lundi 10 janvier 2022

Hartmut Rosa : vite, la résonance !

Jean-Marie Durand publié le 

Bonnes vibrations

Hartmut Rosa : vite, la résonance !

Chez le sociologue allemand Hartmut Rosa, la « résonance » est un concept censé agir comme un antidote à l’accélération du monde, qui dérègle nos vies. Dans Accélérons la résonance ! Pour une éducation en Anthropocène (Le Pommier, 2022), il propose paradoxalement de combiner les deux : comment un dispositif d’éveil au monde, par essence rétif à l’idée de la vitesse puisqu’il est conditionné par la contemplation, peut-il à son tour être soumis à un processus interne d’accélération ? L’éclaircissement de Jean-Marie Durand.

Peu de mots aussi signifiants que « l’accélération » et « la résonance » traduisent nos affects actuels et notre rapport au monde, à la fois fragilisés et réarmés par les règles de notre modernité nerveuse. Théorisés depuis une dizaine d’années, l’un après l’autre, l’un avec l’autre, par le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, ces deux concepts débordent le champ même de la critique sociale et du monde intellectuel en ce qu’ils « parlent » directement à chacun d’entre nous. 

Dans le cadre de nos vies intimes et sociales, nous mesurons forcément les effets induits de cette grande accélération, à la fois de la technique, du rythme de vie et du changement social. De manière plus ou moins frontale, elle pèse sur nos existences et affecte ce qui, en elles, nous donne du courage et de l’énergie. Dès ses deux premiers livres parus en France à La Découverte au début des années 2010 – Accélération. Une critique sociale du temps, et Aliénation et Accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive –, Rosa nous éclairait sur ce nouvel âge de la modernité, qui, dans la rapidité même de ses changements, nous conduit à un sentiment de mélancolie et de pétrification (entre « montées » de speed et « descentes » dépressives). Un état proche de ce que Paul Virilio appelait déjà de son vivant une « immobilité fulgurante »

 La voie de la résonance pour échapper à l’aliénation

Pour autant, Rosa ne s’est pas contenté d’un diagnostic désespéré de notre condition. Il a cherché une voie par laquelle nous pourrions nous libérer de cette aliénation généralisée. Cette voie s’appelle la résonance, concept à la fois très simple et mystérieux qu’il analysait dans son livre, Résonance. Une sociologie de la relation au monde (La Découverte, 2018), sur lequel il revient dans ce tout nouveau livre d’entretiens, vif et dense, avec le chercheur Nathanaël Wallenhorst, Accélérons la résonance ! (paru dans la collection « Manifeste » des éditions du Pommier). Comme une manière de clarifier et d’appuyer certaines de ses propositions stimulantes, à l’appui desquelles nous ne sommes pas condamnés à mourir d’un burn-out, ou à mimer à vie un hamster tournant dans sa roue, toujours plus vite, mais pour faire du surplace. 

En dépit de tout ce que l’accélération nous fait subir, il serait possible de vivre (plus) heureux ! À condition de ne pas opposer à ce régime existentiel dominant son horizon strictement inversé – la décélération –, et encore moins son autre horizon fantasmé – l’accélérationnisme, vanté par Nick Srnicek et Alex Williams dans un célèbre manifeste en 2013. Ce qu’il s’agit d’accélérer, c’est la résonance elle-même, c’est à dire une façon d’entretenir une autre relation aux autres et au monde, ne reposant pas sur une volonté de chosification. 

 Accélérer la résonance : une aporie existentielle ?

« Accélérer la résonance ? » Mais comment accélérer ce qui prétend précisément s’en prémunir ? Pourquoi faire aller plus vite ce qui résiste à la vitesse ? L’usage de la langue de l’ « ennemi » peut-il s’ajuster à l’idée de combattre ses armes ? Comment comprendre le fait qu’un dispositif d’écoute et d’éveil au monde, par essence rétif à l’idée de la vitesse puisqu’il est conditionné par la patience et la contemplation, doit-il à son tour être soumis à un processus interne d’accélération ? L’esprit dialectique de Rosa n’échappe pas lui-même au piège de sa conceptualisation et semble buter sur une aporie. 

