jeudi 10 février 2022

Scandale des Ehpad Quand Simone de Beauvoir s’alarmait de la condition des “vieilles gens”

Frédéric Manzini publié le  

Les conditions de vie des personnes âgées dans certains Ehpad sont scandaleuses, c’est une réalité qui fait la une de l’actualité. Mais cette situation est-elle si nouvelle ? On peut en douter, à lire ou relire le constat que dressait Simone de Beauvoir il y a plus d’un demi-siècle, déjà, dans un gros ouvrage passionnant et redécouvert depuis peu, La Vieillesse (Gallimard, 1970). Elle s’emparait de ce sujet rarement traité en philosophie qu’est le grand âge – le sien et celui des autres – et, déjà, se scandalisait de la manière dont les vieux étaient considérés.

Analyse de quelques formules prémonitoires extraites de son livre, et qui donnent un relief troublant à la polémique actuelle.

Publié pour la première fois en 1970, puis réédité en 2020 en Folio, l’ouvrage La Vieillesse de Simone de Beauvoir dresse un bilan sévère sur la place réservée aux personnes âgées dans la société capitaliste et le traitement qui leur est infligé. Forte du constat qu’aujourd’hui, « la vieillesse est devenue l’objet d’une politique », en raison du vieillissement de la société du point de vue démographique et parce que les personnes âgées ne s’intègrent plus spontanément à celle-ci comme c’était le cas auparavant, Beauvoir saisit l’occasion pour repenser la condition humaine.

Un “scandale”, déjà, en 1970

« Tout le monde le sait : la condition des vieilles gens est aujourd’hui scandaleuse » : c’est par cette formule que Simone de Beauvoir ouvre le chapitre qu’elle consacre à « La vieillesse dans la société d’aujourd’hui ». La philosophe constate l’émergence de nouveaux comportements qui viennent bouleverser la morale traditionnelle enjoignant de traiter les vieux avec respect, et qui reposent sur une montée de l’individualisme. Ainsi, écrit-elle, « ce qui caractérise l’attitude pratique de l’adulte à l’égard des vieillards, c’est sa duplicité ». Tout en éprouvant souvent des sentiments d’affection sincère pour ses aînés, l’adulte « a intérêt à traiter [les vieillards] en êtres inférieurs et à les convaincre de leur déchéance. Il s’attachera à faire sentir à son père ses déficiences, ses maladresses afin que le vieil homme lui cède la direction des affaires, lui épargne ses conseils et se résigne à un rôle passif. Si la pression de l’opinion l’oblige à assister ses vieux parents, il entend les gouverner à sa guise. » Ainsi l’adulte se trouve-t-il déchiré entre les exigences de sa conscience et celles de son intérêt bien compris.

Une sournoise tyrannie

Et Beauvoir de poursuivre la description de cette ambivalence qui confine parfois à une forme d’hypocrisie : « C’est d’une manière sournoise que l’adulte tyrannise le vieillard qui dépend de lui. […] Toute la famille se fait complice. On accable l’aïeul de prévenances qui le paralysent, on le traite avec une bienveillance ironique, on lui parle en bêtifiant et même on échange par-dessus sa tête des coups d’œil entendus, on laisse échapper des mots blessants. Si la persuasion, les ruses échouent à le faire céder, on n’hésite pas à lui mentir ou à recourir à un coup de force. Par exemple, on le convainc d’entrer provisoirement dans une maison de retraite et on l’y abandonne. » Rappelons que la période des Trente Glorieuses, où paraît La Vieillesse, est celle où l’État-providence poussait à la transformation des anciens hospices en « maisons de retraite » censées être plus accueillantes, avant que leur version médicalisée ne prenne le nom d’Ehpad.

Un enjeu économique nouveau au sein de la société capitaliste

Ce sont pour des raisons essentiellement pratiques, et surtout économiques, que nous en sommes arrivés là, déplore Simone de Beauvoir. Tout en faisant le récit glaçant d’une visite qu’elle a effectuée dans un hospice de l’Assistance publique à Paris, elle estime que les vieillards sont traités comme de véritables « parias » quand ils sont considérés comme des bouches inutiles dans la société, c’est-à-dire quand ils n’ont pas les ressources financières suffisantes pour s’assurer de ne pas vivre misérablement. Et sa dénonciation se fait particulièrement prémonitoire quand elle pressent le profit qu’il est possible de tirer de cette détresse dans le mode de vie capitaliste : « Aujourd’hui, [le vieillard] est un objet d’exploitation. Aux U.S.A. surtout, mais aussi en France, se multiplient des cliniques, maisons de repos, résidences, des villes même et des villages où l’on fait payer le plus cher possible aux personnes âgées qui en ont les moyens un confort et des soins qui laissent souvent beaucoup à désirer. » Un constat édifiant où pointe un combat politique méconnu de Simone de Beauvoir, et qui résonne aujourd’hui d’une manière nouvelle.


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