mercredi 26 janvier 2022

« On ne peut pas laisser se recréer une société d’héritiers en France »

Publié le 24 janvier 2022

TRIBUNE

Frédéric Salat-Baroux, ancien secrétaire général de la présidence de la République, détaille les mesures qu’il estime nécessaires pour répondre à la crise « morale » de nos sociétés.

Tribune. Ne refaisons pas avec la question des inégalités la faute d’aveuglement commise avec l’environnement et l’immigration dans les années 1970-1980. Les inégalités remettent en cause la place des classes moyennes et populaires qui forment la colonne vertébrale de nos sociétés. Elles sont écrasées entre le rattrapage asiatique qui a laminé leurs emplois productifs et les « vainqueurs » de la mondialisation qui, à nouveau, « prennent tout » ou presque.

Sans même s’arrêter aux « ultrariches » de la révolution numérique, les 10 % les plus aisés perçoivent 52 % des revenus mondiaux, détiennent 76 % des richesses et émettent 48 % du CO2 (« Rapport sur les inégalités mondiales 2022 », World Inequality Lab). Alors que le grand cycle démocratique du XXe siècle avait créé des sociétés plus égalitaires, entre 1988 et 2008, 44 % de l’augmentation des revenus planétaires sont allés aux 5 % les plus riches (Branko Milanovic, Inégalités mondiales, La Découverte, 2019). A cela s’ajoute une autre inégalité : l’éviction des territoires, au profit de la métropolisation.

Plus encore que matérielle, la crise est morale. Nos sociétés redeviennent héréditaires et sont dominées par une idéologie du succès, aussi fausse que mortifère. La situation des Etats-Unis annonce la crise qui nous attend. Les pouvoirs sont entre les mains de ceux qui sont passés par les grandes universités de l’Ivy League. Issus des milieux les plus aisés, ils se marient de plus en plus entre eux et bénéficient de la flambée des salaires des dirigeants. Puis, ils surinvestissent dans l’éducation de leurs enfants. La machine inégalitaire est inarrêtable. Les « vainqueurs » pensent qu’ils ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes et regardent les « perdants » comme des « déplorables », ainsi que les a nommés l’effrayante Hillary Clinton.

Tribune. Ne refaisons pas avec la question des inégalités la faute d’aveuglement commise avec l’environnement et l’immigration dans les années 1970-1980. Les inégalités remettent en cause la place des classes moyennes et populaires qui forment la colonne vertébrale de nos sociétés. Elles sont écrasées entre le rattrapage asiatique qui a laminé leurs emplois productifs et les « vainqueurs » de la mondialisation qui, à nouveau, « prennent tout » ou presque.

Sans même s’arrêter aux « ultrariches » de la révolution numérique, les 10 % les plus aisés perçoivent 52 % des revenus mondiaux, détiennent 76 % des richesses et émettent 48 % du CO2 (« Rapport sur les inégalités mondiales 2022 », World Inequality Lab). Alors que le grand cycle démocratique du XXe siècle avait créé des sociétés plus égalitaires, entre 1988 et 2008, 44 % de l’augmentation des revenus planétaires sont allés aux 5 % les plus riches (Branko Milanovic, Inégalités mondiales, La Découverte, 2019). A cela s’ajoute une autre inégalité : l’éviction des territoires, au profit de la métropolisation.

Plus encore que matérielle, la crise est morale. Nos sociétés redeviennent héréditaires et sont dominées par une idéologie du succès, aussi fausse que mortifère. La situation des Etats-Unis annonce la crise qui nous attend. Les pouvoirs sont entre les mains de ceux qui sont passés par les grandes universités de l’Ivy League. Issus des milieux les plus aisés, ils se marient de plus en plus entre eux et bénéficient de la flambée des salaires des dirigeants. Puis, ils surinvestissent dans l’éducation de leurs enfants. La machine inégalitaire est inarrêtable. Les « vainqueurs » pensent qu’ils ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes et regardent les « perdants » comme des « déplorables », ainsi que les a nommés l’effrayante Hillary Clinton.

