vendredi 28 janvier 2022

Que révèle la première “image” d’un trou noir ?





Heino Falcke, propos recueillis par Joséphine Robert publié le 


La tête dans les étoiles

Heino Falcke : “Nous possédons enfin une image de l’inimaginable”

À l’occasion de la traduction française de son livre Lumière dans l’obscurité (Buchet-Chastel, 2022), nous avons rencontré Heino Falcke, l’astrophysicien germano-néerlandais qui a mené l’équipe derrière la toute première image d’un trou noir. Il nous partage son voyage exceptionnel aux confins de l’espace et du temps. 

Pour quelqu’un qui n’est pas astrophysicien, est-ce compliqué un trou noir ? 

Heino Falcke : Il n’y rien de plus simple, au contraire ! La moindre cellule d’un simple ver de terre est incomparablement plus complexe qu’un trou noir. Imaginez une énorme quantité de masse dans un espace minuscule. La force de la gravité y est si grande que rien ne peut s’en échapper : aucune information, aucune lumière, rien. Ces objets particulièrement étranges naissent lors d’explosions de pachydermes stellaires – des étoiles qui font plus de vingt-cinq fois la masse du soleil. Une quantité croissante de matière se précipite alors dans leur noyau. L’effondrement gravitationnel est inéluctable sous le poids de cette étoile. Alors l’étoile se recroqueville de manière continue jusqu’à ce que sa masse se retrouve concentrée en un point unique d’une densité incommensurable. C’est cela, un trou noir.

Qui a théorisé les trous noirs en premier ? 

L’hypothèse a surgi quelques mois seulement après le développement de la théorie de la relativité par Albert Einstein : depuis le front de l’Est, où il lit les comptes rendus d’Einstein, l’astrophysicien Karl Schwarzschild – cela ne s’invente pas, son nom signifie « bouclier noir » – applique la nouvelle théorie aux effets de la gravitation sur les étoiles. Il imagine un objet si compact que sa masse serait concentrée en un point, et il calcule qu’en deçà d’un certain rayon, les photons, c’est-à-dire les particules de lumière, ne peuvent échapper au champ gravitationnel créé par cette énorme masse. Schwarzschild meurt en 1916, mais Einstein publie ses travaux. Il affirmera cependant en 1939 que « les singularités de Schwarzschild n’existent pas dans la réalité physique ». Il y avait en effet une bizarrerie puisque, à une certaine distance, la formule de Schwarzschild indique que chaque effort en direction de l’extérieur ne fait que nous rapprocher du centre. Juste avant la Seconde Guerre mondiale, Robert Oppenheimer, le père du projet Manhattan, a démontré que les étoiles pouvaient très bien se réduire à un point unique sous l’effet d’un effondrement gravitationnel. Il fallait seulement se trouver au bon endroit pour observer la disparition d’une étoile dans un trou sombre.

Donc un “trou noir” ? 

Oui, mais le concept de « trou noir » est apparu après sa découverte. En 1964, dans un article de la journaliste Ann Elizabeth Ewing – et c’était bien vu ! Qui achèterait un livre sur la première image d’un « objet en plein effondrement gravitationnel » ? Les mots sont importants en physique…

L’histoire du concept est pleine de rebondissements, mais jusqu’à ces dernières années, il n’y avait de preuves qu’indirectes de leur existence. Vous avez été le premier à l’observer.

On apprend en physique quantique, mais aussi de manière générale, que l’observation détermine la réalité. Pour moi, la réalité en elle-même ne devient tangible, réelle en somme, que lorsqu’on l’observe. Comme disait Einstein de l’espace et du temps ; ce sont des grandeurs relatives, elles n’existent que si on les mesure. Et puisqu’il est possible de les mesurer de plusieurs façons, de nombreuses réalités peuvent surgir.

Comment peut-on voir ces différentes réalités ? 

La lumière ! Elle a une importance unique. C’est elle qui crée la réalité en transmettant l’information. Rien d’étonnant si nous nous appuyions essentiellement sur notre faculté visuelle. La lumière est le médium le plus essentiel pour mesurer une force.

Dans votre livre vous parlez d’une simulation photographique pour décrire l’image, Ce n’est pas une vraie photo ? 

