jeudi 10 février 2022

Le “mauvais sexe” : fatalité ou violence ?

Joséphine Robert publié le 

Selon Katherine Angel, nos désirs résident dans l’ignorance. Alors comment peut-on affirmer notre consentement avant et durant un rapport sexuel ? Dans Demain le bon sexe. Les femmes, le désir et le consentement (Éditions du Détour, 2022), l’essayiste britannique s’en prend à un préjugé : une femme « libre » connaîtrait ses désirs et pourrait s’extraire d’une violence potentielle par le simple fait du consentement sexuel. Or, la culture du consentement nous empêcherait de voir un autre problème : celui du « mauvais sexe », c’est-à-dire du rapport sexuel accepté mais nul, voire traumatique. ​​​​​​

Le titre de l’ouvrage de Katherine Angel s’inspire du livre de Michel Foucault La Volonté de savoir, le premier tome de sa monumentale enquête sur la sexualité publiée entre 1976 et 1984. Le philosophe français y critique la pensée progressiste des années 1960 et 1970, qui associe la sexualité et le plaisir à l’émancipation et la libération. « À demain le bon sexe » est une expression qu’il utilise pour railler les pensées « libérationnistes contre-culturelles » des marxistes, révolutionnaires et autres freudiens. Il suggère, de manière ironique, que le bon sexe, comme le bonheur, est toujours pour demain : on ne le trouve jamais.

Le consentement ne protège pas de tout

Foucault s’oppose au préjugé qui fait du sexe une voie vers la libération,et du silence un synonyme de répression. Une « véritable explosion discursive »sur le sexe s’est selon lui développée dans les domaines de la biologie, de la psychiatrie, de la psychologie et de la critique politique, dans le but de s’opposer au régime victorien conservateur du XIXe siècle. Cependant, Foucault estime que parler ouvertement de sexe ne nous donne qu’une illusion de libération : « Ne pas croire qu’en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir. » Formule très forte qui souligne que le pouvoir est partout. Ce n’est pas parce que le sexe est devenu un sujet de discours que nous nous libérons des pouvoirs répressifs religieux et bourgeois.

Katherine Angel s’inspire de cette analyse pour réfléchir à la culture du consentement. Depuis les mouvements #MeToo, on observe à nouveau une telle « explosion discursive ». Un grand nombre de mouvements sociaux encouragent aujourd’hui la prise de parole des femmes, de sorte que désormais, de nombreuses victimes de viol et d’agressions sexuelles s’expriment sur ce qu’elles ont vécu. Cependant, l’autrice estime qu’au travers de ces mouvements, la parole est devenue une responsabilité, peut-être trop lourde à porter. Les femmes hétérosexuelles ont la tâche d’exprimer un « féminisme d’assurance » : elles sont chargées d’articuler leurs désirs de manière très claire avant et pendant un rapport sexuel. Est-ce seulement possible ?

L’ambiguïté fondamentale du désir

Pour Katherine Angel, le consentement à une portée limité : les mouvements féministes demandent au discours de régler des problèmes qui dépassent les capacités de ce « dire oui » ou « dire non ». Car le désir et le plaisir sont intrinsèquement ambigus. L’essayiste suggère que la nécessité d’exprimer un « oui » ou un « non » s’oppose à la nature ambivalente du désir : « Au cœur du désir et du plaisir réside l’ignorance. » Le désir sexuel « peut nous prendre par surprise, se faufiler, et volontairement confondre nos plans […] Le sexe n’est pas statique, car les interactions sociales et les gens ne sont pas fixes […] Le sexe n’est pas un objet. »

Le fait que leur émancipation dépende de cette formulation explicite est soutenu par la plupart des féministes elles-mêmes, qui ont fait du concept de « consentement » une pierre de touche de la réflexion sur la lutte contre les violences sexuelles. D’où la ligne de crête sur laquelle se situe Katherine Angel, à la fois solidaire de #MeToo mais aussi critique cette notion de consentement.

L’expérience (trop) commune du “mauvais sexe”

Angel réactualise la phrase de Foucault « Ne pas croire qu’en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir » en : « Ne pas croire que le consentement verbal protège les femmes d’une expérience sexuelle effrayante ou tout simplement nulle. » Elle introduit ainsi l’idée de « mauvais sexe », que l’on peut traduire de deux manières : un rapport sexuel sans plaisir, ou une expérience sexuelle traumatisante.

Le premier « bad sex » est le moins problématique – il s’agit d’un rapport sexuel ennuyeux, gênant, désagréable, sans plaisir ou sans orgasme. Angel souligne que ce type de rapport peut tout à fait survenir malgré un consentement explicite. De sorte que « l’expression vocale d’un désir ne garantit pas du plaisir pour les femmes ». Un « oui » enthousiaste ou passionné ne se traduit pas forcément en rapport sexuel satisfaisant. Une situation d’ailleurs des plus communes ! D’où l’importance de ne pas tout réduire à la simple question du consentement, qui n’est en rien une garantie d’expérience mutuellement satisfaisante pour les partenaires.

Le deuxième type de « bad sex » évoqué par Angel peut également naître du consentement, mais s’avère aussi humiliant, très inégal, douloureux voire traumatique. Même si ce type de rapport sexuel n’est ni légalement, ni politiquement défini comme une « agression », il reste terrifiant : « La répression peut s’opérer au travers des mécanismes de la parole. »

Comment, alors, éviter une expérience humiliante ou effrayante ? C’est là où l’exploration de Katherine Angel trouve ses limites. Si le désir sexuel est éprouvé de manière intime comme parfois fluctuant ou mystérieux, il n’en demeure pas moins qu’en cas de plainte, la justice a besoin d’un critère objectif pour déterminer si oui ou non, un acte sexuel relève d’une violence. Par ailleurs, les hommes qui abusent de femmes jouent souvent sur ce clair-obscur du désir pour faire croire aux femmes qu’elles désirent – alors qu’elles-mêmes sentent bien qu’en réalité, elles ne souhaitaient nullement avoir de rapport.

Prendre au sérieux le « peut-être », c’est-à-dire une forme interrogative de consentement, comme le suggère l’universitaire, peut conduire au meilleur comme au pire : d’un côté, une plus grande connaissance de son corps et des sources de sa jouissance ; de l’autre, une expérience traumatisante qui risque d’éloigner la personne durablement de son plaisir. Faut-il vraiment chercher à jouir à ce prix ?

Demain le bon sexe. Les femmes, le désir et le consentement, de Katherine Angel, vient de paraître aux Éditions du Détour dans une traduction de C. Nicolas. 224 p


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