mardi 15 février 2022

Dans les pas de Sandrine Mörch, élue des enfants perdus

Par etOlivier Jobard/M.Y.O.P. (Photos) Publié le 20 octobre 2021

« Fragments de France ». Après quatre années à l’Assemblée, le premier mandat de la députée LRM de Haute-Garonne a pris un tournant radical pendant la pandémie, quand elle a décidé de se consacrer aux enfants déscolarisés.

Il fait nuit noire sur ce terrain vague, où progresse pas à pas Sandrine Mörch. A Plaisance-du-Touch (Haute-Garonne), plusieurs familles issues de la communauté des gens du voyage occupent cette aire depuis quelques mois. Des flammes s’élèvent au loin. Ils sont une quarantaine, réunis pour une messe évangélique. « Demande à Dieu sa grâce sur toi ce soir, tu verras ta vie va changer », lance le pasteur dans son micro. Certains psalmodient. Mme Mörch, 59 ans, députée La République en marche (LRM) de Haute-Garonne, cherche Sourire, 32 ans, qui s’est planqué dans sa caravane en attendant la fin de la cérémonie. « Tout ça, ce n’est pas mon truc », dit-il.

100 « Fragments de France »

A six mois de l’élection présidentielle, Le Monde brosse un portrait inédit du pays. 100 journalistes et 100 photographes ont sillonné le terrain en septembre pour dépeindre la France d’aujourd’hui. Un tableau nuancé, tendre parfois, dur souvent, loin des préjugés toujours. Ces 100 reportages sont à retrouver dans un grand format numérique.

Quelques jours plus tôt, la députée a été alertée par les habitants d’une intervention imminente des forces de l’ordre pour les expulser du terrain, « peut-être demain ». Elle connaît bien le jeune homme et ses proches. Il y a presque deux ans, elle avait fait irruption sur le domaine occupé à l’époque par Sourire et ses compagnons d’itinérance. Il lui avait raconté sa passion pour la coutellerie, les lames qu’il fabriquait avec des matériaux de récup. Il voulait en faire son métier, mais c’était difficile, sans adresse fixe ni diplôme.

Ensemble, ils ont tapé à la porte de tout un tas d’organismes, des fondations privées jusqu’à la région. Son profil détonne mais elle n’abandonne pas. « J’ai toujours été extrêmement sensible au potentiel gâché », nous avait-elle glissé sur le chemin du camp. A Albi, Sourire a fini par trouver une place. Pôle emploi finance la moitié des 12 000 euros de sa formation de forgeron. Il paye le reste en donnant des cours de vannerie. Dans trois semaines, si tout va bien, il aura son bac pro. Mme Mörch promet de venir le voir dans son atelier. « Sandrine va faire des haches, lundi à Albi avec Sourire »,écrit-t-elle dans son agenda de députée. Elle rit. « Je vais finir par rendre fous tous mes collaborateurs. »

Des gens du voyage célèbrent une messe évangélique, à Plaisance-du-Touch (Haute-Garonne), le 30 septembre 2021.
Sandrine Mörch, députée LRM de Haute-Garonne, discute avec Sourire, un jeune homme qu’elle a aidé à trouver une formation de coutelier. A Plaisance-du-Touch, le 30 septembre 2021.

L’insalubrité, partout

Les journées de la députée Mörch tranchent avec les programmes généralement ouatés de ses collègues, concoctés par les assistants parlementaires de l’Assemblée nationale. Siégeant depuis quatre ans et demi, elle a fait un nouveau pari : s’occuper de ces enfants précaires dont la scolarité ne tient souvent qu’à un fil. Le déclic a lieu lors du premier confinement, en mars 2020, « celui où personne ne pouvait sortir et où tout le monde avait peur de mourir ». En voiture, elle sillonne l’agglomération toulousaine, à la recherche « des enfants hors des radars de l’administration ». Quitte à dépasser les frontières de sa circonscription et les limites de son mandat.

