jeudi 24 février 2022

Antidépresseurs : que sait-on des prescriptions au long cours ?

Marine Cygler  22 février 2022

Paris, France – Les prescriptions d'antidépresseurs ont tendance à s'allonger dans le temps jusqu'à dépasser les périodes recommandées. Que sait-on de ces traitements au long cours ? Quels sont les bénéfices attendus, mais aussi les risques associés ? Pour tenter de répondre à ces questions, le Pr Antoine Pelissolo (psychiatre, CHU Henri-Mondor, Créteil) et le Dr Franck Benchetrit (psychiatre, Paris) ont décrit les données scientifiques et des éléments d'expérience clinique lors d'une présentation[1] du congrès de l’Encéphale 2022 .

« Normalement, on dit que le traitement d'un épisode dépressif doit durer de neuf à douze mois. En cas d'épisode dépressif de plus de deux ans, de signes résiduels ou de récidive, on préconise un doublement de la durée de traitement », explique le Pr Pelissolo. « Mais dans la pratique courante, on sait que les prescriptions peuvent aller bien au-delà alors qu'il y a peu d'éléments objectivables et de données scientifiques », annonce-t-il.

« La réflexion sur la durée du traitement existe d'emblée dans la tête du clinicien. Cela revient à se poser la question « n'y-a-t-il pas plus d'avantages que d'inconvénients à traiter plus longtemps que les préconisations ? », explique le Dr Benchetrit qui détaille : « C'est une question délicate qui se discute au cas par cas, et qui se pose réellement en pratique, car on sait que cette maladie est potentiellement récurrente et très durable ».

N'y-a-t-il pas plus d'avantages que d'inconvénients à traiter plus longtemps que les préconisations ? Dr Franck Benchetrit

Considérer la dépression « sous un angle évolutif »

Pour un premier épisode dépressif, le traitement est arrêté progressivement au bout de 9 à 12 mois. « L'idée est d'obtenir la résolution de tous les symptômes d'une manière la plus complète possible », indique-t-il soulignant qu'il est « fondamental d'apprécier la qualité de vie et les capacités fonctionnelles du patient, et pas seulement la régression des symptômes. Car, dès ce premier épisode, du traitement pourra dépendre l'évolution de l'état de santé du patient dans sa globalité et du trouble dépressif en particulier. En cas de symptômes résiduels, le risque de nouvel épisode est élevé.

Lors d'un deuxième épisode, le traitement dure en général plus longtemps, autour de 12 mois, et repose sur le traitement antérieur qui avait été efficace la première fois. Mais « à partir du troisième épisode, va vraiment se reposer la question d'un traitement plus long et éventuellement sur de nombreuses années », indique l'orateur. De fait, les épisodes dépressifs suivants sont généralement plus sévères, sans circonstance déclenchante et plus difficiles à soigner.

« Ce n'est pas systématique mais suffisamment fréquent pour garder en tête cette possibilité évolutive. C'est donc tout l'art du médecin de savoir quand proposer un traitement durable », poursuit Franck Benchetrit.

Que dit la HAS sur la durée des traitements ?

La Haute Autorité de Santé a établi des recommandations concernant les « troubles dépressifs récurrents ou persistants de l’adulte » en 2009. Les durées de traitement y sont détaillées dans un paragraphe reproduit ci-dessous :

« En prévention des récidives, la durée du traitement de maintien est d’autant plus prolongée que les épisodes antérieurs ont été plus nombreux, sévères, qu’il existe des pathologies associées et des antécédents familiaux de troubles dépressifs. Elle est supérieure à 12 à 18 mois et encore plus longue chez le sujet âgé.

Dans la dépression chronique, il est recommandé en première intention une association psychothérapie-antidépresseurs pour une durée de traitement de 18 mois à 2 ans, après la rémission des symptômes, et encore plus longue chez le sujet âgé.