Entre 2006 et 2016, la croissance de l’emploi s’est concentrée sur neuf grandes métropoles (Insee Première, n° 1771, 2019) et la désertification gagne les territoires. Notre société s’est séparée d’elle-même. Les riches et les pauvres ne se croisent quasiment jamais. La méfiance, le ressentiment, la haine montent. L’insurrection des « gilets jaunes », qui fait écho à l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis en 2016 et au Brexit, n’en est que la première secousse.

La question identitaire et migratoire, plus tangible, masque la cause première de ce grand malaise. A des degrés différents, mais partout en Occident, le politique s’est effacé devant le marché et la mondialisation. Fasciné par leur puissance, il a écarté la grande leçon du New Deal et de la social-démocratie : l’Etat doit imposer au marché d’intégrer des impératifs politiques et sociaux.

Il n’y aura pas de reconstruction de notre modèle sans réponse à la triple inégalité, territoriale, de revenus du travail et des chances. A défaut, il doit se préparer à être broyé entre la poussée populiste et l’émergence d’une nouvelle gauche radicale, égalitariste, wokiste et de décroissance, portée par la colère des jeunes face à l’irresponsabilité climatique.

Réindustrialisation et innovation

Comme une première réponse, un mouvement de retour vers les territoires a commencé partout dans le monde. Il est porté par le sentiment d’étouffement et de perte de sens face à la vie et au travail dans les grandes métropoles. L’efficacité du télétravail permet déjà pour certains métiers de ne plus avoir à choisir entre vivre autrement et performance professionnelle. Ce mouvement apporte des réponses à des problèmes jusqu’ici insolubles. Comment produire et consommer différemment pour répondre au réchauffement climatique ? Comment renouer avec nos racines et les solidarités du quotidien ? Comment retrouver un Etat qui assume à nouveau son rôle en matière de sécurité et de préparation de l’avenir et laisse aux élus du terrain la conduite des politiques du quotidien : économie, social, santé, logement ? L’abandon du centralisme pour faire du pays tout entier une capitale à l’échelle du monde est le grand projet de société qui s’offre à nous.

A cela s’ajoutent les valeurs sur lesquelles reconstruire. Le marché fixe un prix au travail qui n’a quasiment aucun lien avec sa valeur sociale. L’Etat doit être le garant d’un principe de justice fondamental : les parents qui travaillent ont un droit à pouvoir faire vivre dignement leur famille. Le levier principal réside dans la réindustrialisation et l’innovation. Mais, à court terme, des mesures d’urgence s’imposent. Les propositions actuelles visant à ajouter à la rémunération des travailleurs modestes un apport de l’Etat prenant la forme d’une prime versée directement sur la feuille de paye ou d’une compensation des charges salariales sont politiquement et socialement indispensables.

La question du pouvoir d’achat ne se résume pas au salaire. Il y a aussi le logement. On ne répondra pas au grand malaise de l’hôpital, de l’éducation nationale et de la police, sans donner à ceux qui les font vivre l’accès à des logements à un coût raisonnable et proches des lieux de travail. La mobilisation du foncier public, les possibilités de surélévation des écoles et bâtiments publics, le recours aux capacités de financement disponibles pour le logement d’intérêt public peuvent y répondre.

La première aspiration des parents est de voir leur enfant réussir mieux qu’eux. L’inacceptable en République serait de faire mentir la merveilleuse phrase de Charles Aznavour : « Rien ne résiste à dix-sept heures de travail par jour. »

Créer des bourses de la deuxième chance

A l’instar de ce que la IIIe République avait su faire, il faut bâtir de véritables filières d’excellence, qui permettent à tous les enfants qui en ont le talent et la volonté farouche d’aller le plus loin possible. Les obstacles sont connus : l’absence de maîtrise des codes culturels, l’autocensure et le manque de moyens financiers qui conduisent à s’épuiser dans la multiplication des petits boulots.

