lundi 3 janvier 2022

En 2022, sept livres pour commémorer Proust

 

par Mathieu Lindon

publié le 30 décembre 2021
A l’occasion de ces années de commémoration, hommages divers aux multiples facettes de l’auteur de «la Recherche» dans une flopée d’ouvrages.

Du point de vue des commémorations aussi, la nuit du 31 décembre est une date charnière. Ce vendredi encore, on est dans le quadricentenaire de la naissance de La Fontaine (le 8 juillet 1621) mais il laissera samedi la place à celui de Molière, né le 15 janvier 1622. Pour le bonheur de ses admirateurs plus que pour le sien, Marcel Proust échappe à cet effet couperet. C’en sera fini demain du cent-cinquantième anniversaire de sa naissance (le 10 juillet 1871) mais ce ne sera que le commencement pour le centenaire de sa mort (le 18 novembre 1922).

Ces occasions en sont-elles la cause ? Toujours est-il que des flopées d’ouvrages sur Proust (dont on ne trouvera qu’une partie ci-dessous) ont paru, paraissent et paraîtront ces derniers et ces prochains mois (et également le Temps perdu, signé de Proust soi-même), et s’y prennent de façons extrêmement diverses pour étudier des facettes qui ne le sont pas moins de son œuvre et de sa vie, comme si l’appétence de ses lecteurs n’était jamais rassasiée. Cette espèce de fétichisme intellectuel trouve sans doute son explication dans une (longue) phrase de la préface à sa traduction de Sésame et les Lys, de John Ruskin, en 1906, dont Mathilde Brézet place le début en épigraphe de son Grand monde de Marcel Proust(ce texte est plus connu sous le titre «Sur la lecture») : «On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c’était impossible, avoir d’autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l’amour qu’ils nous avaient inspiré et dont l’objet nous faisait tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu’un nom sur une page oubliée…»

Marcel Proust

Le Temps perdu

Edition établie, présentée et annotée par Jean-Marc Quaranta. Bouquins la Collection, 1088pp.

Longtemps et de bonne heure Proust a couché sur le papier ce qui n’était pas encore A la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann paraît chez Grasset en 1913 après mille vicissitudes éditoriales, mais aussi littéraires. Le Temps perdu ici publié est le texte que présenta en vain Proust à plusieurs éditeurs en 1912 et que, après l’acceptation de Bernard Grasset (indépendante de sa lecture), il modifia considérablement, même si l’incipit en était déjà «Longtemps je me suis couché de bonne heure». Jean-Marc Quaranta explique donc que le statut de ce texte est différent de celui de Jean Santeuil, inachevé et resté inédit jusqu’en 1952, ou de la «précieuse dactylographie en partie rayée d’Albertine disparue, manifestant les dernières volontés énigmatiques d’un mourant» et parue en 1987. «Editer le Temps perdu, c’est rendre facilement lisible le seul état intermédiaire d’A la recherche du temps perdu dont Proust a résolument – et farouchement – voulu qu’il soit publié.» Puis l’écrivain en a lui-même modifié la forme et la taille, «à la faveur de la guerre et, notamment, de sa relation avec Alfred Agostinelli [son secrétaire, ndlr]». Les trois tomes prévus du début (du Temps perduau Temps retrouvé) sont devenus ce qu’on sait. En plus du texte et d’une riche édition critique, le volume présente divers documents, dont de spectaculaires photos des épreuves corrigées dans les grandes largeurs par Proust, lequel propose une somme supplémentaire à Bernard Grasset en raison de cet «inextricable gâchis qui va donner à vos ouvriers une peine dont je suis désolé et confus». Le texte sera en fait recomposé entièrement sans tenir compte de la composition précédente pour aboutir, entre autres (car le texte va plus loin), à Du côté de chez Swann.

Mathilde Brézet

Le Grand monde de Proust

Grasset, 608 pp. (en librairie le 12 janvier).

