mardi 15 février 2022

Les maisons de retraite doivent sortir du secteur privé lucratif

par Yannick Sauveur, Docteur en sciences de l’information et de la communication, directeur Ehpad retraité  publié le 15 février 2022 

Selon un ancien directeur d’Ehpad, l’Etat doit rompre avec le système existant et définir une véritable politique vieillesse. Dans l’immédiat, il faut progressivement assécher, puis en finir avec les organismes à but lucratif des maisons de retraite.

A intervalles réguliers, les médias se font l’écho d’affaires de maltraitance touchant les maisons de retraite. Elles sont «infâmes»,elles sont décrites souvent comme des «mouroirs» ou comme des«maisons où l’odeur âcre de linoléum vous saisit, où la vue de ces êtres humains éteints que l’on aligne comme des oignons devant une baie vitrée vous retourne l’estomac. Une maison où les vieux attendent la mort» (Jean-Louis Pierre, «La vieillesse est un naufrage», le Bien Public, 9 janvier 2010 déjà).

Cependant, au-delà du succès de com, l’affaire Orpea telle que analysée, décrite et décortiquée dans ses moindres détails par le journaliste Victor Castanet dans les Fossoyeurs met l’accent sur un système qui dépasse de loin la seule multinationale Orpea. Disons-le tout net, il faut être d’une sacrée hypocrisie pour faire semblant de découvrir les pratiques d’Orpea qui sont, en réalité, celles de tout un secteur. Les exemples abondent. Rappelons simplement ces conflits qui ponctuent l’histoire du groupe Korian, principal concurrent d’Orpea, dont le plus important est celui ayant affecté la maison de retraite les Opalines à Foucherans dans le Jura. Dans cet établissement, le personnel, très motivé, a été en grève pendant 117 jours (du 3 avril au 27 juillet 2017). Du jamais vu !

Des établissements cotés en Bourse et financés par l’argent public

Orpea et Korian ont la particularité de faire partie du secteur lucratif. D’une enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), il ressort que 20% des places d’hébergement en Ehpad sont tenues par des organismes à but lucratif, les autres se partageant entre secteur public et secteur privé associatif.

Qu’ils soient publics ou privés (associatif ou lucratif), les Ehpad ont tous le même type de financement : un budget hébergement à charge du résident, un budget dépendance à charge du conseil départemental, un budget soins à charge de l’assurance maladie.

Les Ehpad du secteur lucratif perçoivent donc de l’argent public dans les mêmes proportions que les autres établissements. Déontologiquement parlant, c’est inadmissible, a fortiori pour certains de ces établissements cotés en Bourse (c’est le cas de Korian, Orpea, LNA Santé).

Ce que décrit Victor Castanet est, certes, particulièrement choquant mais en soi, est-ce si anormal qu’une entreprise privée, cotée en Bourse de surcroît, cherche à maximiser ses profits, à comprimer ses charges et à rémunérer ses actionnaires ? C’est le b.a.-ba du fonctionnement de toute entreprise capitaliste. Les rétrocessions sont une des pratiques courantes des Korian, Orpea et autres. Chez Orpea, le directeur d’établissement n’a aucune autonomie, aucune latitude. Tout se passe au niveau de la direction générale. Les achats sont traités au siège. Un directeur interrogé par Victor Castanet témoigne : «Ils ont des contrats cadres avec de grandes entreprises qui sont totalement “maquées” avec eux. C’est comme les hypermarchés avec leurs fournisseurs. C’est le même principe… c’est flippant. Les rétrocessions en fin d’année, elles doivent être terribles, terribles, terribles !» Les acheteurs en centrale pratiquent, comme dans la grande distribution, en négociant des prix sur la base d’un marché cadre annuel comprenant des remises de fin d’année versées à la centrale. Voilà où va l’argent public !

Ce qui est choquant, c’est la caution que l’Etat apporte à un tel système en fermant les yeux sur un mode opératoire, sur des pratiques douteuses (voire délictueuses), sur une maltraitance inhérente au fonctionnement.

Organiser de façon inopinée des contrôles stricts

Sur RFI, Brigitte Bourguignon, ministre déléguée à l’Autonomie, déclare : «C’est un système entier qui est dénoncé, et c’est ça que je veux comprendre.» On rappellera tout de même que Brigitte Bourguignon, en fonction depuis le 6 juillet 2020, avait tout le temps de comprendre avant même la parution du livre de Victor Castanet. Elle ne se souvient pas davantage avoir participé à un débat le 18 novembre 2020 sur le thème : «Que se passe-t-il vraiment dans les Ehpad ?». Qu’il est triste d’avoir des ministres ayant si peu de mémoire !

Quid de la complicité de l’Etat ? Rien ne peut se faire sans son intervention : il est à l’origine des autorisations d’ouverture d’établissements ainsi que des financements ad hoc. La maltraitance institutionnelle est régulièrement évoquée par certains acteurs de la profession, c’est-à-dire celle qui trouve son origine dans le manque de moyens mis à disposition par l’Etat. Davantage de moyens permettraient une meilleure qualité d’accompagnement dans les maisons de retraite. Mais il est erroné de tout centrer sur l’insuffisance de moyens. Quand à Neuilly, à l’Ehpad aux Bords-de-Seine, il faut débourser en moyenne 8 000 euros par mois pour avoir la «chance» d’avoir un hébergement et les services afférents, il est mal venu d’évoquer le manque de moyens à moins que celui-ci soit voulu, organisé pour maximiser les profits.

L’autre tarte à la crème, à côté du manque de moyens, ce sont les contrôles : il faudrait des contrôles (ou il en faudrait plus). C’est évidemment ridicule. Ces groupes ont un pouvoir de pression (voire de corruption), et les inspecteurs ne pèsent d’aucun poids face à ces mastodontes.

La vraie réponse consisterait à sortir le secteur privé lucratif des maisons de retraite où il n’a rien à faire. Il faut progressivement assécher ce secteur, et cela est possible. Encore faut-il le vouloir !

Il suffit de programmer cet assèchement en quelques étapes : ne plus autoriser aucune ouverture d’Ehpad privé lucratif ; parallèlement, organiser systématiquement et de façon inopinée des contrôles stricts et draconiens sur l’ensemble des groupes cotés en Bourse (dans un premier temps) et des autres établissements lucratifs (dans un second temps) ; ne plus augmenter la dotation versée tant par l’Etat que par les départements ; avec pour objectif à terme, un financement par l’Etat et les départements réservé exclusivement aux établissements publics ou participant au service public (associations, fondations).

A terme, les établissements lucratifs restants ne seront plus viables (départ d’actionnaires, difficultés de gestion), et ils devront être repris par l’Etat pour être confiés en gestion à des associations ou fondations existantes ou à créer.

Ne nous leurrons pas ! Pour qu’un tel schéma aboutisse, cela suppose une rupture complète avec le système existant, la définition d’une véritable politique vieillesse – qui n’a jamais existé dans ce pays ! (1). Ce pourrait être un premier coup de frein à la privatisation généralisée (santé, éducation, culture, etc.).

(1) Des vœux pieux, des rapports, des plans, des intentions. Du rapport Laroque (1962) à celui de Mmes Caroline Fiat et Monique Iborra, députées, en conclusion des travaux de la mission sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) (mars 2018), rien qui ne s’est traduit en actes.

Yannick Sauveur est l’auteur de la Maltraitance des personnes âgées. L’envers du décor, Paris, L’Harmattan, 2015.


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