vendredi 11 février 2022

A Roj, en Syrie, dans le camp des orphelins français : « La France, elle ne veut pas nous prendre ? »

le Par  Publié le 10 février 2022

Les enfants de djihadistes français tués, qui survivent dans des conditions précaires, désespèrent d’être rapatriés.

Dans le camp de Roj, il suffit que le vent s’arrête un court instant pour que les cris de joie des enfants résonnent entre les tentes. Ici, sur ce morceau de terre désertique, situé dans le nord-est de la Syrie, tout proche des frontières turque et irakienne, vivent des centaines de femmes et d’enfants. Des familles qui sont venues du monde entier pour rejoindre l’organisation Etat islamique (EI), avant d’être arrêtées par les forces kurdes syriennes. Parmi les habitants de ce camp figurent des mineurs français dont les parents ont été tués lors des combats qui ont marqué l’écroulement du « califat » de Daech (l’acronyme arabe de l’EI). A Roj, ces orphelins vivent seuls, ou avec d’autres familles.

Avant de montrer l’intérieur de sa tente, Sophia (tous les prénoms ont été modifiés), âgée de 16 ans, veut s’assurer que tout est bien rangé. « Attendez deux secondes ! », demande-t-elle, dans un français un peu hésitant, en ordonnant à l’un de ses trois petits frères de nettoyer le sol. Dans leur tente exiguë, il y a trois matelas à même le sol. « Je dors avec un de mes petits frères », explique Sophia, fine et élancée, enveloppée dans un foulard et un manteau rose. Le drap de leur matelas est imprimé d’images d’ours en peluche.

« Je pense qu’on vivait à Paris »

Depuis la mort de sa mère et de son beau-père dans le bombardement de Baghouz, une localité du Sud-Est syrien, ultime possession de l’EI tombée en 2019, Sophia fait tout pour protéger sa famille. Avant d’arriver à Roj, la fratrie était dans le camp Al-Hol, à deux heures de route, où « la vie était très dure », soutient Sophia. A Al-Hol, où vivent plus de 60 000 personnes, dont une grande majorité de femmes et d’enfants, les actes criminels sont monnaie courante, notamment les meurtres.

« Là-bas, il y avait une sœur [membre de l’EI], une Marocaine, qui nous cachait, raconte Sophia. Elle ne voulait pas qu’on retourne en France. Elle nous interdisait de sortir. On ne pouvait parler qu’en arabe. Elle s’est sauvée du camp. Ensuite, il y avait tout le temps des sœurs qui nous criaient dessus. J’en avais marre. J’ai pris mes frères avec moi et on est allés à la porte du camp voir les Kurdes. On leur a dit qu’on voulait partir. Ils nous ont transférés dans une école pour orphelins, et ensuite ici, il y a un an. »

Deux jeunes filles dans le camp de Roj, dans le nord-est de la Syrie, le 9 février 2022. Des familles de djihadistes étrangers sont enfermées dans ce camp depuis la chute de l’organisation Etat islamique (EI), dont des orphelins français dans l’attente de leur rapatriement.
Sarah (le nom a été modifié), une orpheline de 16 ans, dans le camp de Roj, le 9 février 2022.

Dans le camp de Roj, « la vie n’est pas facile, mais c’est mieux qu’avant », dit l’adolescente. Quand il pleut, l’eau rentre pourtant dans la tente. La nuit, par peur de provoquer un incendie, elle préfère ne pas allumer le poêle au pétrole. « Il y a eu des incendies. Le dernier, c’était il y a deux mois. Six tentes ont brûlé. En plus, le chauffage fait de la fumée. Ça donne mal à la tête. Tu ne vois pas bien », explique celle qui n’a aucun souvenir de sa vie en France, pays qu’elle a dû quitter il y a onze ans, à l’âge de 5 ans. « Je pense qu’on vivait à Paris, mais je ne suis pas sûre », murmure-t-elle.

