoie constamment à mon sexe. On m’a en permanence rappelé que j’étais une femme avec par exemple des blagues sexistes pendant les cours ou les stages. Il existe une zone grise où, sous couvert d’humour, on réduit l’autre à son genre.

«Quand on a de l’ambition, on nous dit qu’il va falloir choisir entre ses enfants et sa carrière, comme si les deux étaient incompatibles. J’ai aujourd’hui deux enfants de 8 ans et demi et 5 ans, mais quand mon premier enfant est né en 2013, pendant mon externat, j’ai pris six mois de congés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui [depuis 2016, un décret supprime le déclassement des étudiants dans le cas d’un congé maternité ou d’un congé de longue durée, ndlr], mais je suis passée de la première place du classement à la dernière. J’ai dû accepter un stage à 80 kilomètres de chez moi, alors que mon classement m’aurait permis de choisir un stage plus proche.

«On m’a aussi fait comprendre au cours de ma carrière que je faisais peur, alors que si c’était un homme qui avait fait preuve de la même ambition, il aurait suscité l’admiration et de l’émulation. Les femmes qui ont de l’ambition font peur. Pourtant, je vois une évolution positive. Entre 2009 et 2015, s’élever contre une remarque ou un comportement sexiste était impensable. Aujourd’hui, en tant que cheffe de clinique, je me permets de le faire. J’encourage aussi les femmes qui s’autocensurent à briguer des postes à responsabilités. Je pense que le personnel hospitalier doit être proactif sur ces questions-là. La situation ne va pas s’arranger tout de suite, il faudra bien deux ou trois générations pour arriver à la parité. Mais depuis le mouvement #MeToo, on a la possibilité de s’affirmer.»

Laurence Bouillet, 54 ans, cheffe des services de médecine interne, au CHU de Grenoble-Alpes : «Les nouvelles générations s’emparent de cette problématique»

«Les chiffres du sondage ne me surprennent pas du tout. Depuis que j’ai commencé mes études de médecine, la situation est compliquée. Pour les femmes de ma génération, les remarques sexistes, les blagues graveleuses étaient institutionnalisées et presque normales. Je me souviens, alors que j’étais interne, que mon chef m’avait dit que j’aurais dû mettre une jupe plus courte. Nous devions faire avec. J’ai senti ce sexisme tout au long de ma carrière. Quand on monte les échelons, il devient plus sournois, plus insidieux.

«Il y a sept ou huit ans, nous avons constitué une association de professeures des universités-praticien hospitalier (PIPH) à Grenoble. Quand on est la seule femme à avoir un poste à responsabilité dans une réunion peuplée d’hommes, on nous donne à peine la parole. Et on vous la coupe souvent. Quand vous réclamez une réunion pas trop tôt le matin ou trop tard le soir, pour déposer ou aller chercher vos enfants à l’école, on reçoit des remarques. A chaque fois qu’on s’affirme, on est traité d’hystérique, ou on nous demande si on n’a pas nos règles.

«Mais ça va dans le bon sens, on voit les nouvelles générations s’emparer de cette problématique. On a aujourd’hui des couples plus équilibrés au niveau de la répartition des tâches et des collègues masculins qui vont spontanément demander à ce qu’une réunion ait lieu avant 18 heures pour pouvoir s’occuper de leurs enfants. On en parle, ça bouge de partout, je suis optimiste.»

(1) Enquête réalisée sur un échantillon de 521 médecins hospitaliers, représentatif sur la base des données la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), du 2 février au 2 mars 2022, selon la méthode des quotas.

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