Quels que soient la durée et le type de traitement de maintien envisagé, il est recommandé de réévaluer au minimum une ou deux fois par an le rapport bénéfices/risques du traitement de maintien par rapport à son arrêt ».

Quels critères à prendre en compte pour une prescription au long cours ?

Le Pr Antoine Pelissolo a énuméré plusieurs critères de décision que le psychiatre peut évaluer pour décider d'un traitement au long cours :

  • les antécédents des troubles dépressifs :  « Au-delà de 3 ou 4 épisodes dépressifs, on peut se dire qu'il faut à tout prix éviter une récidive », commente-t-il.

  • les résultats obtenus précédemment : il s'agit de savoir si l'antidépresseur devrait être changé plutôt que poursuivi.

  • les comorbidités : « Elles peuvent justifier la prescription d'un antidépresseur au long cours, notamment en cas de trouble anxieux et/ou de trouble de la personnalité », commente-t-il.

  • le contexte de vie : « Avant d'arrêter un traitement, on peut se demander si c'est le bon moment dans la vie du patient ».

  • la mise en œuvre d'un traitement non-médicamenteux : « Une fois qu'on aura stabilisé le patient avec les médicaments, ce sera le temps de la psychothérapie. On aura le temps d'arrêter les médicaments quand la psychothérapie aura fait ses effets ».

  • le ressenti et les attentes du patient : « Certains sont demandeurs d'arrêt, d'autres ont envie de continuer ».

On aura le temps d'arrêter les médicaments quand la psychothérapie aura fait ses effets. Pr Antoine Pelissolo

Le Dr Franck Benchetrit ajoute à ces critères les caractéristiques de l'épisode en cours, à savoir sa sévérité avec ou pas des conduites suicidaires, l'existence ou non de circonstances déclenchantes, la difficulté à traiter cet épisode.

Lors de sa présentation, il a aussi indiqué la nécessité de se renseigner sur les événements traumatiques dans l'enfance (perte parentale précoce, maltraitance, violences sexuelles). « Plus le traumatisme semble sévère, plus la maladie dépressive va se déclarer précocement et plus le nombre d'épisodes dépressifs sera important », justifie-t-il. Il explique par ailleurs que l'âge est une donnée qui peut poser problème au prescripteur : d'un côté, l'épisode dépressif survenant jeune est de mauvais pronostic sur le risque de récurrence, ce qui inciterait à traiter longtemps, d'un autre, « le traitement au long cours est difficile à proposer à un sujet jeune à cause des effets secondaires qui peuvent gêner la vie quotidienne ».

Des preuves d'efficacité à long terme

La liste des critères de décision témoigne de la difficulté pour le médecin de juger de l'opportunité de poursuivre un traitement antidépresseur sur le long cours. Cette difficulté est d'autant plus importante qu'il existe peu de données scientifiques sur ce type de prescriptions longue durée.

Le Pr Pelissolo a rappelé toutefois que, dès le début des années 1990, des études commencent à révéler l'intérêt de prolonger un traitement antidépresseur au-delà de trois ans.
« En 2004, le Dr Jean-Pierre Lépine et ses collègues ont montré que l'on pouvait utiliser l'antidépresseur comme une molécule à visée préventive prophylactique », commence Antoine Pelissolo. Il poursuit « Ils se sont rendus compte qu'en utilisant un antidépresseur différent de celui prescrit en aigu qui avait permis la stabilisation, on avait une prévention de la rechute dépressive ».

Plus récemment, une étude anglaise de 2021 [2] en vie réelle s'est intéressée à des patients suivis par un médecin généraliste et sous antidépresseur depuis au moins neuf mois. Les 150 participants ont été randomisés en deux groupes (placebo vs antidépresseur) et suivis pendant 52 semaines. Résultat : le groupe qui recevait le traitement rechutait moins que le groupe placebo (39% vs 56%).

