mardi 22 février 2022

Le “wokisme” est-il un humanisme ? Débat entre Norman Ajari et Pierre Valentin

Norman AjariPierre Valentin, propos recueillis par Charles Perragin publié le  

© 3DSculptor/iStockphoto

La « déconstruction » est une notion philosophique qui fait l’objet de vifs débats, à la fois dans le monde universitaire et militant, ses défenseurs étant accusés d’être des adeptes de la cancel culture et du courant « woke », une forme nouvelle d’intolérance au nom de valeurs progressistes. Pour Pierre Valentin, l’idéologie « woke » fragmente la société en « tribus » et représente l’un des plus grands dangers de notre époque. Pour Norman Ajari, la communauté nationale est une fiction qui occulte d’autres narrations communes. Nous avons proposé aux deux hommes de débattre de ces sujets, dans le cadre du dossier spécial que nous consacrons au concept de « Déconstruction ». Voici leur échange.

Pierre Valentin : Le « wokisme » est une idéologie qu’on ne peut pas comprendre sans s’intéresser à l’histoire de la philosophie. Pierre-Henri Tavoillot [co-organisateur du colloque] trace une filiation entre la déconstruction de la nature et du divin à l’âge moderne avec Descartes, les penseurs du soupçon comme Nietzsche, puis la French Theory avec FoucaultDerrida ou Deleuze. Pour ma part, je me concentre sur la récupération, par le « wokisme », du postmodernisme. Tout d’abord, on note un scepticisme radical vis-à-vis de tout savoir objectif. Le savoir dit scientifique cacherait en réalité une volonté de domination sur l’Autre, la figure de la minorité sous toutes ses formes. On retrouve ici l’influence de Michel Foucault : « Pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre », écrit-il dans Surveiller et Punir (1975). Tout est domination ou posture, y compris le langage verbal qui construit plus ou moins entièrement notre perception du réel. Ce thème apparaît sous la plume de Heidegger mais aussi de Derrida. Tout discours est toujours une posture par rapport à la réalité objective et parle bien plus de celui qui le prononce que du monde lui-même. Plus généralement, c’est le fait même de discriminer, de distinguer qui est suspect. Toute distinction, séparation ou classification est toujours le symptôme d’une volonté de dominer ou de rejeter. Il faut donc déconstruire les distinctions et les flouter. Il faut être inclusif. Les définitions sont des cadres qui excluent par essence. Cela va se retrouver par exemple dans une sorte de pseudo-relativisme culturel. Toutes les cultures se vaudraient, mais à l’heure de la pensée décoloniale, on comprend que c’est l’Occident qui est bien pire que les autres. Enfin, c’est l’universel lui-même qui est évincé. Il est une fiction issue des Lumières ou un masque de la domination blanche perçu par les penseurs « woke » (pensons à Ibram X. Kendi) comme plus sournois et dangereux que l’ethno-racialisme d’extrême droite parce qu’au moins, ces derniers jouent franc-jeu. Bref, le monde universitaire a joyeusement glissé du postmodernisme au « wokisme », avec les mêmes références philosophiques, sans que cela ne pose de problème…

“La théorie critique de la race considère que l’Occident est essentiellement mauvais” 
Pierre Valentin

 

Norman Ajari : Cette généalogie a un certain sens mais vous interprétez la pensée « woke » en général (et décoloniale en particulier) avec des références uniquement européennes. Or, la philosophie continentale ne permet pas d’éclairer, par exemple, la pensée africaine-américaine, qui a une généalogie et une histoire absente des conversations. Prenez la philosophie politique qui commence avec la révolution haïtienne et va influencer les esclaves du Sud américain, le nationalisme noir, des gens comme Martin DelanyMarcus Garvey ou W. E. B. Du Bois. Toute cette histoire est absente des débats universitaires. On fait comme si les Africains Américains (sic) s’étaient réveillés dans les années 1970 en lisant les traductions de Foucault, Derrida ou Deleuze. Ce n’est pas vrai ! On a l’impression qu’il y aurait un fantasme des questions raciales qui, à travers le postmodernisme, aurait poussé les minorités à revendiquer leur droit à la différence. Non, il y a une histoire politique et intellectuelle interne aux Amériques noires, une histoire d’une population esclave qui a élaboré ses concepts, ses théories, d’abord sur la base d’une théologie protestante puis qui s’est nourrie des influences européennes et africaines. C’est ce que Cedric Robinson appelle la tradition raciale noire. Elle s’est toujours pensée à partir de ses conditions sociales : celle de l’esclavage, de l’échec de la Reconstruction, de la ségrégation, de l’incarcération de masse aujourd’hui, d’une situation où, par exemple, les Africains Américains représentent à peu près 13% de la population et environ 2% des richesses. Dans ce contexte, nous avons un modèle libéral qui fonde la société sur la liberté et une égalité juridique aveugle aux différences. Très bien. Sauf que dans les faits, cela ne fonctionne pas. Les inégalités perdurent : les populations noires s’appauvrissent, les clichés racistes survivent. À partir de là, nous disons que nous devrions peut-être nous tourner vers d’autres modèles théoriques comme la théorie critique de la race. Que dit cette théorie ? La race comme construction sociale (et non comme pseudo-réalité biologique) est un concept d’analyse pertinent pour décrire et combattre les injustices.