Ce que Rosa suggère en creux, c’est en fait moins une accélération rythmique de la résonance qu’une intensification de sa promesse. De sorte qu’il nous invite moins à activer et à accroître nos pulsions de vie dans une sorte de calcul mécanique qu’à les laisser nous submerger au hasard, dans une éthique de disponibilité et d’accueil (à l’autre, à la beauté, à l’étonnement…). Le grand rythme qu’il appellerait de ses vœux serait ainsi le nouveau rythme d’une Modernité délestée de sa célérité et de toutes ses hâtes, raccordée à l’augmentation de nos affects (et non pas de nos performances corporelles, comme le défendent les promoteurs de l’homme augmenté).

 Un « fil qui vibre »

Pour Rosa, « la transformation en profondeur de nos sociétés ne se réalisera qu’à partir de l’entrée dans un nouveau rapport au monde marqué par une relation responsive avec lui ; il ne s’agit pas de comprendre le monde pour mettre la main sur lui et le réorganiser à l’aide de nos artefacts techniques, mais tout simplement d’entrer en relation avec lui ». Entrer en relation avec quelqu’un, une idée, une œuvre qui nous émeut (un livre, un paysage, une musique…) : la vie bonne ne peut procéder que de cet élan vital, qui n’est rien d’autre qu’un « fil qui vibre ». Toutes ces relations vibrantes que nous sommes capables d’activer, parfois, dans nos vies nous décentrent de la logique d’instrumentalisation et de chosification.

Certains pourraient être tentés d’entendre dans cet appel à la résonance, en apparence dépolitisé, un écho venu des tréfonds du développement personnel ou de la psychologie des foules apeurées, cherchant des solutions un peu fumeuses à leur désarroi existentiel. Ils auraient tort, tant Rosa s’inscrit dans une tradition philosophique et sociologique – l’École de Francfort (Herbert MarcuseErich FrommTheodor Adorno et Max Horkheimer) – dont l’obsession a toujours été, via la théorie critique, de penser ce qui ne fonctionne pas dans notre façon d’être au monde et de tenter de lui opposer un horizon éthique et pratique salutaire. 

 La visée d’une vie bonne

Cette visée de la vie bonne s’arrime donc à ce concept de résonance, qui s’il reste un peu abstrait dans sa formulation, trouve naturellement des échos dans nos souvenirs et même dans notre présent existentiel, lorsqu’on se donne la peine d’y réfléchir (ce film, cette personne, cette chanson, ce paysage, ce visage !). Avec Rosa, nous ne pouvons que partager cette idée que le concept de résonance « propose des pistes d’intelligibilité au cœur d’un sentiment de désemparement ». Un sentiment dont on trouve les signes brûlants dans une prolifération de narrations contemporaines, centrées sur le thème de la chute du monde, des effondrements, du feu (voir, à cet égard, le premier beau roman de Hélène Laurain, Partout le feu, qui vient de paraître chez Verdier). Face à tous ces feux, aux révoltes, aux colères, aux ressentiments, aux humiliations, à l’épuisement, qui traversent notre époque, la résonance s’offre à nous comme un motif libérateur. 

 Apprendre à écouter le monde

« Nous devons apprendre à écouter le monde, à le percevoir nouvellement et à lui répondre ; c’est une tout autre chose que d’en disposer », suggère Rosa. D’abord écouter. Ensuite, « mais seulement à partir de l’attention que nous parviendrons à accorder à la présence de l’autre, nous pourrions essayer d’apporter des réponses circonstanciées et expérimenter de nouvelles formes de vivre-ensemble ». 

Ce que nous devons clarifier en premier lieu, c’est donc la façon dont nous voulons être en relation avec les autres et le monde. Rendre de nouveau le monde capable de parler, faire advenir ces « fils qui vibrent » : par-delà un programme politique (absent ici, en-dehors de sa proposition d’un revenu minimal de base), Hartmut Rosa dessine les contours d’un programme existentiel, qu’il appartient à chacun, en liaison avec les autres, de déployer secrètement. L’accélération de la résonance pour chacun sera la condition de possibilité d’un monde commun reconfiguré. Résonnons, groupons-nous, et demain la résonance sera le genre humain !


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