mercredi 16 février 2022

Tom Chevalier : “Chez les jeunes, la crise sanitaire a prolongé l’état d’enfance

Tom Chevalier, propos recueillis par Victorine de Oliveira publié le 

Précarité matérielle, désarroi psychologique… La crise sanitaire a profondément affecté la vie des adolescents et des jeunes adultes, au point que certains parlent d’une « génération Covid ».  Tom Chevalier, chercheur au CNRS et co-auteur, avec Patricia Loncle, d’Une jeunesse sacrifiée ? (PUF, 2021), explique ici ce qui a changé concrètement dans la manière de vivre ce moment particulier de la vie – et montre que tous les jeunes n’ont pas été touchés de la même manière.

Pourquoi la crise sanitaire affecte-t-elle tout particulièrement la jeunesse ?

Tom Chevalier La jeunesse correspond à un temps d’expérimentations, de socialisation progressive, durant lequel on franchit plus ou moins rapidement les étapes qui marquent l’entrée dans l’âge adulte. En sociologie, ce seuil est marqué par l’accès à l’emploi, le départ du foyer parental, le premier enfant, l’installation en couple. La transition se fait souvent par étapes, avec des retours en arrière possibles, un « yo-yo ». Cela a des conséquences matérielles et subjectives. Côté matériel, la jeunesse est une période où les ressources financières sont un enjeu important : pas encore complètement stabilisé sur le marché du travail, vous vivez avec un salaire insuffisant, et, si vous faites des études, vous êtes complètement dépendant de vos parents, puisque les aides publiques à la jeunesse sont faibles en France. Les ressources financières sont donc un enjeu pour les jeunes, ce qui peut avoir des effets en termes de précarité et de pauvreté. Côté subjectif, c’est plus paradoxal. Si la précarité financière est élevée, on observe en général des niveaux de bien-être eux aussi assez élevés, liés à la socialisation progressive au statut d’adulte et aux expérimentations – on découvre l’enseignement supérieure, on quitte petit à petit le foyer familial, on fait des expériences amoureuses et sexuelles… Le bien-être ressenti peut donc être en total décalage avec le niveau de précarité matérielle. La période de crise sanitaire a fait voler en éclats ce décalage. À la place se sont installées les « limbes de l’enfance », soit un prolongement indéterminé de l’âge de l’enfance. Avec le Covid, plus que les enjeux économiques et sociaux, ce sont les enjeux sanitaires qui ont eu le plus fort impact sur le moral des jeunes. Au fond, les questions de précarité étaient déjà là, même si la crise sanitaire a pu les creuser – de ce point de vue-là, la crise économique de 2008 a été plus violente. Mais les enjeux sanitaires, avec toutes les contraintes de couvre-feu, de confinement, de distanciation sociale, ont rompu et rendu presque impossible l’âge des expérimentations, le fait de pouvoir se rendre dans les lieux de sociabilité comme les bars, les concerts, les festivals.

Il a fallu des reportages sur les files d’étudiants qui recevaient de l’aide alimentaire pour mobiliser les décideurs”
Tom Chevalier

 

Comment expliquer la lenteur, voire l’absence de prise en compte des problématiques de la jeunesse pendant la pandémie ?

Il y a plusieurs raisons. La première est conjoncturelle. Au début de la pandémie, le sort des plus âgés était légitimement la priorité des décideurs. Les plus jeunes sont venus dans un deuxième temps, lorsque l’on a compris que la crise allait durer, avec des effets économiques et sociaux sur le long terme. Un autre élément plus structurel, au-delà même de cette crise, et qu’on retrouve dans beaucoup de pays, tient au vote des jeunes. Les décideurs répondent à leur clientèle électorale, et tentent de maximiser leur potentiel électoral. Du point de vue de la pyramide des âges, les jeunes sont moins nombreux. Qui plus est, ils votent moins. D’un simple point de vue électoral, il n’y a donc aucun intérêt à les prendre en compte. C’est pour cela qu’il y a toujours un temps de décalage : la prise de conscience passe par des organisations de la société civile, qui mettent à l’agenda l’enjeu. On l’a bien vu pour la pandémie : il a fallu des reportages sur les files d’étudiants qui recevaient de l’aide alimentaire pour mobiliser les décideurs.