 

P. V. : Si nous ne prenons pas en considération la théorie critique de la race c’est qu’elle ne nous concerne pas ! Pierre Bourdieu, qui pourrait ressembler à une figure proto-« woke » en France, récuse lui-même, dans l’article Sur les Ruses de la raison impérialiste (1998), ce tour de passe-passe qui consiste à faire passer pour universelle une problématique faite par et pour les Américains…

“Le mouvement ‘woke’ est aussi une réaction profonde de personnes qui se sentent assignées à un destin tragique” 
Norman Ajari

 

N. A. : Je ne suis pas d’accord. C’est le gouverneur de La Jonquière qui était à la tête de la Nouvelle-France à Québec et disait « tout nègre est esclave quelque part qu’il se trouve ». On parle souvent du Code noir aux Antilles, mais il y avait aussi un Code noir dans la Louisiane française. Enfin, la France est toujours en Amérique ! La Guadeloupe, la Martinique et j’en passe. Toute cette histoire fait partie de la France et a constitué sa puissance, son rayonnement. Et c’est très banal ! Tous les grands empires ont eu recours à l’esclavage. Mais là, pour la première fois, il était racial, ce qui n’était pas le cas d’Athènes ou de Rome pendant l’Antiquité. Je ne dis pas que la France est responsable des problèmes de racisme aux États-Unis ; je dis simplement que la culture esclavagiste a été la même dans les deux pays. Ce sont les mêmes idées. Si on lisait un ouvrage raciste du XVIIIe siècle étasunien, on ne serait pas du tout surpris des clichés sur les Noirs : la paresse, la puissance sexuelle, la lascivité des femmes. Ce sont les mêmes que chez nous. Quand la France possède des territoires gorgés de descendants d’esclaves à Mayotte et dans les Amériques insulaires, que ces gens sont encore bien plus pauvres que les descendants des colons, on ne peut pas dire que les histoires sont si différentes et que nous importons en Europe des problèmes qui ne nous concernent pas.

 

P. V. : La question que je me pose au fond est : combien de temps faudra-t-il pour que l’on juge que l’Occident n’est plus responsable de tout ? Un pays décolonisé depuis un demi-siècle va mal ? C’est de la faute des anciens colons ! L’idéologie « woke » voudrait que le monde occidental soit coupable par essence.

“On est allé attaquer Gandhi ! Dans combien de temps déboulonnera-t-on la statue de George Floyd ? La culture de l’annulation n’a pas de limites” 
Pierre Valentin

 

N. A. : Je pense qu’il faut aussi avoir conscience qu’il s’agit d’une réaction profonde de personnes qui se sentent assignées à un destin tragique. L’élection d’Obama, accompagnée de liesses, a été suivie par le premier moment du mouvement Black Lives Matter. Pourquoi ? Parce que la situation des Africains Américains est restée désespérément la même. Comme les populations noires des Antilles, tous les efforts politiques ont toujours été suivis d’échecs cuisants. Tel le héros tragique qui pense cheminer vers la victoire et se rend compte à la fin qu’il est perdu. Ce sentiment des populations noires s’est parfois traduit par un ressentiment pathologique à l’égard d’un Occident considéré comme une puissance coupable par nature. Il faut critiquer cela, bien sûr. Mais ne pas oublier non plus que la diaspora noire et les descendants d’esclaves traînent une histoire pleine de sursauts, de bifurcations, mais profondément tragique.

