lundi 7 février 2022

Entrée à l’Ehpad : «On choisit le meilleur pour nos parents parce qu’on les aime»

par Mathilde Frénois, correspondante à Nice publié le 6 février 2022

L’installation en maison de retraite est un bouleversement pour les personnes âgées et leurs proches. A rebours des affaires de maltraitance, certains établissements accompagnent leurs résidents avec bienveillance.
publié le 6 février 2022 à 21h31

La vie de Michelle Sachet est réglée comme du papier à musique. Dans son agenda posé sur la commode, elle note toutes ses activités, jour par jour, heure par heure : atelier couture le jeudi, gym douce «avec Thomas» l’après-midi, entrée en vigueur du pass vaccinal le lundi. Même la rencontre avec Libé est scrupuleusement référencée. Le temps que les infirmières se familiarisent avec ses petites manies, Michelle a posé ses instructions sur Post-it : «Ne pas faire mon lit SVP. Merci. Michelle», peut-on lire sur papier rose. Elle demande aussi de «ne pas remonter le lit» et de «fermer complètement (à 2 cm) le store». Michelle, coquette arrière-grand-mère de 83 ans, vient d’emménager à l’Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) les Gabres de Cannes, dans les Alpes-Maritimes. Et elle entend bien ne pas bousculer davantage ses habitudes.

Une semaine après la publication du livre les Fossoyeurs de Victor Castanet, qui dévoile des maltraitances au sein d’Ehpad du groupe Orpea, et alors que la prise en charge de la dépendance devient un sujet important de la campagne présidentielle, nous avons suivi Michelle Sachet, Antoinette Rivituso et Orsola (1) durant leur installation dans des résidences de la Côte d’Azur. Des maisons de retraite qui ont séduit ces trois familles, très attachées à la bienveillance du personnel et à la sérénité des lieux. Il existe des endroits où les équipes œuvrent pour le meilleur de leurs résidents, loin de l’image de mouroirs. Y accepter des journalistes pour un reportage en est un premier indice. Nous avons essuyé une dizaine de refus d’établissements avant de se voir ouvrir les portes de l’un d’entre eux : les Gabres, structure à but non lucratif posée en face de la Méditerranée. Nous avons aussi pu rencontrer Orsola et sa fille Anouk (1), qui ont choisi un Ehpad privé, à but lucratif, près de Grasse. Loin d’un manichéisme en noir et blanc, Libération se penche sur le moment de l’entrée d’un parent en maison de retraite. Entre décision familiale déchirante et perte d’autonomie, entre dilemme financier et culpabilité de déléguer, notre reportage montre les conditions à partir desquelles un accueil digne et humain peut s’organiser.

«Coup de cœur»

Michelle Sachet se tient bien droite derrière un élégant col fleuri. Elle serre fort son sac à main. «Tous les changements stressent maman», prévient sa fille Claire. Ils ont été nombreux ces derniers temps. Après avoir mené une vie d’aide-soignante puis d’accompagnante dans un athanée, Michelle a perdu son mari d’une longue maladie après cinquante-quatre ans de vie commune. Elle a habité seule puis en résidence pour seniors. «Le soir et le week-end, il n’y a personne. Après un an, la solitude était très présente. C’était même devenu anxiogène, se souvient Claire, sophrologue. Elle a habité chez moi mais c’était impossible à gérer : j’ai des enfants, des petits-enfants, un métier.» En décembre, ensemble, elles ont beaucoup parlé de cette perte d’autonomie. Elles se sont mises à visiter des établissements. Certains «pas propres», insiste Michelle. D’autres avec «un mauvais ressenti» ou «des lieux qui ne donnaient pas envie».

Leurs recherches les ont menées jusqu’aux Gabres, à deux pas de la mer. Un quiproquo sur l’horaire les a fait visiter les lieux à 9 heures, entre le petit-déjeuner et les toilettes. «C’était le branle-bas de combat. Ils nous ont quand même accueillies et on a eu le coup de cœur. Il n’y avait pas une demi-odeur de quoi que ce soit. J’ai apprécié la gestion administrative et la bienveillance du personnel», rapporte Claire, particulièrement exigeante, et encore davantage depuis les révélations sur l’hygiène douteuse et les dysfonctionnements à Orpea. «Mettre maman dans une maison de retraite était difficile pour moi. Mais ça devenait une évidence. On choisit le meilleur pour nos parents parce qu’on les aime.» Claire visitera une seconde fois les lieux avant de sauter le pas. Sa mère Michelle opte pour une chambre exposée sud.

«Pour les familles, il y a toujours un sentiment de culpabilité. Ils ont l’impression de se dégager de leur rôle familial.»