Quand Sophia avait 11 ans, elle a été blessée à la tête dans la ville de Rakka, l’ancienne capitale autoproclamée du « califat ». « Ma tête a été coupée en deux », dit la jeune fille, sur un ton neutre. Après sa blessure, pendant deux mois, Sophia a perdu la mémoire. Elle ne pouvait plus marcher. Depuis, elle va mieux, mais, dès qu’elle marche cinq minutes, « ça fait mal. J’ai un nerf qui a été coupé dans la jambe ».

Comme les autres enfants, Sophia et ses trois frères, âgés de 14, 12 et 6 ans, vont à l’école trois fois par semaine. Parmi les matières enseignées – la majorité en arabe – elle préfère « le sport avec de la musique. C’est pas de la danse, mais ça ressemble à la danse ». Elle aime aussi ses cours de langue anglaise, dont elle connaît désormais l’alphabet. « Mais je ne peux ni écrire ni lire le français. Parce qu’il y a des lettres qu’on écrit qu’on ne lit pas en français. Je ne sais pas faire ça », regrette-t-elle.

« Ma vie en France, je l’aimais bien »

Tous les deux jours, la fratrie appelle une tante en France depuis un magasin dans le camp où il y a un téléphone. Elle leur envoie 400 dollars (350 euros) par mois. « Pour acheter des vêtements et des cahiers par exemple », explique Sophia. Avec son propre père qui vit en Angleterre, elle n’a pas été en contact pendant dix ans. Jusqu’à récemment. « On s’est parlé deux fois au téléphone. C’est un peu dur de recommencer », glisse-t-elle. Son rêve : retourner en France et vivre avec ses trois frères, le dernier étant issu du deuxième mariage de sa mère. « Je ne veux pas qu’on nous sépare », dit-elle.

Le petit frère de Sophia (son nom a été modifié), 12 ans, dans la tente qu’il partage avec sa sœur et ses deux frères dans le camp de Roj, le 9 février 2022. Les enfants ont peu de distraction dans le camp.

Dans l’intimité de sa tente, elle enlève son foulard pour montrer ses longs cheveux noirs, qu’elle a teints au henné. Sophia s’est aussi fait une frange. Et la nuit, celle qui ne sourit presque jamais, rêve-t-elle du monde qui existerait de l’autre côté des barbelés du camp ? De son retour en France ? De sa tante et de ses grands-parents chez qui elle aimerait tant vivre ? « Non, jamais », dit-elle, sans affect.

Pas loin, le vélo vert, posé par terre, appartient à Sophia. De temps en temps, quand le cœur y est, elle le prend pour faire un tour dans le camp, accompagnée de ses deux grandes amies, deux sœurs, elles aussi orphelines françaises, dont les parents ont également été tués à Baghouz. Sarah a l’âge de Sophia. Sa sœur, Lisa, en a 13. Elles vivent chez une femme ouzbèke et ses trois filles. « Ici, ce n’est pas la fête, mais on s’est finalement habituées », explique Sarah. Contrairement à Sophia, Sarah et Lisa, arrivées avec leur mère en Syrie en 2016, ont des souvenirs de leur vie d’avant, celle qui se passait dans une ville dans l’ouest de la France. « Je sortais avec mes amis. J’allais à l’école. Je me souviens de tout. Ma vie en France, je l’aimais bien », explique Sarah.

« En France, je retirerai mon foulard »

Les deux sœurs savent lire et écrire en français. Elles aussi préfèrent leurs cours d’anglais. « Parce que beaucoup de gens parlent cette langue », tient à préciser Lisa. Blessée par balle à l’épaule droite à Baghouz, l’adolescente est incapable de bouger les doigts. Son bras droit est plus court que l’autre. « Il faut traiter son bras maintenant qu’elle est jeune. Sinon ça sera trop tard », explique Um Edris, la femme ouzbèke, ronde et portant d’épaisses lunettes de vue, qui s’occupe de Lisa et Sarah. Contrairement à la « sœur » chez qui elles ont été jusqu’à il y a deux mois, Um Edris ne les frappe pas.