P. V. : Au-delà du ressentiment, je trouve qu’il y a un dévoiement intellectuel de la lutte pour les droits civiques. Martin Luther King disait : votre pays est beau, votre universalisme est beau dans son principe mais il faut qu’il devienne une réalité. Ce n’est pas ce que dit la théorie critique de la race, qui considère que l’Occident est essentiellement mauvais. Aux États-Unis, il y a le 1619 Project, lancé par des historiens proches du New York Times. Le but est d’expliquer que l’histoire de l’Amérique commence en 1619, date du débarquement des premiers Africains en Virginie. L’esclavage n’est plus la dérive d’un bon idéal mais l’essence coupable de l’Amérique. Dans un autre style, l’historien mexicain Enrique Dussel, dans 1492. L’Occultation de l’autre(l’Atelier, 1992, accessible ici gratuitement et dans son intégralité), associe la naissance de l’Amérique et de la modernité au génocide des Amérindiens. L’Amérique devient l’enfant d’un « péché originel », et c’est Ibram X. Kendi qui utilise cette expression religieuse. En France, on va se référer à la colonisation surtout. Et cette idée que le mal habite la nature même de l’Occident, on va la retrouver concrètement dans des actions militantes comme cette spirale purificatrice des déboulonnages de statues. On a commencé par les esclavagistes américains, puis après il fallait déboulonner Churchill. Il a beau être un grand anti-totalitaire, il a tenu des propos jugés racistes. Même constat pour l’anti-esclavagiste Victor Schœlcher. C’est un train sans freins : on est allé attaquer Gandhi ! Dans combien de temps déboulonnera-t-on la statue de George Floyd ? La culture de l’annulation n’a pas de limites.

“Le débat philosophique reste coincé dans un monologue européen. Il y a d’autres perspectives enracinées dans d’autres expériences” 
Norman Ajari

 

N. A. : Le rapport de la pensée noire à l’universalisme occidental est une vraie question. Prenons deux intellectuels noirs fondamentaux pour les États-Unis et la France : W. E. B. Du Bois [auquel nous avons consacré un article ici], auteur des Âmes du peuple noir (1903), et Frantz Fanon, auteur de Peau noire, masques blancs (1952). Ils commencent par cette idée : il y a eu une trahison des idéaux démocratiques et universalistes dans les nations impériales occidentales. Du Bois va dire : « Aux populations noires de réaliser cet idéal », avant de se heurter au mur de la réalité. Il pense finalement qu’il n’y a pas d’autres choix que celui d’accepter la ségrégation et de construire une autonomie politique noire. Dans un autre contexte, Frantz Fanon va comprendre qu’il faut bâtir un autre commun en Europe, et c’est tout le projet panafricaniste des Damnés de la Terre (1961). Un autre imaginaire politique se déploie. Nous avons donc deux auteurs qui, au début, croient à une possibilité de transformation de l’intérieur, que ce soit en Amérique ou en Europe, et qui, confrontés à la persistance des inégalités en défaveur des descendants d’esclaves, vont préférer se tourner vers une autre narration commune. Ce n’est pas qu’une histoire américaine, c’est l’histoire de la diaspora noire en général. Fanon, Césaire, la pensée haïtienne, c’est tout cela qui est méconnu et qui devrait être soumis au débat philosophique qui reste coincé dans un monologue européen. Il y a d’autres perspectives enracinées dans d’autres expériences… Il y a d’autres voies, figures ou histoires, en particulier la théorie politique noire qui s’est exprimée en français, en anglais, en espagnol ou en portugais. 

P. V. : Le problème, c’est que les représentants de l’idéologie « woke » ne sont pas comme vous. Ceux qui vendent des livres et facturent les conférences les plus chères ne sont pas tolérants. Ils finissent par tout réduire à une grille de lecture raciale. Je pense à Robin DiAngelo. En 2015, lors d’une table ronde, elle affirmait avec d’autres chercheuses issues de la théorie critique de la race : « La question n’est pas “Est-ce que du racisme a eu lieu ?”, mais bien “Comment le racisme s’est-il manifesté dans cette situation ?” » On part du principe que le racisme est là, tout le temps. Le racisme est une prémisse théologique intouchable qui se manifeste partout et n’est jamais remise en cause. Kendi est un de ces théoriciens traduits en France. Et quand il écrit Comment devenir antiraciste (Alisio, 2020), il donne une définition du racisme ahurissante : « Le racisme est la conjonction de politiques racistes et d’idées racistes qui produisent et normalisent des inégalités raciales. » Une définition circulaire qu’il répète à longueur de conférences. Je ne comprends pas qu’un tel charlatanisme soit toléré. Ce réductionnisme racial, enfin, c’est une trahison de Fanon, auteur auquel vous vous référez. Dans Peau noire, masques blancs, il écrit : « Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi “malade” que ceux qui les exècrent. » Il poursuit : « Le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc. » Il critique déjà cette binarité blanc et noir et tous les sentiments qu’elle détermine.