Jusque-là, je n’avais présenté que des équations, des graphiques et un trou noir schématique. Il était temps de montrer exactement ce qu’on devait voir. Mon équipe et moi avons calculé la déviation de la lumière autour d’un trou noir [voir l’effet de lentille gravitationnelle] et montré à quoi il ressemblerait si on l’entourait d’une brume scintillante et rougeâtre. Nous avons donc travaillé sur l’aspect que devait avoir un trou noir dans les circonstances les plus diverses. Il ne s’agit donc pas d’une photo au sens classique. Nos données ne provenaient pas d’ondes perceptibles par l’œil humain, mais de calculs.

Cette simulation, fondée sur des calculs, est donc une autre manière de voir ? 

Bien sûr, puisque tout ce que l’on voit est traité, transformé pas nos cerveaux. Mais ce qui est important, c’est l’histoire derrière l’image. Cette dernière, en elle-même, ne veut pas dire grand-chose – il faut comprendre comment l’image a été créée, à l’aide de quelles données. On ne peut pas séparer une image de son processus de création.

Qu’est-ce que l’image nous montre vraiment ? 

On ne peut voir aucun trou noir de manière directe. En revanche, on distingue son ombre, la lumière manquante. On discerne la lumière qui disparaît dans la noirceur du trou. Et l’ombre n’est pas aussi sombre qu’une silhouette, car même dans l’obscurité, on distingue toujours un peu de lumière venant du gaz situé devant le trou noir.

Comment expliquez-vous cette fascination, presque universelle, pour les trous noirs ? 

Les trous noirs sont les choses les plus énergétiques de l’univers. Rien que ça, pour un astrophysicien, c’est extraordinaire. Mais je pense que cette fascination vient d’un sentiment plus profond. Les trous noirs nous inspirent l’au-delà, la mort, la destruction. Ou peut-être nous donnent-ils même un sentiment de contrôle. Les pires films d’horreur sont ceux où l’on est dans le noir. Une bête féroce est proche, mais on ne la voit pas. La peur la plus affreuse est celle dont on ne peut localiser ce qui la génère. Dès lors que la bête devient visible, la peur se dissout. Cette métaphore s’applique à l’image d’un trou noir : nous possédons enfin une image de l’inimaginable – alors, la peur s’atténue.

Dans votre livre, vous vous référez souvent à votre foi. Quelle place donnez-vous à la religion dans vos découvertes scientifiques ?

Je ne pouvais laisser de côté ma religion car elle fait partie intégrante de ma vie. Je pense que c’est le cas pour beaucoup de scientifiques. GaliléeKeplerCopernicMax Planck ou encore l’abbé Lemaître, le père de la théorie qui est devenue celle du Big Bang. Il me semble que la religion permet de convertir le « Je pense, donc je suis » de Descartespar « Je pense, donc c’est possible ». À mes yeux, la religion joue un rôle fondamental parce qu’elle me donne des explications là où la science s’arrête. Je suis fait de protons et d’électrons ; j’incarne les lois naturelles. Mais la table à côté de moi est aussi faite de protons et d’électrons. Qu’est-ce qui fait que l’homme est si extraordinaire ? Ça, la physique ne peut pas l’expliquer !

Aujourd’hui les avancées technologiques laissent penser que toutes les informations nous sont accessibles. Les trous noirs marquent-il la frontière de notre connaissance ? 

C’est bien ça. Mais cette limite n’est pas forcément inquiétante. La notion d’infini, elle, peut nous rendre fou. Par exemple, il n’y a rien que mon chat apprécie plus que de se mettre dans un carton. Une boîte constitue un refuge et lui procure un sentiment de sécurité. Nous, les humains, nous sommes pareils ; nous avons besoin de frontières pour nous rassurer. Les trous noirs mettent fin à l’infini. Si je tombe dans un trou noir, je pourrais en théorie y effectuer des mesures scientifiques – mais je ne pourrais raconter à personne ce que je découvre à l’intérieur. Les trous noirs ne laissent s’échapper [a priori] aucune information. Cependant, la connaissance ne devient réelle que lorsqu’elle est partagée. Si l’on ne partage pas la connaissance, nous devenons nous-même des trous noirs. La science, c’est le partage d’information – lorsque tout le monde sait, et accepte. C’est un processus démocratique. En ce sens, les trous noirs sont, effectivement, pour nous des frontières. Cette image du centre de la galaxie M87 nous a conduit aux limites de notre savoir. Ça paraît fou, mais c’est au bord des trous noirs que s’arrêtent nos possibilités de mesure et d’étude. Et aujourd’hui, il est impossible de savoir si nous pourrons un jour franchir cette limite.

Traduit par Joséphine Robert




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