mardi 1 février 2022

Lutte contre le cancer : mettre plus d’humanité dans le parcours de soins

Par   Publié le 1er février 2022

Reconnue pour la qualité des soins techniques prodigués aux patients atteints d’un cancer, la France pèche par manque d’empathie à l’égard des malades et de partage de l’information. Le point sur les avancées et les carences dans ce domaine, à l’occasion de la Journée mondiale contre le cancer, le 4 février.

Céline Gaillardet, psycho-esthéticienne, vernit les ongles de Nathalie pendant sa chimiothérapie, dans un hôpital de Bayonne, le 20 janvier 2022.

« Nous avons un dispositif qualité fort en cancérologie en France, et même relativement unique à l’international »assure Jean-Baptiste Méric, oncologue et directeur du pôle santé publique et soins à l’Institut national du cancer (INCa). Première cause de mortalité en France, le cancer représentait 380 000 nouveaux cas en 2018.

Depuis le premier plan cancer (2003-2007), la prise en charge des patients s’est sans conteste améliorée : protocole d’annonce standardisée, choix thérapeutiques adoptés en concertation avec plusieurs spécialistes, programme personnalisé de soins remis au patient – une sorte de rétroplanning des soins des mois à venir, mentionnant aussi les coordonnées des soignants à joindre en cas de besoin, création de postes d’infirmières spécialisées…

« Les politiques publiques en la matière ont mis l’accent sur l’importance d’une prise en charge globale, holistique et pluridisciplinaire du patient », détaille la professeure Gisèle Chvetzoff, chef du département des soins de support du centre de lutte contre le cancer Léon-Bérard, à Lyon, et spécialisée dans la prise en charge de la douleur et des soins palliatifs.

Inégale bienveillance

Pourtant, fin 2019, l’étude de l’Observatoire sociétal des cancers(Ligue contre le cancer), intitulée « Face au cancer : l’épreuve du parcours de soins », révélait que les personnes malades attribuaient la note globale de 6,1/10 à leur parcours de soins. Elles relevaient, entre autres, un défaut d’information, un manque d’écoute de la part des soignants, un respect aléatoire du protocole d’annonce du diagnostic ou un manque de coordination entre la médecine de ville et l’hôpital.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Notre enquête, publiée à l’occasion de la Journée mondiale contre le cancer, le 4 février, montre que la situation reste mitigée du côté des patients comme des soignants, et la bienveillance, bien inégale.

Samantha (le prénom a été changé), 38 ans, est atteinte d’un cancer du sein. Employée dans l’industrie pharmaceutique, elle est suivie en région parisienne dans un centre de lutte contre le cancer. Elle voit son oncologue référente environ tous les trois mois. Comme d’autres patients interrogés, elle assure que ses consultations avec sa spécialiste durent une dizaine de minutes. « J’arrive avec mon pense-bête et ma liste de questions et, au bout de neuf minutes, si j’ai une interrogation, elle me fait remarquer que ce sera la dernièreraconte-t-elleJe suis sidérée par la froideur avec laquelle je suis prise en charge. »

Samantha se remémore un entretien avec une autre praticienne de l’hôpitalQuelques minutes après lui avoir annoncé qu’elle va subir une chimiothérapie en amont d’une double mastectomie, sa chirurgienne l’interroge sur un éventuel projet de grossesse« Je n’ai pas eu le temps d’accepter ce qu’on venait de me dire, il fallait tout traiter, et vite. Mais, quand on a un cancer, on a besoin de temps. »

« Parfois, il faut hausser le ton pour être écoutée et moins identifiée comme un numéro et plus comme une personne. » Béatrice Swieka, soignée pour un cancer des poumons

Ces trop courtes consultations peuvent favoriser un défaut d’informations cruciales données aux patients : « Je suis reconnaissante envers mon oncologue et j’ai une absolue confiance en elle, mais j’ai eu une avalanche d’effets secondaires dus aux traitements et on ne m’avait pas prévenue »témoigne Béatrice Swieka, atteinte d’un cancer des poumons métastatique découvert en juin 2020. Une semaine après le début du protocole, elle se rend aux urgences. Sous l’effet de son traitement, sa peau est devenue photosensible et son visage a brûlé. « J’ai cru devenir folle », se souvient-elle.

Son cas n’est pas isolé : l’étude de l’Observatoire sociétal des cancers de 2019 révèle qu’un patient sur cinq ne sait pas quels seront les effets indésirables de son traitement avant qu’ils ne surviennent. En colère, Béatrice Swieka le fait savoir à son oncologue. « Parfois, il faut hausser le ton pour être écoutée et moins identifiée comme un numéro et plus comme une personne », estime-t-elle.

