jeudi 24 février 2022

« Dans le cas du Mediator ou d’Orpea, la communication ministérielle vise à faire oublier que la responsabilité du politique est engagée »


 



Publié le 23 février 2022

TRIBUNE

Le professeur émérite de médecine Bernard Bégaud pointe, dans une tribune au « Monde », des similitudes troublantes dans la manière qu’a l’Etat de se défausser dans la gestion des scandales sanitaires ou de prise en charge de la dépendance.

Les deux scandales du Mediator – un médicament mis au point par le groupe pharmaceutique Servier, vendu comme un antidiabétique, mais prescrit comme coupe-faim, responsable d’avoir causé la mort de plusieurs centaines de personnes – et Orpea – maltraitance de personnes âgées placées dans des organismes privés – sont a priori sans rapport mais ils illustrent, de manière tristement superposable, la gestion des crises sanitaires et médiatiques « à la française » : donner, par de multiples annonces, l’impression de tout mettre en œuvre tout en évitant de s’attaquer au fond et aux causes.

La similitude est en effet frappante. Dans les deux cas, cela démarre par la médiatisation d’un livre : Mediator, 150 mg. Combien de morts ? (Dialogues, 2010), d’Irène Frachon, et Les Fossoyeurs, de Victor Castanet (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), qui contraint le politique à se saisir de l’affaire, ou, en tout cas, à communiquer pour en donner l’impression. Dans les deux cas, la ou le ministre dit et répète son effarement et promet une réponse implacable.

Peut-être est-il permis de s’étonner qu’un ministre de la santé à la tête d’une des plus grosses bureaucraties sanitaires au monde ne découvre seulement qu’en 2010, grâce à un livre, qu’un médicament, sans intérêt démontré – et qui plus est dangereux –, le Mediator, ait été, maintenu par son administration sur le marché durant plus de trente ans et remboursé par la Sécurité sociale au taux de 65 %, celui réservé aux médicaments « majeurs ou importants ».

Douze ans plus tard, la ministre déléguée chargée de l’autonomie, Brigitte Bourguignon, semble apprendre, par un livre, que la maltraitance des personnes âgées existe en France et a été poussée jusqu’au cynisme le plus sordide par des groupes privés auxquels on en a, comme dans d’autres secteurs, abandonné la gestion, ou plutôt le marché, de la perte d’autonomie des personnes âgées.

La question des responsabilités politiques

Dans les deux cas, la communication ministérielle vise à faire oublier que le ministère a été pris au dépourvu et, surtout, que la responsabilité du politique est clairement engagée, quoi que l’on dise, au minimum par un long laisser-faire. Comme si le dysfonctionnement ne datait que de quelques semaines, on promet de « frapper fort » et de « faire toute la lumière » sur ces agissements et leurs conséquences. Que ce soit pour le Mediator ou Orpea, l’annonce de l’ouverture « immédiate »d’une enquête administrative, confiée à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), vise à attester de la volonté ministérielle d’en accepter les conclusions « quelles qu’elles soient » et de prendre, en conséquence, les « mesures qui s’imposent ».

Il est cependant difficile de croire que – alors qu’il existe dans l’Hexagone un tissu, sans équivalent, de surveillants sanitaires – nul signal n’ait été jusque-là entendu, aucune investigation ou inspection, même de routine, n’ait été commanditée. Pourtant, depuis des années, les paroles et témoignages de soignants et de familles n’ont pas manqué. Il est étonnant qu’il faille le travail solitaire d’un journaliste indépendant pour faire découvrir des dysfonctionnements graves à un système tentaculaire de contrôle derrière chaque soignant, y compris durant les pires moments de surchauffe. Par exemple, les agences régionales de santé (ARS) – chargées de « l’organisation de la veille et de la sécurité sanitaires » – disposent d’un budget conséquent et aussi de plus de 8 600 personnes réparties sur le territoire français. A moins de penser que les conditions de vie de millions de personnes, particulièrement fragiles et parfois dans l’impossibilité de se défendre, ne soient pas ou plus une priorité sanitaire ou bien soient jugées moins importantes que la normalisation et la mise au pas de la relation de soin.

Une autre similitude, assez désespérante, serait que dans les deux cas on préfère rester sur la surface du récit, aussi effrayant soit-il, pour ne pas toucher au fond. La longue épopée du Mediator n’a pas abordé la question des responsabilités politiques dans le maintien stakhanoviste de ce médicament sur le marché durant des décennies, ni celle des connivences et conflits d’intérêts, qui ont perduré en s’amplifiant, et qui expliquent une bonne part de l’affaire. Ce beau travail d’esquive a éliminé une formidable occasion de revoir les pratiques et de travailler sur le retard de la France en matière de transparence des décisions sanitaires.

Il faut espérer une autre issue pour la maltraitance des personnes âgées. A ce stade, on peut simplement s’inquiéter qu’à nouveau on personnalise trop les responsabilités, comme si la même logique de rentabilité poussée à l’extrême n’était pas à l’œuvre dans les établissements appartenant à d’autres groupes qui ont vu dans la perte d’autonomie un formidable marché captif.


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