Ce jeudi 30 septembre au matin, l’élue a débarqué sur le parking d’un hôtel social de la banlieue toulousaine, accompagnée de Christine Marchou et Aminata Coulibaly, bénévoles pour des associations d’aide aux plus précaires. Une trentaine de familles logent dans ce bâtiment à la façade verte et décrépie, qui voisine avec un magasin la Foir’Fouille et une rangée de concessionnaires automobiles. Sur le papier, elles sont expulsables à tout moment, de l’hôtel ou du territoire. « On les pense perdues, mais ce sont mes causes »,défend la députée, qui a décroché une mission et un rapport sur le sujet après des mois de supplications.

Un hôtel social, où sont logées des familles précaires, dans la banlieue toulousaine, le 30 septembre 2021.
Sandrine Mörch (à droite), députée LRM de Haute Garonne, et Christine Marchou (à gauche), bénévole pour une association d’aide aux plus précaires, auprès d’une femme logée dans un hôtel social, près de Toulouse, le 30 septembre 2021.

A droite après l’entrée, puis première porte à gauche. Une seule pièce à vivre pour deux adultes et quatre enfants. Lumière blafarde, jouets éparpillés au sol, salle de bain insalubre qui jouxte la chambrette… « Trois mètres sur trois »,précise Christine. La sexagénaire, agrégée de mathématiques, à la silhouette frêle et aux cheveux roses, passait la moitié de son temps au Népal avant la pandémie. En attendant de pouvoir repartir, elle consacre ses mercredis à sauver « ces gamins menacés de rupture scolaire », avec l’association qu’elle anime en compagnie de collègues retraités. Faute de place, l’aide aux devoirs s’organise dans les chambres des uns et des autres, sur le palier, à la réception de l’hôtel ou même « dans les voitures sur le parking », raconte Aminata Coulibaly, porte-parole officieuse de ces familles auprès de l’administration. Elle sait de quoi elle parle : elle aussi habite dans un hôtel social à Colomiers, à une vingtaine de kilomètres.

La députée Mörch suit, au gré des évacuations, ces enfants qui grandissent sur fond de prostitution, de trafic de drogue. Et d’insalubrité, partout, invariablement. La veille, c’est l’inspectrice générale de l’éducation nationale qui l’a suivie sur les lieux. Un mois plus tôt, le directeur académique des services de l’éducation nationale, la sous-préfète, les gendarmes, et le maire avaient eux aussi été conviés à une réunion au sommet sur ce même parking. Au grand étonnement des propriétaires de l’hôtel, qui n’avaient jamais eu affaire à autant de représentants de l’Etat. « Ensemble, on est mieux en prise avec la réalité. D’habitude, on en est toujours trop loin, explique Mme Mörch. C’est ça, mon regret, de ne pas réussir à ouvrir les yeux des gens, alors qu’une minute me suffit quand je les emmène sur mes terrains. »Refuge et calvaire à la fois, l’hôtel accueille des familles pour dix jours comme pour trois ans. Le ballet des expulsions et des arrivées ne s’interrompt jamais.

Dans un hôtel social, en banlieue toulousaine, le 30 septembre 2021.

Neha Khan, la trentaine, brode quelques phrases en anglais. Un conflit familial et des menaces de mort les ont fait fuir, elle et sa famille, du Pakistan jusqu’à Toulouse, où des proches se trouvaient déjà. Quatre mois que la jeune femme partage cette pièce avec son mari et ses enfants de 7, 5, 3 et un an. Leur troisième lieu d’hébergement en six mois. Elle pointe du doigt le matelas du bas, puis ses jambes, dont la peau est criblée de marques rouges. Les punaises de lit la harcèlent depuis son arrivée. Son aînée, Fatima, ses yeux noirs grands ouverts, lâche un « je sais pas » quand on lui demande ce qu’elle fera aujourd’hui. Depuis la rentrée, elle et son frère attendent d’être affectés dans un nouvel établissement scolaire, pas trop loin.

