mardi 22 février 2022

Poutine et son double

Alexandre Lacroix publié le  

À 4h33 du matin, cette nuit, tandis que des frappes aériennes commençaient à toucher les principales villes ukrainiennes et que débutait une vaste opération de « démilitarisaton » du pays, pour reprendre l’euphémisme narquois de Vladimir Poutine, l’ambassadrice du Royaume-Uni en Ukraine, Melinda Simmons, rédigea ce tweet : « Une attaque entièrement injustifiée d’un pays paisible a commencé. Ce n’est pas parce que vous vous êtes préparé et vous avez pensé à cette possibilité pendant des semaines et des mois, que la chose n’est pas choquante quand elle se produit réellement. »

L’événement, surprenant et inévitable

Sincère et inhabituellement méditatif, ce dernier commentaire est vraiment proche de ce qu’explique le philosophe Clément Rosset (1939-2018) à propos du réel. En effet, la particularité de l’événement, de ce qui arrive réellement, est d’être à la fois surprenant et inévitable. Quand l’histoire avance, elle nous étonne et nous sidère, alors qu’elle obéit à une logique implacable et que les causes des faits majeurs se trouvaient sous nos yeux depuis longtemps.

Certes, c’est le mythe d’Œdipe, et non une entrée en guerre, qui a inspiré à Clément Rosset cette réflexion amère, dans Le Réel et son double (1976). La trame du mythe est connue : le jour où il apprend qu’un oracle, à sa naissance, a prédit qu’il tuerait son père et qu’il épouserait sa mère, Œdipe abandonne Corinthe pour que rien de tel n’arrive, fuyant des parents adoptifs. Sur la route, il ne tarde pas à se battre avec un vieillard, qu’il tue (c’est son vrai père, Laïos), et plus tard il épouse une femme qu’il ignore être sa mère (Jocaste). La première réaction, lorsqu’on entend cette histoire, est à l’indignation : « Mais quel idiot, il n’aurait pas dû fuir ainsi, il s’est jeté au-devant du malheur ! » Et pourtant, si l’on y réfléchit, le mythe est implacable, son scénario extrêmement bien ficelé : il est très difficile d’imaginer d’autres circonstances plausibles dans lesquelles un homme pourrait assassiner son père et convoler avec sa mère. Ici, l’on retrouve la fine remarque de Melinda Simmons : nous savons ce qui va se passer, et nous sommes pourtant surpris par le chemin que prend l’inéluctable pour advenir.

Une longue liste de déclarations alarmantes

Cette situation de surprise devant la réalisation programmée du destin, nous venons de la vivre deux fois de suite en une semaine. La première, quand Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance des provinces indépendantistes pro-russes de l’Ukraine puis qu’il y a déployé ses troupes. La seconde, dans la nuit de mercredi à jeudi, quand l’invasion a commencé. Même s’il n’avait pas clairement annoncé ses intentions, nous avions de nombreux signaux précurseurs qui nous permettaient de deviner sa stratégie, et cela depuis plusieurs années.

Ainsi, dans un article publié par Philosophie Magazine en mai 2014, « Dans la tête de Vladimir Poutine », notre rédacteur en chef Michel Eltchaninoff écrivait : « On connaît la formule poutinienne de 2005 suivant laquelle la “désintégration de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle”. Lors de son discours du 18 mars 2014, durant lequel il célèbre l’annexion de la Crimée, Poutine persiste : “Ce qui semblait impensable, malheureusement, est devenu réel. L’URSS s’est désintégrée. Aujourd’hui, lui et son entourage commencent à remettre en cause la légalité de l’acte de désagrégation de l’Empire. Poutine, qui aime se décrire comme un teigneux ne lâchant jamais sa proie, a bien l’intention de réparer cet affront à l’histoire et à ses idéaux de jeunesse. »

En août 2015, un autre article du même Michel Eltchaninoff faisait état de la conversion de la Russie à l’économie de guerre : « Il faut se préparer à la guerre. Cette idée, incongrue il y a peu, s’impose dans la société russe. […]L’État, dont le budget de la défense est en forte hausse, présente de nouvelles armes, comme le char d’assaut T-14 Armata. Moscou a annoncé le 16 juin que quarante missiles nucléaires intercontinentaux seraient déployés en 2015. En guise de réponse, États-Unis et Otan installent des armes lourdes en Europe et déclenchent aussi des manœuvres. Le risque d’accrochage est réel. »