Ils se sont rendus compte qu'en utilisant un antidépresseur différent de celui prescrit en aigu qui avait permis la stabilisation, on avait une prévention de la rechute dépressive. Dr Jean-Pierre Lépine

Les antidépresseurs sont également prescrits pour les troubles anxieux et les TOC pour lesquels une efficacité à long terme est également observée, même si les études sont encore moins nombreuses que dans la dépression.

Les effets collatéraux des prescriptions longue durée…

« Le point très délicat de ces prescriptions au long cours, c'est la fréquence des effets secondaires que l'on doit mettre en balance avec le risque de récidive qui n'est pas anodin  » rappelle Franck Benchetrit. « On connaît ces effets collatéraux au long cours car ce sont des molécules très utilisées. On n'est pas inquiets de la toxicité mais les effets sur la qualité vie quotidienne peuvent être un frein à ces traitements prolongés », reconnaît aussi Antoine Pelissolo, lequel cite une étude observationnelle néo-zélandaise de 2016 consacrée aux prescriptions d'antidépresseur au long cours[3].

Le point très délicat de ces prescriptions au long cours, c'est la fréquence des effets secondaires que l'on doit mettre en balance avec le risque de récidive. Dr Franck Benchetrit

Dans cette étude où les participants répondaient à un questionnaire, les 150 patients sous antidépresseur depuis plus de trois ans et jusqu'à 15 ans décrivent une meilleure qualité de vie avec le traitement mais aussi des effets secondaires, dont la prévalence est élevée. Les principaux effets secondaires sont le syndrome de sevrage (55,7%), l'anorgasmie (47,7%), d'autres troubles sexuels (44,2%), la prise de poids (38%), l'émoussement émotionnel (36,1%) ou encore la sécheresse buccale (32%). L'émoussement émotionnel peut être vécu de façon très différente : certains patients constatent avec plaisir une mise à distance des problèmes, d'autres, au contraire, ont l'impression de perdre le sel de la vie.

Changement positif du tempérament et de la personnalité

Autre effet collatéral : les antidépresseurs au long terme ont un impact sur la sensibilité aux affects négatifs (névrotisme) et la propension à avoir des affects positifs (extraversion). Dans une étude de 2009, les auteurs montrent que sous antidépresseur – en l'occurrence la paroxétine – le névrotisme s'effondrerait et l'extraversion s'améliorerait [3]. Ils vont jusqu'à conclure que l'amélioration finale des patients s'explique essentiellement par ces changements de personnalité. « On le voit bien chez les patients sous antidépresseur depuis longtemps, il y a quelque chose qui n'est pas que le traitement du trouble premier : c'est un effet dimensionnel sur les traits de personnalité », commente Antoine Pelissolo. Ce que confirme Franck Benchetrit : « beaucoup de patients ont le sentiment d'un assouplissement du fonctionnement psychique qui permet un meilleur contrôle d'une sensibilité émotionnelle gênante ». Aussi, ils ont moins de biais d'attention, de jugement, d'interprétation ou encore de mémoire pour les informations tristes, négatives ou péjoratives.

Quid de la dépendance et du sevrage ? 

A part pour la venlafaxine et la paroxétine, dont l'arrêt brutal peut entraîner un syndrome d'interruption, le Pr Antoine Pelissolo considère qu'il n'y a pas à avoir de crainte à l'arrêt des antidépresseurs. En revanche, il souligne l'existence d'un facteur d'attachement lié au fait que le patient a été bien traité par un médicament, « mais aussi peut-être lié à cet effet plus subtil sur la personnalité ».

Ce n'est pas là un problème de dépendance au médicament mais de dépendance thérapeutique, c'est-à-dire un besoin de traitement. Pr Antoine Pelissolo
Enfin, si à l'arrêt du traitement, rechute ou récidive de la dépression peuvent s'observer, « ce n'est pas là un problème de dépendance au médicament mais de dépendance thérapeutique, c'est-à-dire un besoin de traitement , indique le spécialiste.


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