Quant aux soins de support, plusieurs patients affirment ne pas en avoir entendu parler. Pour certains, ils ont tout juste été mentionnés par leur médecin ou sur une affiche dans une salle d’attente. D’autres déplorent l’énergie qu’ils doivent déployer pour y avoir accès. D’autres enfin optent pour l’humour, à l’instar de Béatrice, qui affirme avoir fait « du tourisme médical » dans son coin.

Activité physique adaptée, consultations de kinésithérapie, de diététique, de psychologie, de sophrologie, d’hypnose, d’acupuncture, de socio-esthétique, ces soins offrent « des temps longs avec un professionnel pour que le corps retrouve du beau, du bien et du bon, là où il est meurtri, détaille la professeure Gisèle Chvetzoff. Les séances permettent de soulager les symptômes de la maladie ou les effets secondaires des traitements ». Les patients peuvent alors se recentrer sur eux-mêmes, et souffler.

Réinsertion postrémission

D’après l’Observatoire sociétal des cancers, 61 % des personnes interrogées ont eu recours à au moins un professionnel de soins de support. « Il faut nuancer ce chiffre, remarque Katia Roguin, déléguée Action pour les personnes malades à la Ligue contre le cancer. Les personnes qui répondent à ces enquêtes sont celles que nous arrivons à toucher. » Elle rappelle que de nombreuses personnes fragilisées et précarisées sortent du système classique de soin et de suivi. Combien de patients en bénéficient vraiment et combien y a-t-il de professionnels spécialisés ? « Ces données n’existent pas, déplore Katia Roguin. Mais il est certain qu’il y a un vrai manque. L’offre existe mais les moyens déployés ne sont pas suffisants pour qu’elle soit égalitaire sur les plans économique et géographique. » C’est d’ailleurs l’une des revendications de la Ligue. Car, bien souvent, les délais de rendez-vous poussent les patients à se tourner vers la médecine de ville, à leurs frais et pourvu qu’elle soit à proximité.

Une infirmière prépare un patient pour sa séance de chimiothérapie. Centre hospitalier de la Côte basque, à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), le 20 janvier 2022.

Au-delà du bien-être, ces soins de support diminuent les risques de récidive et favorisent une meilleure réinsertion postrémission, comme l’explique Hervé Beauvois, psychologue au Centre hospitalier de la côte basque, à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques).

Ce jour-là, il vient voir des nouveaux patients pris en charge par le service d’oncologie médicale du docteur Thomas Grellety. Depuis un an, la structure s’est dotée d’un service de soins de support autonome, comprenant trois lits d’hospitalisation de jour réservés. Le docteur Alexandre Leroy, médecin généraliste formé aux soins palliatifs et aux soins oncologiques de support, en est responsable. L’unité se situe à l’angle d’un long couloir desservant les treize chambres consacrées aux hospitalisations longues et aux soins palliatifs du service. « Les soins oncologiques de support peuvent être internalisés, mais c’est loin d’être la règle, explique le docteur Grellety. Plus la machine est grosse, plus ce genre de projets transversaux peuvent être difficiles à mettre en place. »

« J’ai vu la prise en charge pluridisciplinaire arriver à l’hôpital : je me sens chanceuse que mon oncologue estime que ces soins sont normaux. » Nathalie, atteinte d’un cancer du sein

Ici, les spécialistes, en grande partie salariés de l’hôpital, défilent dans les chambres au gré des besoins des malades ou des demandes de l’équipe. Avant chaque patient, l’intervenant fait le point avec le docteur Leroy. « La maladie vient bousculer un ordre établi, constate Hervé Beauvois. La réception de l’annonce dépend d’où se situent les patients dans leur vie. » Certains traversent cette étape ou cette fin de vie sans le consulter. Le psychologue ne s’impose pas. « Les patients se sentent déjà comme des objets : on les ausculte, on leur fait des prélèvements, on les observe. Ici, ils peuvent nous dire “non, sans subir de préjudice. Alors qu’en face du médecin il faut, quelque part, être le bon patient. Les personnes malades ne s’autorisent pas beaucoup à dire non. »

Le docteur Da Silva (avec des lunettes) informe le seul interne du service oncologie sur une patiente. Centre hospitalier de la Côte basque, à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), le 20 janvier 2022.
Centre hospitalier de la Côte basque, à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), le 20 janvier 2022.