« Bombe à retardement »

La veille, les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) sont venus récupérer deux enfants de 6 et 4 ans, abandonnés par leur mère pour la énième fois. Personne ne sait où elle se trouve. Les voisines de palier, deux mamans algériennes, s’effondrent devant la députée. Trop peur que l’ASE revienne pour elles, la prochaine fois. L’élue enregistre sur son portable des phrases décousues, prend des photos. Les réflexes d’une ancienne vie de reporter pour France Télévisions avant l’aventure de la députation. La petite Fatima, pieds nus, rejoint l’attroupement sur le parking. « Cette gamine grandit trop vite », se désespère la députée, avant d’ajouter : « Humilier un enfant, c’est finir avec une bombe à retardement. » Elle s’engouffre dans sa voiture – un Dacia Duster d’un orange flamboyant –, « celle de l’Assemblée », précise-t-elle, presque en s’excusant.

Une caravane garée à « la Flambère », le plus vieux camp de Roms de Toulouse, dans le quartier Ancely, le 30 septembre 2021.

A une dizaine de kilomètres, impasse de la Flambère, dans le quartier Ancely, le plus vieux camp de Roms de la ville s’étend sur un terrain vague encerclé par de la ferraille, des voitures et des déchets. Le bruit d’un avion trahit la proximité du bidonville avec l’aéroport. Une vingtaine de baraques de tôle et de bois, autant de caravanes vétustes. Pas d’eau courante. Quelque 200 personnes sont recensées dans le camp, pérennisé par la mairie en 2008.

Irina et Amalia, des habitantes du camp de la Flambère, à Toulouse, le 30 septembre 2021.
Des enfants jouent sur le camp de la Flambère, à Toulouse, le 30 septembre 2021.
Greca, Andreia et Ionut, devant leur habitation, sur le camp de la Flambère, à Toulouse, le 30 septembre 2021.

A l’arrivée de Mme Mörch, bises, accolades et signes de la main la mènent jusqu’au fond de « la Flambère », là où se trouve la caravane de Jiuletta Nicolae et de son fils Andrei, 19 ans. La députée sort deux Thermos de son sac, sert thé et café dans des gobelets en carton, sur une table branlante. La Flambère est son laboratoire. Avant la pandémie, les trois quarts des enfants du camp étaient inscrits à l’école mais n’y allaient pas. Les effets de la marginalité. Vingt mois et une pandémie plus tard, 47 enfants sur les 48, âgés de 3 et 16 ans, ont réintégré leurs classes.

A l’origine de ce succès, il y a d’abord une association, Rencont’roms nous. « Au début du confinement, pas grand monde ne se souciait de la situation dans les bidonvilles. On parlait beaucoup des quartiers prioritaires, mais il n’y a pas qu’eux qui subissent la précarité », raconte son président, Nathanaël Vignaud. Lui et Andrei font le lien avec les établissements des enfants et récupèrent des piles de devoirs chaque semaine. Depuis des mois, avec le soutien de Mme Mörch et une dizaine d’étudiants bénévoles, ils organisent l’accompagnement scolaire dans un module de chantier désaffecté à l’entrée du camp. « La crise sanitaire a tout changé. Elle a permis de rendre les invisibles enfin visibles », veut croire l’élue.

Sandrine Mörch, députée LRM de Haute-Garonne, discute avec Falcao et Amalia, le 30 septembre 2021. Elle rend souvent visite aux familles du camp de la Flambère afin de s’assurer que les enfants vont à l’école.
Avec l’aide de l’association Rencont’roms nous, un préfabriqué a été installé à l’entrée du camp de la Flambère pour que les enfants aient un suivi scolaire. A Toulouse, le 30 septembre 2021.
Casandra et ses deux fils, au camp de la Flambère, à Toulouse, le 30 septembre 2021.