Plus récemment, le 9 février, Poutine passait à la menace explicite et n’excluait pas un embrasement nucléaire : « Bien sûr, les potentiels de l’organisation conjointe de l’Otan et de la Russie ne sont pas comparables… Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre volonté. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux. » Le 12 février, c’est l’ambassadeur de Russie en Suède, Viktor Tatarintsev, qui y allait de sa provocation, dans un entretien accordé au grand quotidien populaire suédois Aftonbladet, alors qu’on l’interrogeait sur les menaces américaines de représailles commerciales : « Pardonnez-moi l’expression, mais nous n’en avons rien à foutre de toutes leurs sanctions. »

Se créer des scénarios alternatifs

Mercredi matin, enfin, le site du Guardian publiait sur son live consacré à la crise ukrainienne d’impressionnantes séries d’images satellites montrant des déplacements massifs de chars russes encerclant l’Ukraine. Donc, nous n’avions pas d’oracles ni de prophétie, mais des analyses convergentes, des déclarations et des photos satellites, et nous savions à quoi nous en tenir. Mais alors, pourquoi n’avons-nous pas mené le raisonnement jusqu’au bout ?

Parce que nous préférons au réel, explique Clément Rosset, surtout s’il est déplaisant, des scénarios alternatifs, ou plutôt des fantômes de scénarios, qui nous permettent de lui échapper, au moins en pensée. Nous échafaudons des versions alternatives de la réalité qui nous rassurent et nous contentent, autrement dit des « doubles ». Et nous ne pouvons vraiment pas nous empêcher de le faire, c’est là un mécanisme psychique majeur ; en la matière, nous ne tirons pas les leçons du passé.

Proposition d’une expérience de pensée : quelle hypothèse choisissez-vous ?

Par exemple, si je vous soumets ces deux hypothèses sur la situation dans un an :

  • (A) En mars 2023, l’Ukraine a été annexée à la Russie, selon le souhait de Vladimir Poutine, après une guerre rapide qui n’a duré que quelques semaines. Le gouvernement ukrainien a été rapidement déposé, sans que trop de sang soit versé, et Kiev est désormais passée sous le contrôle de Moscou. L’Ukraine est devenue une province à statut spécial et, si certains embargos commerciaux subsistent, les relations diplomatiques entre les États-Unis, l’Union européenne et la Russie se sont globalement normalisées. Certes, c’est assez triste pour l’Ukraine, mais il vaut mieux un autocrate qui se montre terrible chez lui et dans sa zone d’influence directe, qu’une guerre mondiale, et le sacrifice de l’Ukraine est le prix de cette paix retrouvée pour la communauté internationale. Une partie importante de l’opinion publique, en Europe comme aux États-Unis, a fini par reconnaître que la volonté de Poutine de reconstituer la Russie d’avant 1991 n’était pas complètement illégitime.
  • (B) En mars 2023, la situation en Ukraine s’est considérablement détériorée. Le pays est en proie à une guerre civile acharnée entre les vastes territoires passés sous contrôle russe et des poches de résistance armées par les États-Unis et l’Union européenne. Mais le chaos s’est propagé en d’autres points de la planète : la Chine a entrepris l’annexion de Taïwan ; les républiques d’Asie centrale ou les pays satellites de l’ex-URSS comme la Biélorussie sont en train de passer dans la main du Kremlin. Il apparaît que Vladimir Poutine est un autocrate mégalomane qui réactive ce que nous croyions disparu depuis 1945, les guerres de conquête. Des fronts larvés sont en train de s’ouvrir en Pologne et en Finlande, l’Allemagne de l’Est et les anciennes démocraties populaires sont en train de sérieusement s’inquiéter et, si le spectre d’une guerre atomique oblige les belligérants à une certaine progressivité dans leur recours à la violence, l’Europe est en train de basculer dans la guerre.

Le problème que nous avons pour affronter le réel, pourrait-on dire dans le sillage de Rosset, est qu’entre ces deux scénarios, nous ne sommes pas neutres, nous avons une préférence. C’est pourquoi nous resterons accrochés aussi longtemps que possible au scénario (A), qui est celui qui nous coûte le moins, qui nous demande le moins d’efforts à présent, qui n’entame pas notre confort, et que le scénario (B) a l’air pour nous d’une hypothèse exagérée et catastrophiste.

Mais posons la question : et si (A) était un double chimérique, et (B) notre avenir à court terme, que devrions-nous faire ?


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