vendredi 4 mars 2022

Philo L’humiliation, un poison lent et violent

par Robert Maggiori  publié le 2 mars 2022 

Le philosophe Olivier Abel décortique le mécanisme du rabaissement, aujourd’hui exacerbé par les usages numériques. Il révèle la dimension politique, mais aussi éminemment sociale, de ce sentiment dont la victime peine toujours à se relever quand le bourreau en tire un «mauvais plaisir». 

On a bien des raisons de penser que l’«accoucheuse de l’histoire», c’est la violence. On le voit quand elle nourrit le feu des révoltes et des rébellions, des luttes de classe, des invasions, des colonisations, des annexions, des conflits et des guerres civiles, et, ainsi, bouleverse les équilibres des sociétés, la géographie des pays, l’histoire des peuples. Mais à l’échelle de l’individu, quels ruisseaux d’affects, d’inclinations, d’émotions concourent à former la lave de la violence ? On songe à l’arrogance, à la colère, au ressentiment, à la haine, ou, au contraire, à l’indignation, à la compassion, au sentiment d’injustice que fait naître l’étal des ignominies. Plus rarement à l’humiliation. A juste titre, semble-t-il, car l’humiliation n’est pas de ces mini-vaisseaux qui alimentent le cœur de la violence : elle est souvent silencieuse et se mêle à la honte pour mieux se dissimuler, elle altère si profondément la perception que l’on a de soi-même, en corrodant, tel un acide, la confiance, l’estime et l’amour-propre, qu’elle incite au retrait, à l’enfermement, appelle l’oubli plutôt que la rage ou la vengeance. Mais est-ce si sûr ? Est-ce si sûr qu’elle ne puisse pas être motrice, qu’en se diffusant, attisée aujourd’hui par les réseaux sociaux, elle ne puisse pas cesser d’être le «cœur sombre de nos sociétés» pour créer son propre antidote – une intolérance à l’humiliation – et devenir le levain d’une «requête incessante d’égale dignité» ? On pourrait alors «affirmer avec force»que «le rôle de l’humiliation dans l’histoire est plus important que celui de la violence».

Professeur de philosophie et d’éthique à la faculté de théologie protestante de Montpellier, formé par Paul Ricœur et Emmanuel Levinas, Olivier Abel est spécialiste de la «fonction imaginaire de la parole», mais s’est intéressé depuis longtemps à la politique, à la naissance de la modernité politique et au destin de la démocratie. Aussi, dans son dernier essai, fait-il de l’humiliation, dont on ne relève souvent que la dimension morale, «une question éminemment politique». La place des sentiments, notamment de l’émotion, dans la vie politique et la construction / destruction du consensus n’est plus de nos jours à démontrer. Mais quels nodules toxiques l’humiliation introduit-elle dans les fibres des rapports sociaux ? «Quel est ce mauvais plaisir que nous prenons à nous moquer des idéaux auxquels d’autres tiennent de toute leur vie ? […] D’où vient le plaisir du spectateur à voir humilier un personnage public ? […] Pourquoi les humains ont-ils si souvent la tentation d’abuser de leur moindre pouvoir, dès qu’ils peuvent montrer à d’autres qu’ils les dominent, qu’ils sont “du bon côté du manche” ?».

Douleur diffuse

L’humiliation liée à la hiérarchie, qui de l’acmé du pouvoir absolu descend aux mille formes de subalternité, est sans doute la plus facile à expliquer. Si l’arrogance tient à la possession du pouvoir, il suffira d’en posséder une parcelle pour être atteint de son vice, qui dès lors va ruisseler sur tous les étages de la pyramide : le tyran traite avec arrogance ses ministres dévoués, qui regardent de haut leurs préfets, lesquels se montrent hautains avec tout le personnel, et ainsi de suite jusqu’au petit chef qui se plaît à vexer ses employés, qui à leur tour mortifient les stagiaires… Toute organisation verticale des pouvoirs peut ainsi devenir une usine automatisée de fabrication de l’humiliation. Moins aisée est l’analyse de ce qu’intimement procure chez l’humiliant le fait de rabaisser, de faire sentir à l’autre qu’il n’est rien, qu’il n’est pas à sa place, qu’il ne sait pas travailler, qu’il est mal habillé, parle mal, a du noir sous les ongles, a un accent étranger… Et plus ardu encore d’explorer les méandres de l’âme pour mesurer cette douleur diffuse, ce désarroi, ce tremblement de tout l’être que cause, chez l’humilié, le fait de se sentir piétiné, dévalorisé, avili – au point de vouloir disparaître sous terre et ne plus exister. De l’humiliationapporte cependant, sur les deux versants, de nombreux éclairages, car si Olivier Abel privilégie l’impact de ces «sentiments sombres»sur la vie sociale et politique, il ne néglige pas leur histoire, les mécanismes par lesquels ils se sont institués, ni, évidemment, leur contenu philosophique ou psychologique. Quand bien même disparaîtrait l’exploitation, note-t-il en citant Paul Ricœur, des structures de dominations resteraient actives, et si la domination disparaissait, des structures d’aliénation humiliantes demeureraient. Dès lors l’étude de l’humiliation ne peut pas uniquement s’inscrire dans le «registre des passions du “pouvoir”», mais doit investir aussi les registres de l’«avoir» et du «valoir». C’est pourquoi Abel tient à montrer «les prolongements de ces passions dans les sphères et les structures politiques des rapports de domination, où l’on accepte de se soumettre, des structures économiques des rapports d’exploitation, où l’on accepte de se vendre, et des structures culturelles des rapports d’aliénation, où l’on renonce à être soi-même».

