mardi 15 mars 2022

Guerre en Ukraine : « Vladimir Poutine va détruire l’économie russe »

Propos recueillis par   Publié le 15 mars 2022

Dans un entretien au « Monde », l’économiste Sergei Guriev, professeur à Sciences Po, souligne que les sanctions occidentales peuvent affaiblir le maître du Kremlin mais vont appauvrir le peuple russe, en particulier les moins aisés.

Sergei Guriev, lors d’une conférence au siège de la Banque centrale européenne, à Francfort (Allemagne), le 12 juin 2019.

Professeur à Sciences Po, ancien économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), Sergei Guriev a été l’un des conseillers économiques de Vladimir Poutine au début des années 2010, avant de s’exiler en France, inquiet pour sa sécurité, après avoir critiqué les arrestations d’opposants à la réélection du président russe, en 2012. Il explique pourquoi ce dernier a sous-estimé les sanctions occidentales. Et comment, privé de l’argent des hydrocarbures, il peinerait à poursuivre la guerre et à financer la répression dans son pays.

L’ampleur de la réaction des Occidentaux, notamment avec le gel des avoirs de la Banque centrale russe, a surpris Vladimir Poutine. Pourquoi ?

Observant la polarisation politique aux Etats-Unis, le retrait d’Afghanistan des troupes américaines [achevé fin août 2021] et le manque d’unité en Europe, il était convaincu que l’Occident était faible et divisé. Il pensait que l’invasion de l’Ukraine serait bouclée en quelques jours, comme celle de Crimée [en 2014], et que les sanctions occidentales viendraient tard, voire pas du tout. Il a, en outre, sous-estimé la résistance ukrainienne et surestimé la force de l’armée russe.

Ce n’est pas un bug, mais une caractéristique du système que Vladimir Poutine a construit. Il a supprimé toute voix dissidente autour de lui, comme dans la société. Il est entouré de personnes qui ont peur de lui tenir tête. Il ne reçoit d’elles que des messages biaisés, dressant l’éloge des politiques qu’il mène et sous-estimant ses opposants. Il est mal informé. Cela explique pourquoi il prend ces risques qui semblent irrationnels.

Face aux sanctions, l’économie russe peut-elle tenir longtemps en autarcie ?

Oui, même si elle sera considérablement affaiblie. Elle peut notamment espérer substituer certaines technologies occidentales par celles conçues en Chine. A cet égard, deux questions seront déterminantes. La première est celle des hydrocarbures. Si un embargo était imposé et que la Russie ne recevait plus l’argent du gaz et du pétrole, elle serait confrontée à un problème budgétaire majeur. M. Poutine aurait alors du mal à payer ses soldats, les policiers qui passent les manifestants à tabac et les propagandistes, dont il a plus que jamais besoin.

La seconde est celle de la Chine. Acceptera-t-elle de soutenir Moscou sans réserve, ou redoutera-t-elle d’être sanctionnée à son tour par l’Occident, sachant que sa prospérité dépend de l’Europe, l’un de ses principaux partenaires commerciaux ? La Chine ne sera peut-être pas aussi fidèle que M. Poutine l’espère.

La Russie et la Chine peuvent-elles néanmoins former un nouvel axe antioccidental ?

Pas exactement : la Russie deviendrait plutôt un partenaire de second plan dans une coalition menée par Pékin. Mais il n’est pas évident que les choses se déroulent ainsi. Après 1941, les Etats-Unis et le Royaume-Uni se sont associés à l’Union soviétique pour vaincre l’Allemagne. Il est plausible que les crimes de guerre de M. Poutine conduisent l’Occident à s’associer à la Chine pour vaincre la Russie. L’intérêt national de l’empire du Milieu n’est pas de s’allier à la Russie, et le Parti communiste chinois préférerait voir une Europe pacifique plutôt qu’une guerre au cœur du continent.

Ces dernières décennies, Vladimir Poutine a considéré l’émergence d’une classe moyenne indépendante comme une menace pour le maintien de son régime. A cet égard, comment comprendre l’invasion de l’Ukraine ?

