mercredi 2 février 2022

Quand les philosophes se prennent pour des clowns

Jean-Marie Durand publié le  3 min

« Condamnés au comique », les philosophes ? C’est ce que déclarait le philosophe Günther Anders, dans années 1960, en soutenant qu’il existe entre les philosophes et les clowns une étroite proximité. Et c’est à cette proximité secrète, nécessitant un éclairage circonstancié tant celui-ci peut sembler hasardeux, que s’attache Daniel Payot dans Les Philosophes et le temps des clowns (Circé, 2022).

En croisant ses lectures stimulantes de Günther Anders, mais aussi d’Ernst Bloch, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer et surtout Theodor Adornol’auteur, professeur de philosophie de l’art à l’université de Strasbourg, creuse cette affinité entre la figure du clown et celle du philosophe. Son tour de force consiste à identifier des motifs communs chez deux êtres que tout oppose a priori ; des motifs qui tiennent moins à une capacité à faire rire aux éclats les foules qu’à témoigner auprès d’elles d’une certaine énergie inquiète. Ce que les clowns et les philosophes partagent, c’est au fond leur manière de s’insérer dans leur temps, d’y trébucher en tentant d’en dire quelque chose, d’en traduire les mouvements incertains.

Un apparentement intime des philosophes et des clowns

« Un être trouble et plein d’attente, qui chancelle, manque de sérieux, tente de se soustraire à l’absurdité de l’enchaînement des causes et des effets » : le modèle du clown décrit par Payot, ce serait cet état d’un être humain qui « chancelle, vacille, s’égare dans le monde et en lui-même ». Or, cette figure clownesque de l’humain a hanté des philosophes dès le début du XXe siècle, comme le remarquait déjà Gianni Vattimo en commentant l’œuvre du philosophe allemand Ernst Bloch (1885-1977). Dans L’Esprit de l’utopie (1923), écrit au début de la Première Guerre mondiale, une représentation du sujet humain sur le modèle du clown se dégageait en effet : la figure d’une humanité qui, confrontée aux déchirures du temps, ne pouvait plus reconduire l’image d’elle-même qui l’avait jusque-là portée. Avec l’auteur du Principe espérance, nous comprenons que n’avons plus prise sur la réalité objective devenue impitoyable. Mais nous assumons en même temps notre inclination utopique. Le clown, proche en cela du philosophe, serait ainsi cette « figure d’un sujet titubant sur une ligne de crête instable, entre un désespoir non encore dissipé et une espérance déjà allumée mais pas encore emplie de contenus »« la figure d’un sujet qui agit en fonction d’un appel qui lui vient de son propre fond énigmatique, appel auquel il tente de répondre, naïvement, parfois de manière ridicule, souvent par des postures maladroites ». Or, les philosophes sont ceux qui trébuchent le plus manifestement, comme le font, littéralement et métaphoriquement, les clowns.

Entre effondrement et obstination

Dans le sillage de Bloch et d’Anders, Daniel Payot suggère que le temps du clown est devenu celui du sujet humain en général, celui qu’il ne peut qu’éprouver après les dégradations morales et politiques du XXe siècle. Pour muscler son hypothèse, l’auteur puise d’autres ressources chez Adorno, qui se réfère sans cesse aux clowns dans ses analyses portant sur « la décomposition du langage et de la communication, sur la liquidation d’un grand nombre de valeurs signifiant de manière positive l’identité, l’adéquation à soi, la maîtrise de soi et du monde ». Ce temps des clowns qu’évoque Adorno dès 1945 (dans Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée) est indissociable de l’histoire des totalitarismes, mais aussi du tournant consumériste du capitalisme et des progrès de l’industrie culturelle. Pour autant, Adorno ne cède pas à la description d’un anéantissement absolu. Ses analyses dégagent plutôt « des figures antinomiques, tendues, polémiques, entre effondrement et obstination, entre impuissance et persévérance, entre accablement et rebond utopique ». Et Payot d’ajouter : « Entre l’idyllique illusion d’une temporalité pleine et le fantasme infernal d’une totale léthargie, elles s’attachent à montrer les potentialités de l’hybride, de l’aporétique, du conflit prolifique. » Parce que les clowns sont des êtres hybrides, bifaces, scindés entre stupidité et générosité, faiblesse et lucidité, échec et ruse, ils personnifient « le temps d’irrésolution, de vacillement, de conflit inapaisable qui s’impose aux individus et aux choses ». Ce dont témoignent les philosophes hantés par la figure du clown, c’est donc un temps pris entre effondrement et utopie. Fixé dans la première partie du XXesiècle, ce temps continue de hanter l’esprit de tous ces philosophes qui, condamnés malgré eux au comique, raccrochent leur constat d’un effondrement radical à la persévérance d’une visée. Le devenir clownesque des philosophes tient moins de leur pitrerie inavouée que de leur gravité inavouable. Clowns, mais pas charlots.

Les Philosophes et le temps des clowns, de Daniel Payot, vient de paraître aux Éditions Circé. 152 pages


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