jeudi 24 février 2022

“Exercices spirituels” : la vie, mode d’emploi

Jean-Marie Durand publié le 

En rassemblant dans une anthologie les écrits majeurs de l’histoire des exercices spirituels, depuis l’Antiquité à la période contemporaine, Xavier Pavie élargit le cadre connu des usages de ce que Pierre Hadot appelait la philosophie comme « manière de vivre ». Des exercices qui s’étalent sur plus de vingt-cinq siècles, grâce auxquels l’on peut apprendre à vivre mieux, à voir plus clair en soi.

Comment vivre mieux ? Comment surmonter les épreuves existentielles ? À ces questions sans réponses assurées, les écoles philosophiques de l’Antiquité ont suggéré des pistes concrètes permettant d’apaiser ces difficultés par le biais de techniques, de méthodes et de pratiques. Les « exercices spirituels » furent le nom de cette voie vers la sagesse, nous rappelle Xavier Pavie dans son anthologie Exercices Spirituels philosophiques (PUF, 2022), qui fait la part belle à la philosophie antique, dont la visée n’était autre que de proposer un équipement mental permettant de faire face à ce qui arrive.

« Apprendre à se préparer et s’équiper, apprendre à se détacher, apprendre l’usage du corps, apprendre d’autrui, apprendre à lire, à écrire, à écouter, apprendre le regard d’en haut, apprendre à mourir »… : les chapitres successifs, structurés autour de différents apprentissages, éclairent les multiples modalités pratiques des exercices spirituels. C’est le philosophe Pierre Hadot (1922-2010) qui contribua le premier à en documenter l’histoire, dès les années 1970, synthétisée dans un ouvrage majeur, La Philosophie comme manière de vivre (Le Livre de poche, 2003).

“Boîte à outils”

« La finalité des exercices spirituels est claire : à travers le développement et la mise en application de techniques et de méthodes, il s’agit de parvenir à un mieux‐être, un bien‐être, de vivre le mieux ou le moins mal possible », rappelle Pavie. L’image souvent choisie pour comprendre l’utilisation de listes d’exercices spirituels est celle de la « boîte à outils ». « Cette métaphore de la boîte à outils, où se trouvent maximes, préceptes, enseignements et méthodes à se remémorer face aux difficultés, est perceptible, sous diverses formes, sous diverses métaphores dans chacune des Écoles antiques, stoïcienne, épicurienne ou cynique », précise l’auteur. Celui qui en a besoin doit les sortir de sa boîte afin de les utiliser au quotidien, comme on fortifierait un muscle.

L’exercice spirituel est donc d’abord une attention, une vigilance, une conscience de soi qui doit toujours être éveillée. Il réclame de la part du pratiquant une véritable « conversion » : une conversion philosophique qui conduit de l’angoisse à la sérénité. « Cette conversion s’effectue à travers des méthodes, des techniques, que ce soit l’acceptation du tetrapharmakos (τετραφάρμακος) épicurien, l’expérience du dialogue socratique, la volonté de se connaître soi‐même, le suivi des dogmes tels que comprendre ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de soi, etc. », souligne Pavie. Un exemple, toujours d’actualité : apprendre à vivre chaque moment comme si c’était le premier et le dernier (tel l’éternel retour nietzschéen), apprendre à reconnaître le jaillissement et à vivre intensément l’instant présent.

Le moment chrétien : Ignace de Loyola

S’il est convenu d’attester l’apparition d’exercices spirituels dès l’Antiquité au sein des trois Écoles, stoïcienne, épicurienne et cynique, Xavier Pavie souligne qu’ils existaient en réalité avant leur fondation, sous une autre forme, plus proche d’une sorte de chamanisme. « Car l’existence de ces pratiques répond à un besoin antérieur à l’apparition de la philosophie – autour de 2 500 avant notre ère –, et celles‐ci voient certainement le jour avec le début de l’humanité », écrit-il. Cette préhistoire de l’exercice spirituel est à rechercher dans des traditions magico‐religieuses de techniques respiratoires, de tension du diaphragme, à l’instar de disciplines comme le yoga (vipassanāprāṇāyāma…) ou les exercices de mémoire.

Mais surtout, l’histoire des exercices spirituels déborde, en aval, le cadre mythique de la philosophie antique. Au XVIe siècle, la notion fut associée dans la culture occidentale à (saint) Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de la Compagnie de Jésus et auteur des Exercices Spirituels (1548), écrit comme un ensemble de prières qu’il s’agissait de suivre à travers la méditation, la contemplation et la retraite en silence. L’ouvrage du jésuite est dense et parfois difficile à lire mais il constitue, dans l’histoire de la chrétienté, un manuel de référence en la matière.

De Kant au yoga : la postérité des exercices spirituels

Chez les philosophes aussi, des techniques existentielles se dessinent au fil du temps, de Montaigne à Spinoza, de Rousseau à Kant qui, dans la Métaphysique des mœurs (1795) consacre de nombreux chapitres aux devoirs envers soi‐même, de Schopenhauer à Nietzsche, sans parler de BergsonMerleau‐Ponty, Stanley CavellWilliam James… Pavie insiste : « La persistance des exercices spirituels tout au long de ces siècles est bien présente et elle est fondamentale, car, de façon plus ou moins marquée et plus ou moins reconnue, ces penseurs ont tous une incidence sur les philosophes contemporains, qui se reconnaissent explicitement (ou non) dans une filiation des exercices spirituels ainsi que les Anciens les ont constitués. »

L’auteur formule l’hypothèse que les exercices spirituels sont toujours d’actualité, même s’ils sont détournés : « Thérapies comportementales, techniques de développement personnel ou encore dérivés de la psychanalyse qui s’appuient sur les exercices spirituels sans forcément l’affirmer. » Plus largement, l’espace contemporain s’y réfère dans la volonté de plus en plus affirmée de faire de notre vie une œuvre d’art. Cette proposition irrigue toute la pensée contemporaine comme un véritable exercice spirituel à travers l’expression d’esthétique de l’existence décrite notamment par Michel Foucault dans la dernière partie de son œuvre.

Plus simplement encore, sans aller jusqu’à cet horizon d’une vie comme une œuvre d’art, « se former aux exercices spirituels, ne serait‐ce pas une réponse possible à tous les maux contemporains ? », se demande Xavier Pavie. « Savoir prendre de la hauteur, méditer sur nos actions, maîtriser ses désirs et passions, apprendre à mesurer ce qui dépend de soi et n’en dépend pas sont les voies parmi de nombreuses autres pour s’écarter du brouhaha, de l’écume des actualités contemporaines » : en passant par les textes fondateurs, de la période antique, moderne ou contemporaine, il nous invite à en faire bon usage. Pour vivre (un peu) mieux, protégés par nos citadelles intérieures.

Exercices Spirituels philosophiques. Une anthologie de l’Antiquité à nos jours, de Xavier Pavie, paraît ce 23 février aux Presses universitaires de France. 400 p.


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