—  Christophe Darré, directeur de l'Ehpad les Gabres

Aux Gabres, 134 professionnels (équivalents temps plein) sont aux petits soins des 231 résidents, soit 0,58 encadrant par personne, un ratio dans la moyenne du secteur non lucratif. Tout tourne autour du senior et de ses habitudes. Quand le résident arrive, son histoire de vie est couchée sur le papier. Pendant ses premiers jours, une animatrice lui présente activités et salle de restauration. Les repas sont un moment clé. Michelle trouve qu’il y a trop de sauce. Elle pourra donner son avis en «café débat» dans deux jours, puis une commission adaptera les menus avec les idées retenues. «On propose, ils disposent. On a des activités plus thérapeutiques, prises en charge, avec ergothérapeute et psychomotricienne. On essaie de coller le plus au profil de chacun, présente la docteure Armelle Pelen Codoul, médecin coordinatrice. On personnalise au maximum la prise en charge pour lutter contre l’uniformisation. Mais on ne peut pas faire du sur-mesure non plus.» Avant le Covid, des groupes de parole entre familles étaient organisés. Ils devraient bientôt reprendre.

L’Ehpad les Gabres est le plus grand de la région Paca. Son bâtiment en U, sorti de terre en 2014 et en bon état, encadre un vaste jardin avec fontaine, potager thérapeutique et vélos elliptiques. La maison de retraite dépend d’une association œcuménique créée au début des années 50. «Souvent, les résidents arrivent au détour d’une hospitalisation, quand on s’aperçoit que la personne âgée connaît une perte d’autonomie importante qui rend impossible son retour au domicile. Il faut prendre une décision : il n’y aura pas de retour possible,expose Armelle Pelen Codoul. La population change. On entre de plus en plus vieillissant, de plus en plus diminué physiquement et intellectuellement, de plus en plus dépendant.» Ce jour-là, la médecin a reçu le dossier d’une dame de 95 ans en convalescence après une chute. La même semaine, l’équipe a accueilli un monsieur de 97 ans.

La procédure est toujours identique. D’abord le pré-accueil avec l’étude médicale, administrative et financière du dossier. Habilité à l’aide sociale, le prix aux Gabres tourne autour de 70 euros par jour, pour tous les résidents. La moyenne d’âge d’admission est de 88 ans pour un séjour moyen inférieur à deux ans. «Pour les familles, il y a toujours un sentiment de culpabilité. Ils ont l’impression de se dégager de leur rôle familial. C’est le plus dur pour eux, pointe Christophe Darré, le directeur. Parfois, on a aussi des couples : l’aidant n’en peut plus au domicile. Il est épuisé.»

C’est ce qui est arrivé à Antoinette Rivituso, 91 ans. Son compagnon, Gaspard, «perd un peu la tête». La nuit, il voulait partir en rendez-vous médical. Elle devait cacher les clés. Puis Gaspard s’est cassé le coccyx. Agée et aidante, Antoinette était «à bout», dit sa fille Marie. Alors elle décide de le suivre en Ehpad, séduite par une chambre double qui vient de se libérer : «Au quatrième jour, je suis rentrée chez moi, raconte-t-elle. C’était rudimentaire. La chambre n’était pas jolie, il n’y avait aucune animation.» Après cet échec, Antoinette est arrivée aux Gabres en novembre. Son compagnon occupe la chambre de l’autre côté du couloir. La sienne comporte un balcon et un papier peint vert anis. Déchargée de toute tâche domestique, Antoinette revit. Elle a découvert le Rummikub et y consacre ses après-midi. Elle va chez le coiffeur et fait venir le podologue : «Ici, je me crois un peu chez moi.»

«J’avais l’impression de perdre maman»

Autre Ehpad, dans les environs de Grasse, autre emménagement. Des sacs de vêtements, le fidèle poste radio, des albums photos. C’est tout ce qu’Orsola et Anouk sont parvenues à entasser dans une Mégane break de location. Mère et fille ont rapatrié quatre-vingt-sept ans de vie depuis Sète (Hérault). Autant de souvenirs de plus en plus flous. Ceux d’une vie commencée de l’autre côté de la Méditerranée, en Tunisie, en 1935. Un mariage avec un homme d’origine sicilienne, trois enfants et un départ en France. Orsola a été une aimante mère au foyer à Lyon, puis une heureuse retraitée à Sète. «La famille, c’est un peu Zola,concède la fille Anouk. Mon frère est décédé en 1976 d’un accident de train et ma sœur est handicapée depuis sa naissance. Malgré les tumultes de la vie, elle n’a pas pris un seul antidépresseur ou psychotrope. Maman est toujours debout.»

A la mort de son mari en 2008, Orsola s’ouvre au monde. Elle conduit, s’inscrit à la gym, sort avec ses copines, voyage en Espagne. Anouk vit alors «de petits moments magiques», à «se faire cocooner» autour de spaghettis ou d’un couscous dont seule sa mère a le secret. «Petit à petit, je remarquais des choses. Elle commençait à être plus angoissée, elle avait des oublis, relate Anouk. Elle me disait : “J’ai peur de perdre la mémoire.” Son cerveau est touché par la démence. J’avais l’impression de perdre maman et de me substituer à elle.»