Aux bourses sociales il faut ajouter de véritables bourses au mérite dont le montant doit pouvoir représenter jusqu’à 1 000 euros par mois. A la maîtrise des savoirs fondamentaux par tous il faut ajouter, dans tous les établissements, des classes d’excellence et, au lycée, des cycles intensifs conduisant aux classes préparatoires aux grandes écoles, s’appuyant sur les internats d’excellence. Cette logique doit se prolonger avec la création de bourses de la deuxième chance, venant renforcer les dispositifs existants de promotion professionnelle. Combien d’aides-soignants renoncent à passer les concours pour devenir infirmiers faute de pouvoir maintenir les revenus de leurs familles durant ces années d’études ?

Pour financer une politique en faveur du pouvoir d’achat et de l’égalité des chances, outre les marges à dégager par une gestion rigoureuse des finances publiques, des moyens supplémentaires sont nécessaires.

L’impôt sur le revenu, auquel il faut ajouter les prélèvements sociaux, n’est pas le bon instrument, car déjà très élevé et fortement progressif en France. En revanche, la question de l’impôt sur les successions et sur le patrimoine est posée. Les récents travaux du Conseil d’analyse économique (CAE) ont montré que nos droits de succession sont imparfaitement progressifs. Les exonérations de toutes natures, notamment à travers les mécanismes de donations, font que les plus grosses transmissions (supérieures à 13 millions d’euros) ont des taux réels d’imposition plus proches de 10 % que du taux marginal affiché de 45 % (« Repenser l’héritage », CAE, 2021).

Certes, l’impôt sur les successions est impopulaire en France et le slogan, venu de la droite américaine, « pas d’impôt sur les morts », est dans les têtes. Mais on ne peut pas laisser se recréer une société d’héritiers – la fortune héritée représente 60 % du patrimoine total contre 35 % début 1970 précise la note du CAE –, alors que, dans le même temps, les obstacles à la réussite deviendraient infranchissables. Les travaux du CAE montrent qu’une réforme globale peut permettre à la fois de réduire les droits de succession sur les classes moyennes et de dégager des moyens pour l’égalité des chances.

Renvoyer dos à dos le laisser-faire et l’idéologie égalitariste

Quant à l’impôt sur le patrimoine, il n’y a pas de fatalité à être pris entre un système qui n’est pas compréhensible (la taxation de la résidence principale et l’exonération des actifs financiers) et des projets confiscatoires. Dans la ligne du dispositif existant jusqu’en 2018 mais en allant plus loin dans la logique d’une fiscalité socialement active, pourquoi ne pas permettre une réduction jusqu’à 100 % de l’impôt sur la fortune financière dans le cas d’investissements directs dans des projets de création ou de développement d’entreprises et ainsi favoriser la coopération entre les plus riches et les jeunes qui se lancent ?

On ne peut pas enfin vouloir prévenir les vagues de migrations dans un monde qui va vers 11 milliards d’habitants, sans agir sur l’inégalité de développement de l’Afrique. A l’heure où l’administration Biden a rendu possible l’instauration d’un impôt minimal sur les sociétés, il faut rouvrir la question d’un financement innovant pour le développement, de type taxe mondiale sur les transactions financières, idée si vite enterrée au temps de la dérégulation triomphante.

Mesurer les dangers de la conjonction des inégalités et du blocage de la mobilité sociale, renvoyer dos à dos le laisser-faire et l’idéologie égalitariste pour rebâtir une société de la réussite par le travail portent un même idéal : vouloir vivre ensemble.

Frédéric Salat-Baroux est avocat d’affaires, ancien secrétaire général de la présidence de la République (2005-2007), auteur de « De Gaulle-Pétain. Le destin, la blessure, la leçon » (Robert Laffont, 2010).


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