Dans le couloir des hospitalisations de jour, à quelques dizaines de mètres de là, Céline Gaillardet, socio-esthéticienne, masse les pieds de Nathalie, qui sourit, les bras relâchés le long du corps. C’est sa troisième séance de chimiothérapie contre son cancer du sein. Hydratation, massage, pose de vernis spécial à base de silicium, le soin dure une heure, le temps de s’occuper aussi de ses mains. « C’est super, ça donne la pêche », se réjouit la patiente. Nathalie a perdu plusieurs proches du cancer. « J’ai vu la prise en charge pluridisciplinaire arriver à l’hôpital : je me sens chanceuse que mon oncologue estime que ces soins sont normaux. »

« Je propose une autre dimension du traitement, qui est avant tout vécu comme une agression, commente Céline Gaillardet. C’est paradoxal, quand on y pense : celui qui soigne est aussi celui qui fait mal. » D’après la socio-esthéticienne, le fait d’être touchés libère les émotions et la parole des patients, plus enclins aux confessions.

Depuis octobre 2021, un référentiel organisationnel national des soins de support a été mis en place, en conformité avec l’un des objectifs de la stratégie décennale de lutte contre les cancers 2021-2030 (INCa) pour en harmoniser l’offre.

Réseaux de patients

Comme Béatrice et Samantha, Emmanuelle, atteinte d’un cancer des poumons, s’est tournée vers l’association Patients en réseau pour pallier cette carence d’informations. L’organisation met en relation des personnes atteintes de cancer colo-rectal, du sein, des poumons ou gynécologiques. « Lors de ma récidive en mars 2021, c’est auprès d’eux que j’ai trouvé le plus de soutien », confie-t-elle. Ecoute, conseils, renseignements, les apports de ce réseau semblent précieux. « Mais est-ce aux patients de répondre aux questions d’autres patients ? », s’interroge Samantha. D’autant qu’il est aujourd’hui prouvé que des renseignements complets favorisent une bonne adhésion des personnes à leur traitement. « Plus un malade se sent en confiance et en sécurité, plus il s’investit dans son parcours de soins », complète Véronique (le prénom a été changé), psychologue dans un service d’hépato-gastro-entérologie.

Le lien patient-soignant semble pourtant bien difficile à instaurer. Dans certains services, ce n’est pas le médecin oncologue dit « référent » qui se charge de suivre son patient pour les grands moments d’annonce ou de choix thérapeutiques, comme le prévoit le dispositif d’annonce du diagnostic. « Ma mère a revu le sien au bout de huit mois, et a été reçue en consultation par des médecins différents le reste du temps », témoigne Fanny*, qui a perdu sa mère il y a deux ans. Une incompréhension partagée par certains soignants de ces mêmes services.

« Ce qui me fait vibrer, c’est d’aider mon patient à cheminer dans la maladie, explique Laura (le prénom a été changé), oncologue dans un centre de lutte contre le cancer. Et, lorsque je dois annoncer une issue fatale, j’aime pouvoir m’appuyer sur des éléments de sa vie que je connais, le rassurer sur ce qu’il aura le temps de réaliser, comme assister au mariage de son enfant, par exemple. Ce n’est pas la gentillesse du praticien qui fait une bonne annonce. Malheureusement, je n’ai plus le temps de le faire et je n’aime pas la médecine que je pratique. »

Dans son référentiel concernant le dispositif d’annonce du cancer, l’INCa souligne en effet que « son déploiement demeure très hétérogène, et ce parfois au sein d’un même établissement ».Pourtant, son respect conditionne l’autorisation des établissements à prendre en charge les cancers.

Laura, oncologue, la structuration des activités hospitalières et leur financement ne tiennent pas compte de la prise en charge humaine

Ce sentiment de déshumanisation ressenti par les patients, comme par le personnel médical, Laura l’attribue en partie au découpage des tâches des soignants depuis plusieurs années. « J’ai le sentiment que seule la progression ou la guérison de mon cancer intéresse mon oncologue », confie ainsi Catherine, prise en charge dans un grand hôpital parisien pour son cancer des ovaires. « Ma douleur ou les effets secondaires ne semblent pas le concerner », ajoute-t-elle. Selon Laura, les personnels sont devenus « des techniciens, comme dans une chaîne de production ». Elle estime que la structuration des activités hospitalières et leur financement ne tiennent pas compte de la prise en charge humaine.

« Avec la tarification à l’activité [T2A], l’effort que vous mettez dans les relations individuelles ne rapporte pas un centime en comparaison des actes techniques », constate le professeur Gilles Freyer, chef du service d’oncologie médicale à l’hôpital Lyon Sud. Pour rappel, la cancérologie représente désormais un quart de l’activité hospitalière globale.