“Avec sa méthode de ‘familialisation’ des politiques publiques, la France voit la jeunesse comme le prolongement de l’enfance”
Tom Chevalier

 

Vous expliquez par ailleurs dans votre ouvrage que la France applique une politique de « familialisation » des aides publiques : qu’est-ce que cela signifie et quelles en sont les conséquences ?

En Europe, la façon dont les jeunes accèdent à la protection sociale et aux aides publiques dépend de la façon dont on se représente la jeunesse. Certains pays la voient plutôt comme le prolongement de l’enfance, d’autres considèrent que l’enfance s’achève à 18 ans. La France est dans la première catégorie, avec sa méthode de familialisation des politiques publiques. On l’observe à plusieurs niveaux. Le code civil stipule par exemple que les parents ont l’obligation de nourrir leurs enfants, y compris une fois majeurs : les parents sont légalement obligés de pourvoir à leurs besoins tant qu’ils sont dépendants. On retrouve aussi ce présupposé dans la protection sociale, avec des limites d’âge assez élevée, autour de 25 ans, pour bénéficier du RSA. Du point de vue de la protection sociale, l’âge adulte commence donc à 25 ans. En-dessous, c’est à la famille de vous prendre en charge. Idem pour les aides aux étudiants : les bourses dépendent en effet des revenus des parents. Elles n’ont pas pour objectif de rendre les étudiants indépendants, mais d’aider les parents qui n’en ont pas les moyens à prendre en charge leurs enfants toujours scolarisés. On observe cette familialisation le plus souvent dans les pays d’Europe continentale, où l’église catholique a eu un poids important. Dans les pays du nord de l’Europe, on considère plutôt les jeunes comme des adultes, ce qui se traduit par une individualisation des droits, avec des prestations sociales et des aides accessibles dès 18 ans, et des bourses étudiantes qui ne dépendent pas du revenu des parents.

“Les inégalités au sein de la même génération se sont exacerbées. Il ne faut pas surestimer l’homogénéité d’une ‘génération Covid’”
Tom Chevalier

 

Cela a-t-il un sens de parler de « génération Covid », qui plus est « sacrifiée » ?

Raisonner en termes de générations est positif, puisque cela permet de souligner les inégalités entre les générations, entre les tranches d’âge. Mais cette formule sous-estime les inégalités au sein même des générations, entre étudiants et jeunes travailleurs, ou entre hommes et femmes par exemple. Par ailleurs, un débat stérile se met souvent en place pour savoir si une génération a été oui ou non « sacrifiée ». Il est quand même très difficile d’affirmer qu’il y a eu volonté, à un moment donné, de « sacrifier » une catégorie de population. Ce n’est pas tant une volonté explicite de négligence, que le regard qui se porte ailleurs. Il faudrait plutôt raisonner avec les deux points de vue en même temps : une génération face aux autres, en même temps que les inégalités intragénérationnelles. Si on regarde la « génération Covid », soit ceux qui ont entre 18 et 25 ans pendant la pandémie, on remarque des effets de génération, avec des conséquences économiques et sociales communes (quant à dire si elles dureront, c’est encore impossible). Pour autant, les inégalités au sein de la même génération sont demeurées très fortes, voire se sont exacerbées. Le prolongement de l’âge de l’enfance va avec le prolongement de l’influence familiale, l’importance de l’origine familiale. Couplez cela avec la familialisation des actions publiques, et vous renforcez tout simplement l’importance de la famille, et donc les inégalités sociales. Si la famille peut vous aider, tant mieux. Mais si elle ne le peut pas, vous êtes en difficulté. Il ne faut donc pas surestimer l’homogénéité d’une « génération Covid ». On peut seulement anticiper d’éventuels « effets cicatrice » ou des « effets de scarification » : on sait que les jeunes qui entrent sur le marché du travail en période de crise ne parviennent en général pas à rattraper les niveaux de salaire qui auraient été les leurs hors crise. Le retard se compense très difficilement, voire pas du tout, et cela se fait sentir tout au long de la vie.


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