Il a, en partie, commencé cette guerre, parce que sa popularité était en baisse. Depuis quelques années, la population de manière générale était de moins en moins heureuse, car les revenus stagnent. Ces derniers mois, il a, en outre, renforcé la censure, parce que l’opposition devenait plus efficace pour atteindre les Russes ordinaires grâce à YouTube et aux réseaux sociaux.

Dans ces conditions, Vladimir Poutine pensait qu’une invasion rapide et victorieuse de l’Ukraine lui permettrait de regonfler sa cote de popularité plus rapidement encore qu’après l’annexion de la Crimée.

Quel sera l’impact des sanctions économiques sur la population russe ?

Tout le monde va souffrir, en particulier les plus pauvres. Le pouvoir d’achat va beaucoup baisser. Avec l’effondrement du rouble, tout sera plus cher. Le prix des médicaments va flamber de 50 % ou 100 % parce que la majorité d’entre eux sont importés.

Les Russes ordinaires ne pourront plus acheter des produits de base, dont la qualité va au passage se dégrader. Ceux de la classe moyenne urbaine ne pourront plus voyager, ni accéder aux plates-formes comme Netflix et aux réseaux sociaux, ce qui dégradera considérablement leur qualité de vie.

Cela pourrait-il affaiblir la popularité de Vladimir Poutine ?

Oui, car cette guerre ne sera ni courte ni victorieuse, comme il l’imaginait. Il va détruire l’économie russe pour rien. Encore faut-il, pour que cela nuise à sa cote de popularité, que les gens puissent s’informer et s’organiser. Voilà pourquoi Vladimir Poutine va lancer un combat majeur pour sa survie : il va utiliser la propagande pour maintenir sa popularité, renforcer la censure, augmenter la répression. A condition, comme on l’a dit, qu’il puisse disposer de suffisamment d’argent pour payer ses policiers et ses propagandistes.

Assistons-nous au retour du rideau de fer ?

Pas encore. M. Poutine a toujours pensé qu’il ne fallait pas empêcher de partir ceux qui souhaitent quitter la Russie, car ils sont dès lors moins susceptibles d’organiser des protestations à l’intérieur du pays.

Aujourd’hui, son plus grand défi est de s’assurer que les personnes parties n’aient pas d’influence sur celles qui sont restées. C’est pourquoi il augmente la censure. Son objectif est de couper les communications transfrontalières. Pour le reste, les entreprises occidentales se sont volontairement retirées. Dans les faits, les liens sont rompus.

Dans votre ouvrage à paraître, « Spin Dictators : The Changing Face of Tyranny in the 21st Century » (Princeton University Press, non traduit), coécrit avec le politologue Daniel Treisman, vous expliquez comment M. Poutine est redevenu un dictateur « à l’ancienne ». Que voulez-vous dire ?

Dans cet ouvrage, nous évoquons les deux modèles de régimes dictatoriaux. Le premier repose sur l’idéologie, la répression de masse et la peur, à l’exemple de Staline ou Hitler, qui fondaient leur légitimité sur la soumission des citoyens par la terreur.

Au cours des dernières décennies, ce modèle a été remplacé par un autre : celui des spin dictators, les autocrates de l’information, qui manipulent l’information et les élites afin de se faire passer pour des démocrates, tout en contrôlant totalement le système politique. Ils représentent aujourd’hui la majorité des dirigeants non démocratiques, même s’il y a quelques exceptions, comme Bachar Al-Assad, en Syrie, ou Kim Jong-un, en Corée du Nord.

Jusqu’à récemment, Vladimir Poutine, était un spin dictatortypique, qui autorisait les élections, les partis d’opposition, les médias indépendants. Mais ces derniers mois, la situation a changé. Le principal dirigeant de l’opposition, Alexeï Navalny, a été emprisonné. Les derniers médias indépendants ont été fermés, une loi condamnant jusqu’à quinze ans de prison ceux diffusant des informations dissidentes vient d’être adoptée. Surtout, Poutine déploie une guerre brutale contre un pays voisin : il est devenu un dictateur de la peur.


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