Mais pour le docteur Grellety, du centre hospitalier de Bayonne, la T2A n’est pas la seule responsable. « Nous pratiquons une médecine de précision, qui demande de nombreux examens, des comptes rendus à rédiger, des papiers à remplir », analyse-t-il. Ce temps administratif décuplé repose de plus en plus sur le médecin et réduit sa disponibilité.

Une patiente est suivie par le docteur Guillaume Goldzak pour un traitement post-cancer du sein. Elle souffre également d’un gonflement du bras. Centre hospitalier de la Côte basque, à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), le 20 janvier 2022.

Alors les soignants sont-ils assez nombreux pour prendre en charge les patients ? Entre 2011 et 2016, l’activité de cancérologie a grimpé de 12,5 %. Les causes sont multiples : efficacité croissante de certains traitements, espérance de vie de la population prolongée, allongement de la durée de vie des personnes malades, multiplication des campagnes de dépistages… « C’est une excellente nouvelle, se réjouit le docteur Jean-Baptiste Méric. Mais les passages en hospitalisation sont plus fréquents. »

Claire, 42 ans, est infirmière en oncologie depuis vingt ans. Elle travaille au CH de Bayonne : « Nous soignons plus de monde, or les moyens n’augmentent pas, rapporte-t-elle. Donc nous passons moins de temps avec les patients, et c’est frustrant. » Elle estime que le territoire compte assez d’infirmières, mais que, dans ces conditions, « la vocation ne suffit plus ».

Quant au nombre d’oncologues médicaux (hors spécialistes d’organes formés à l’oncologie), il n’a augmenté que de 7 % entre 2012 et 2016. Ils sont aujourd’hui 1 314 sur le territoire, dont 976 salariés hospitaliers. Le professeur Freyer l’assure, « nous ne trouverons pas de cancérologues français, tout simplement parce que nous n’en avons pas suffisamment formé ».

La crise due au Covid-19 a d’ailleurs accentué ce problème d’effectif, mais aussi de manque de lien. « Lorsque j’ai commencé ma chimiothérapie en septembre 2020, il y avait une équipe d’infirmières et un médecin référent oncologue à l’hôpital de jour, se souvient Catherine. Tout le monde a fini par partir. » Elle note que les infirmières ont été remplacées, mais qu’une bonne partie d’entre elles sont intérimaires. « Aujourd’hui, je vois un hôpital qui souffre », conclut-elle.

Apprendre en observant

Si, dans la formation médicale, il y a longtemps eu « zéro apprentissage à l’écoute et à l’empathie », selon Gisèle Chvetzoff, aujourd’hui, « ce n’est pas le parent pauvre de la formation », estime le professeur Freyer, qui enseigne les sciences humaines et sociales, la communication et l’éthique aux étudiants de la faculté de Lyon, en première année.

Cours magistraux, travaux dirigés de simulation d’annonce à un patient, séminaires, les formats varient. Mais ces enseignements restent « très faculté-dépendants », souligne Nicolas Lunel, président de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf), selon les moyens de l’université et son investissement sur ces questions. De fait, le contenu et la fréquence de ces formations sont aléatoires, et ces cours ne sont pas enseignés par des psychologues de façon systématique. « C’est davantage du domaine de l’exception que de la normalité », reconnaît Nicolas Lunel, et il est impossible d’estimer le nombre d’étudiants qui bénéficient vraiment de ce type d’enseignement.

La nouvelle réforme du deuxième cycle des études de médecine – de la deuxième à la sixième année, en amont de l’internat – instaurée en septembre 2021, prévoit que les étudiants soient évalués en situation, avec des comédiens. « Ils sont censés prendre connaissance du contexte, interroger le malade et décrire l’examen, le tout en sept minutes, rapporte la professeure Chvetzoff. Je les entraîne en leur signifiant de ne surtout pas faire ça en condition réelle, c’est bien trop court. » Les étudiants seront aussi évalués sur leur terrain de stage. « La façon de s’adresser à un malade s’apprend en observant ses aînés », affirme-t-elle.

Quant aux internes, selon leur région et leur spécialité, certains doivent valider un module de simulation d’une demi-journée pour l’obtention de leur diplôme. De son côté, consciente d’un manque global de préparation des soignants aux besoins spécifiques de ces patients, la Ligue contre le cancer met en place des interventions par des patients ressource, anciennement malades, auprès d’étudiants en médecine et du personnel hospitalier. « Une fois de plus, c’est la société civile qui se charge d’une démarche qui devrait être portée par la puissance publique », regrette Katia Roguin.


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