Anouk met tout en place pour le maintien à domicile. L’auxiliaire de vie pour le quotidien, le taxi pour aller à l’accueil de jour, l’infirmière pour la toilette. Puis orthophoniste, coiffeuse, kiné. «Ça roulait pas mal. J’avais mis en place un système autour d’elle qui la stimulait. On a tenu comme ça jusqu’en 2021, décrit Anouk. Après, ça va très vite.» L’octogénaire est «GIR 2», l’avant-dernier stade sur l’échelle de la dépendance, qui en comporte 6. Selon les textes du ministère de l’Intérieur, son état «exige une prise en charge pour la plupart des activités de la vie courante» et «nécessite une surveillance permanente». Une lente dégringolade que rien ne semble pouvoir arrêter. Orsola ne se nourrit plus correctement, tombe et finit aux urgences. Elle ne peut plus rester seule.

«La dernière étape avant le décès»

Anouk n’a pas le temps de réfléchir. La résidence pour seniors n’est pas assez médicalisée. Le maintien à domicile n’est plus envisageable. «J’aurais aimé qu’elle reste chez moi, à côté de Grasse. Mais c’est trop lourd, dit-elle. J’ai une chambre, mais il faut quelqu’un 24 heures sur 24. Je ne pourrais pas.» D’après le dernier décompte de l’Insee en 2019, les Alpes-Maritimes comptent 153 Ehpad pour 11 772 places. Anouk fait confiance au bouche-à-oreille, visite trois maisons de retraite, se fie à ses premières impressions. Elle opte pour un établissement privé près de Grasse, à but lucratif, dont elle préfère taire le nom. Les «couleurs douces»et les «espaces harmonieux» la rassurent. Rien ne fait penser à l’hôpital ou au médical. Il y a une salle de cinéma à l’étage et des bouquets de fleurs sur les nappes du restaurant. Surtout, les animaux sont autorisés : Anouk visitera sa mère tous les soirs avec sa petite chienne. «L’aspect financier a été important. Cet établissement privé coûte environ 3 000 euros par mois, ma mère n’a que 1 650 euros de retraite. Son assurance-vie peut la maintenir pendant trois ans en plus de ses pensions. Et je vais vendre la maison.»

Ça ne fait pas une semaine qu’Orsola est «institutionnalisée», selon le terme consacré, et elle se retrouve déjà isolée, une des grandes craintes d’Anouk. Personne à son étage, personne pour lui tenir compagnie. Il faut insister pour que ça s’arrange. «Peut-être qu’ils diront que je suis chieuse. Mais je veux qu’elle soit bien, s’emporte la fille. Hier soir, quand je suis arrivée, elle n’était pas coiffée. Est-ce vraiment important ? Je l’ai recoiffée et je lui ai mis du rouge à lèvres. J’étais fière de montrer que ma mère, à 87 ans, est magnifique.» A l’heure du dîner, Anouk rejoint Orsola. Leur nouvelle routine. «La maison de retraite, ce n’est pas pour se débarrasser. Mais pour recréer une proximité dans un lieu à elle, se rassure-t-elle. Même si les premiers jours ont été terribles. C’est la dernière étape avant le décès. Elle m’a dit : “tu sais, la mort ne me fait pas peur”, “il faudra que je m’en aille”. C’est dur.» Le quotidien est fait de petits riens. A la fin de sa première semaine, Orsola est sortie. Elle a passé le week-end chez Anouk. Au programme : gâteau, tisane et Vivement dimanche. «J’ai retrouvé maman. C’était organique. J’avais la sensation d’être à côté d’elle, dans son salon. Je suis encore sa fille.»

«On se sent très bien»

Retour aux Gabres. C’est l’heure du souper. Michelle Sachet a trouvé sa place à la table de Claudie et Madeleine, 95 et 86 ans. Ce sont elles qui l’ont réconfortée à ses débuts, signe qu’au-delà du débat entre établissements à but lucratif ou non lucratif, cette nouvelle vie représente forcément un défi. «Quand je suis arrivée, je pleurais. J’étais perdue», se souvient Michelle. Ses camarades de repas sont passées par là. C’était en 2019. «Au début, on a très souvent le cafard, dit la première, arrivée après une série de chutes. J’ai fait des sacrifices pour avoir un trois-pièces. Maintenant, l’appartement est à vendre et je vis dans une boîte à chaussures. Je dors dans un lit de 80 cm. C’est une autre vie.» Claudie a vu «des reportages à la télévision» sur les révélations sur les conditions d’hébergement à Orpea : «On voit la différence avec ici. Ce n’est pas ce que l’on vit. On se sent très bien.»

La nuit est tombée. Michelle a su apaiser ses angoisses auprès de ses nouvelles amies. Elle téléphone à sa fille, comme chaque soir. Et Antoinette Rivituso a fait le vœu de partir à Rome avec ses filles lors d’une animation «arbre à souhait». Rêve exaucé : la valise est prête, la nonagénaire prendra bientôt l’avion. «Au retour, je dirai : “Je rentre à la maison.”»


(1) Le prénom a été modifié.


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