Lorsque les trois amies sont ensemble, le français devient leur royaume secret, le territoire auquel personne d’autre n’a accès. Elles peuvent parler de tout, sans avoir peur d’être jugées ou dénoncées. De leur envie de retourner en France, mais aussi de celle d’enlever le foulard une fois qu’elles seront arrivées là-bas. « Dès qu’ils viendront m’emmener en France, je retirerai mon foulard, dit Sophia, assise dans la tente de ses deux amies. Ici, on ne peut pas l’enlever. Si on le fait, les garçons vont nous jeter des pierres et nous insulter. » Sarah poursuit : « Dans le camp, c’est pas possible. Il y a trop de problèmes. Les gens parlent trop des filles qui n’ont pas de mère. Pour eux, on est des filles pas bien. On ne peut pas être libres comme celles qui ont leur mère. On ne doit pas sortir. »

Le petit frère de Sophia montre ses dessins, dans le camp de Roj, le 9 février 2022.
De gauche à droite, Lisa, 13 ans, Sophia, 16 ans, et Sarah, 16 ans (leurs noms ont été modifiés), toutes les trois orphelines, dans le camp de Roj, dans le nord-est de la Syrie, le 9 février 2022.

Les adolescentes ont toutes entendu parler de la mort dans leur camp, le 14 décembre 2021, de Maya, une Française de 28 ans malade du diabète et insulinodépendante, privée des soins dont elle avait besoin. Depuis, une amie de Maya s’occupe de sa fille orpheline, âgée de six ans. Sophia, Sarah et Lisa ont aussi assisté au départ de nombreuses mères européennes et de leurs enfants en vue de leur rapatriement.

Parmi eux, très peu de Français. Selon le décompte de Marie Dosé, avocate de familles de djihadistes français, dont elle demande le retour dans l’Hexagone, 331 femmes et enfants étrangers hébergés à Roj ont pu rentrer chez eux durant l’année 2021, dont 97 Européens. « Parmi eux, seulement sept enfants français ont été rapatriés en janvier 2021. Depuis cette date, plus rien », se désole l’avocate jointe à Paris. « La France, elle ne veut pas nous prendre ? », interroge Sophia.

La question du rapatriement, « éminemment politique »

Marie Dosé a envoyé des dizaines de courriers au ministère français des affaires étrangères et à l’Elysée pour alerter sur le sort de Maya. Sans succès. « Depuis le 14 décembre, je n’ai de cesse de demander le rapatriement de la fille de Maya. Des enfants suédois et néerlandais ont été rapatriés avec leurs mères depuis. L’orpheline de Maya les a regardés partir. C’est édifiant », regrette Marie Dosé. Les camps du nord-est de la Syrie abritent un total de 80 femmes djihadistes et 200 enfants français. Jusqu’à présent, 35 d’entre eux présumés orphelins ont été rapatriés, mais Paris refuse catégoriquement de faire revenir les femmes adultes.

Marie Dosé, dont les plaintes devant la Cour de justice de la République ont été classées sans suite, est allée encore plus loin pour obtenir le rapatriement des enfants. Elle a saisi le Comité international des droits de l’enfant, le Comité contre la torture des Nations unies et la Cour européenne des droits de l’homme. L’audience s’est tenue en septembre 2021, et la défense place beaucoup d’espoir sur son issue. Mais, pour certaines familles, la question du rapatriement des enfants en France – « éminemment politique », disent-elles –, relève d’un président en campagne pour sa réélection, qui a peur de la réaction de l’opinion publique.

Sophia a longtemps pensé que la France ne l’oublierait pas. Elle a attendu un signe, un déblocage, « que quelque chose se passe pour notre retour en France, dit-elle. Mais rien ne s’est passé, alors je prends la vie comme elle vient », conclut la jeune fille, sur un ton fataliste.


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