Une ministre arrive dans l’après-midi, la députée doit l’accueillir, protocole oblige. Elle s’éclipse. Il est 16 h 30, les enfants du camp sont rentrés de l’école. Marta, Amina, Iacob, Ezekiel, Al Capone, Lasmina, Boran, Kenzo, Ramir, Yanis… Ça crie, ça rit, certains s’enfuient du préfabriqué, puis reviennent et, finalement, le silence s’instaure. Ils s’appliquent à finir la série de multiplications ou à trouver la bonne couleur pour chaque case du coloriage magique.

Yelissey et Flavius jouent sur des smartphones, au camp de la Flambère, à Toulouse, le 30 septembre 2021.
Marta, Amyna, et Flavius, qui habitent au camp de la Flambère, prennent le chemin de l’école, le 30 septembre 2021.
Le camp de la Flambère est entouré de déchets et de morceaux de ferraille, où jouent les enfants. A Toulouse, le 28 septembre 2021.

Mme Mörch réapparaît, au bout de trois heures, lessivée. « Est-ce que ça fait partie de mon rôle de députée d’être là ? On me renvoie tout le temps cette question à la gueule, mais qui va voir tous ces gens, sinon ? » Les enfants ont fini leurs devoirs. Il est temps de partir.

Premiers de leur classe

La députée insiste, il faut aller voir, au Mirail, cette famille d’origine algérienne, rencontrée lors d’une distribution alimentaire. Elle et l’inspectrice étaient encore là-bas hier, à 6 heures du matin, dans leur maisonnette de 35 mètres carrés mal isolée. Les parents, sans-papiers pendant onze ans, ont été régularisés il y a six mois. Les enfants, nés en Espagne, sont tous premier de leur classe. « C’est l’exemple qui me donne du courage, sinon je dirais que nous sommes dans un puits sans fond, confie Mme Mörch, avec des enfants qui ont tellement d’obstacles devant eux qu’ils n’arrivent jamais au seuil de l’école ou, en tout cas, n’y restent pas. »

Sandrine Mörch, députée LRM de Haute-Garonne, rend visite à une famille dont les enfants sont des exemples de réussite scolaire malgré des conditions de vie très précaires. A Toulouse, dans le quartier du Mirail, le 30 septembre 2021.

Dans son salon, le père, Hadj (qui préfère ne pas donner son nom), agent de sécurité, pudique et austère, raconte avoir quitté l’Espagne en 2010, après avoir été licencié de sa boîte de nettoyage en pleine crise économique. Une connaissance lui promettait un travail au Mirail. « Quand je suis arrivé ici, on m’a dit qu’il fallait dix ans pour avoir une carte de séjour, donc j’ai mis ça dans un coin de ma tête et je n’ai jamais rien demandé. » Il travaille au noir sur des chantiers, puis dans un taxiphone du quartier « de 6 heures jusqu’à 1 heure du matin, non-stop, payé 4 euros de l’heure ».

Ses enfants grandissent, lui et sa femme suivent de près leur scolarité. C’est leur salut. « Dans mon rapport, je veux souligner l’importance de la parentalité dans la scolarité des enfants », appuie la députée. « Non, il n’y a pas que les parents,lui assène Hadj. Il y a aussi le système. L’Etat a une responsabilité dans tout ça : prendre des immigrés, les mettre dans des quartiers ; comme ça, personne ne s’en approche. C’est là que commence le complexe d’infériorité. » La discussion tourne court, il se fait tard.

Le lendemain, la députée confiera : « Si je me représente en 2022, c’est pour continuer à porter ces combats-là. » Elle n’en dira pas plus. A huit mois de la fin de son premier mandat de parlementaire, elle se dit toujours autant hermétique aux « calculs politiques », elle qui vient de cette fameuse société civile portée en 2017 à l’Assemblée. Ses proches, se souvient-elle, l’avaient convaincue de se présenter aux élections, elle qu’on surnommait volontiers « l’utopiste ».


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