L’humilité et l’humiliation tiennent à la terre, au sol, au terreau, à l’humus. L’une veut s’y maintenir, ne pas s’élever pour dominer les autres. Elle est peu sûre d’elle-même, modeste et réservée, détachée de toute forme d’orgueil et de superbe : l’humilité est une vertu. L’autre souhaiterait se dresser, se hisser au niveau décent et digne qu’elle sait être le sien, mais un mot, un geste, une insulte, une perfidie, une moquerie la font s’effondrer et la plaquent douloureusement au sol : l’humiliation est une blessure. L’humilié pourrait par la violence réagir à la violence qui a touché son corps et dévasté son esprit, mais il a «perdu la face», n’a plus d’yeux, n’ose plus regarder personne et souhaiterait que personne ne pût encore le regarder, recroquevillé sur lui-même, muet, honteux «de ses croyances et de ses goûts», de ses opinions, de ses postures, son éducation, sa famille, son orientation sexuelle, son appartenance de classe, sa couleur de peau, son métier… L’humaine condition confronte chacun à la perte, à la mutilation, à l’abandon – et à l’humiliation, parce que celle-ci peut toucher aussi bien une personne qu’une communauté ou un peuple, un drapeau, une pratique culturelle, une foi, peut venir de tout et de tous, d’un être comme d’une chose, d’une affiche comme d’une institution – administration, école, hôpital, poste-frontière, prison, commissariat, bureau de poste… C’est pourquoi elle détraque tous les «circuits de reconnaissance» et bloque la «considération mutuelle».

Venin

Rappelant que dans les sociétés traditionnelles il y avait «de puissants contrepoids critiques au pouvoir de la rumeur», qui permettaient que «toute atteinte mensongère, calomnie ou faux-témoignage» fût punie, Olivier Abel, par contraste, montre à quel point aujourd’hui les «pouvoirs de la renommée», disséminés partout, sont déréglés et désinstitués, de sorte que calomnier, harceler, médire, maudire, insulter, avilir, humilier, n’exige aucun courage mais «laisse une flétrissure qui s’attache pour longtemps aux personnes» et «une trace irréparable dans l’imaginaire collectif». Les êtres humains, «ne se nourrissent pas de pain et de cirques seulement, mais de paroles vives : ils n’existent qu’à se reconnaître mutuellement comme des sujets parlants, crédités comme tels, et reconnus dans leur crédibilité». Or l’humiliation «brise la capacité à s’exprimer, à parler, à partager, elle atteint ce par quoi je m’offre à autrui, dans mon désir de comprendre et d’être compris» ; à la lettre, elle disqualifie, ôte tout prix à ce que je suis, ce que j’ai, ce que je fais, ce que je vaux, ce que je représente. Il arrive ainsi que, méprisés, discrédités, les «humiliés et offensés» (Dostoïevski) se révèlent prêts à «se vouer à tout ce qui leur offrira un peu d’importance, à ceux qui leur accorderont un peu de crédit : ils sont prêts à tous les conformismes, à toutes les soumissions», même aveugles, dangereuses, terrifiantes. Personne, écrivait Ruwen Ogien«n’aime à dire de lui-même qu’il est envieux, jaloux, haineux, ou qu’il a du ressentiment» – encore moins qu’il a été humilié. Là est le danger : que l’humiliation, torture intime tenue cachée, amèrement ruminée, non seulement laisse «une tache ou un trou dans le récit de soi»«entrave le travail de l’identité narrative pourtant constitutive du sujet responsable et moral»«affecte le corps entier, touche le cœur et les capacités émotionnelles» ou «gagne l’esprit et les capacités cognitives», mais encore, en se propageant, devienne le venin indécelable de la société tout entière.

Comment développer une hypersensibilité à l’humiliation, qui la rende intolérable, qui rende honteux celui qui l’inflige et «redonne la parole», puis le respect, la considération et l’estime, à celui qui la subit ? Les luttes pour la conquête des droits et la reconnaissance de l’égale valeur de toutes les vies sont certes longues, mais au fond payantes. Elles indiquent que les structures d’humiliation liées aux institutions, peuvent être, par des outils législatifs et juridiques, démontées une à une – de sorte que soit «hors la loi» tout agent qui, exerçant un service public, ridiculise, vexe ou blesse la personne qui s’adresse à lui. Olivier Abel propose bien des pistes pour «déjouer l’humiliation» et même mettre en œuvre une «société moins humiliante». Mais c’est assurément dans la sphère privée, dans nos vies ordinaires, que les choses sont plus complexes, que l’on a du mal à trouver une médecine. L’offense, la vexation ou la mortification sont les armes blanches de la méchanceté. Est-il possible qu’elles soient un jour déposées ? Pour répondre, il faudrait d’abord savoir quelle subtile jouissance leur maniement procure, et à quelle source psychique souterraine s’alimente le sentiment qu’on pourrait s’élever moralement, juste en rabaissant les autres.

Olivier Abel De l’humiliation, Le nouveau poison de notre société Les Liens qui libèrent, 224 pp.


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