“Les tenants de l’idéologie ‘woke’ réduisent tout à une grille de lecture raciale” 
Pierre Valentin

 

N. A. : Vous faites référence à des auteurs comme Ibram X. Kendi ou Robin J. DiAngelo qui ne sont pas pris au sérieux dans le monde académique. C’est comme si l’on critiquait la philosophie française en se référant à BHL… Robin DiAngelo est d’abord une femme d’affaires. Et ses paralogismes, elle les vend surtout aux entreprises où elle dispense ses formations. Après, entre deux maux, choisissons le moindre. Je préfère, par exemple, que les multinationales américaines optent pour un discours caricatural et simplificateur, plutôt que le transhumanisme californien. Je préfère une idéologie égalitariste dévoyée à cette espèce de néo-totalitarisme technologique et eugéniste qui infuse dans la Silicon Valley. Malheureusement, l’entreprise n’est pas, en général, un lieu où nous pouvons avoir ce genre de conversations. Il faut des idées un peu grossières prêtes à consommer. Mais on devrait mettre au moins autant d’énergie à critiquer les aspects les plus ridicules et fautifs du « wokisme » que ce Dark Enlightenment (« Lumières noires ») californien.

P. V. : Vous y voyez un moindre mal, mais moi, je considère que c’est l’un des plus grands dangers de notre époque. Je vois une fragmentation de la société en communautés tribales racialistes. C’était d’ailleurs la conséquence prévisible du libéralisme philosophique européen, qui a délégué trop de questions aux individus. La communauté neutre, cela n’existe pas. La communauté est unie si elle est normative. J’entends le libéral hurler au totalitarisme mais sans cette orientation, il n’y a que de la solitude. Comme le dit l’écrivain catholique Clive Staples Lewis, le point commun entre le libéralisme et le totalitarisme est de croire que le monde se réduit à cette alternative ! Non, la normativité commune n’est pas nécessairement tyrannique. Et à l’heure de la numérisation et des isolements liés à la pandémie, cette question du commun est un enjeu de santé publique. La liberté des uns qui s’arrête là où commence celle des autres, cela ne suffit pas pour faire une société. Le libéralisme de John Stuart Mill guidé par le simple principe de non-nuisance est voué au repli, celui de l’individu sur lui-même. On avait un monde moderne qui prétendait pouvoir garantir l’universel en s’affranchissant du particulier et qui, en réaction, a généré un monde postmoderne où on n’a plus que du particulier sans universel. La réponse est : on peut atteindre l’universel à travers le particulier. Cela renvoie à une conception chrétienne du commun. On est d’abord membre de sa communauté locale, puis de sa ville, de sa région, de son pays. Enfin, par l’amour du prochain on comprend l’amour universel et général de l’humanité. On a oublié cela.

“La nation n’est pas le seul référentiel indépassable. Le récit national unique n’est ni souhaitable, ni atteignable” 
Norman Ajari

 

N. A. : Il y a plein d’autres façons de s’attacher à un commun. La nation n’est pas le seul référentiel indépassable. La communauté nationale n’a pas perdu de son évidence : je pense qu’elle n’a jamais eu l’évidence qu’on lui prête. Auparavant, il allait de soi que les populations d’outre-mer, les populations colonisées ou issues de l’immigration ne faisaient pas partie de cet ensemble et étaient là pour travailler ou partir. Et il faudrait d’un coup que ces gens se reconnaissent dans les symboles nationaux qui ne leur ont jamais été destinés ! Ce n’est pas possible. Et ce n’est pas pour autant qu’ils sont déliés, coupés de tout, repliés sur eux-mêmes. Dans le périmètre étatique de la France, il y a plein de récits : l’islam politique, le panafricanisme (où je me reconnais), les nationalistes occitans, basques ou corses… Le récit national unique n’est ni souhaitable, ni atteignable. Qu’il soit remis en question est une bonne chose. Je me demande comment on a pu croire que l’État-nation ait pu fonder un universalisme. L’État-nation est en lui-même une négation de l’universel : une communauté restreinte fondée sur une appartenance nationale, sur la protection du territoire et des symboles particuliers. Il n’y a rien d’universel là-dedans. Cette contradiction de l’État-nation entre sa mission universelle et le petit nombre des bénéficiaires effectifs, les nationaux, c’est cela l’entreprise impériale et coloniale qui a sapé l’idée d’universel. Il ne s’agit pas pour autant de tout réduire à la race non plus. Le panafricanisme, ce n’est pas une simple grille de lecture raciale. C’est précisément une réparation des maux que l’État-nation a causé dans l’histoire moderne. Il s’agit de retrouver cette diversité démolie.


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