De l’oncle Adolphe à Mlle Vinteuil et son amie, ce dictionnaire alphabétique des personnages de la Recherche répond d’une certaine façon à une volonté de Proust, Mathilde Brézet citant dans sa préface une lettre de 1921 de l’écrivain à Gaston Gallimard lui annonçant un «Mr de Traz» et lui demandant «de ne pas le dissuader de son projet de dictionnaire de mes personnages». Ce Grand monde relève autant de l’essai que de l’encyclopédie, permettant de commenter des extraits de la Recherche et d’en tirer des conclusions psychologiques, sociales et littéraires. «Marcel Proust était adoré des domestiques» est la première phrase de l’entrée Aimé et, à propos de cet employé de l’hôtel de Balbec qui sait quand fermer les yeux et se révèle lui-même généreux de son corps, il est écrit : «Au fond, comme tous les domestiques, Aimé est un passager clandestin dans l’immense aquarium aux merveilles où les poissons riches et bien nés pêchent leur plaisir.» Et, au sujet de la grand-mère : «L’amour de l’enfant pour la grand-mère, comme avant pour la mère dans le baiser du soir, et comme ensuite pour Albertine, prend les traits du soulagement d’une angoisse incoercible. C’est un contact physique prolongé qui agit comme une drogue ; et une drogue dont il dispose à foison.»

Nicolas Ragonneau

Proustonomics. Cent ans avec Marcel Proust et le Proustographe. Proust etA la recherche du temps perdu en infographie

Respectivement le Temps qu’il fait et Denoël, 312 pp. et 192 pp.

«Aventurier de la pensée proustienne» selon Jean-Yves Tadié dans la préface de Proustonomics, Nicolas Ragonneau se voit aussi comme «un agent dormant du proustisme», ennemi des «proustolâtres». Il s’amuse à étudier Proust et la Recherche sous des angles moins chics que ce n’est fait habituellement. Il relève ainsi que l’intégralité du roman en livre audio dure cent vingt-sept heures et quarante-sept minutes (des onze heures quarante-deux d’Albertine disparue aux vingt-trois heures quatre du Côté de Guermantes) et que Robert de Niro répond «Je me suis couché de bonne heure» («I’ve been going to bed early»), dans Il était une fois l’Amérique, de Sergio Leone, quand on demande à son personnage ce qu’il a fait ces trente-cinq dernières années. Dans le Proustographe, il se révèle que «chose» est le cinquième substantif le plus utilisé dans la Recherche («madame» et «monsieur» sont numéro un et deux, «temps» huitième) et 3 284 «le nombre de pages de livres publiées par M. P. de son vivant». Autre exemple du ton de Nicolas Ragonneau (dans Proustonomics qui est aussi le nom de son blog) : «Proust n’a pas achevé la Recherche, mais c’est la Recherche qui a achevé Proust.»

Marcel Proust, adaptation et dessin de Stéphane Heuet

A la recherche du temps perdu. A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Autour de Mme Swann 2/2

Delcourt.

C’est en 1994 que Stéphane Heuet a commencé son adaptation de la Recherche en bande dessinée (premier tome paru en 1998). Avec ce neuvième volume, il en a fini avec Du côté de chez Swann et A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Nicolas Ragonneau, dans son Proustographe, a calculé que cent trente-neuf ans est «l’âge que Stéphane Heuet [né en 1957, ndlr] devrait atteindre pour finir son adaptation» (mais le dessinateur va en fait s’arrêter là), après avoir rempli 4 000 cases et réalisé 10 000 dessins avant cet album, et vu son œuvre, refusée à l’origine par six éditeurs, diffusée dans vingt-neuf «territoires» (de la Chine populaire à la Nouvelle-Zélande en passant par bon nombre de pays européens et une édition pirate en Iran). Stéphane Heuet a reçu en 2020 le Grand prix Hervé Deluen de l’Académie française pour cette adaptation et, cette année, le prix Céleste Albaret (du nom de la fameuse gouvernante de Proust).

Jean-Yves Tadié

Proust et la société

Gallimard, 256 pp. 

«Chaque siècle a besoin d’une Comédie humaine (à défaut d’uneDivine Comédie). Celle du XXe siècle nous a été donnée par Marcel Proust» : Jean-Yves Tadié, maître d’œuvre de l’édition Pléiade de la Recherche en quatre volumes de 1987 et spécialiste numéro un de l’écrivain, commence ainsi son introduction à son nouvel opus proustien. Proust et la société est divisé en quatre parties, «Sociologie», «Géographie», «Histoire» et «Psychologie». On y voit autant les liens entre Proust et le peuple qu’entre Proust et l’argent («les rapports étranges entretenus par Proust avec l’argent»). Ce n’est pas le regard de l’écrivain sur son monde intérieur mais sur le monde extérieur qui est ici analysé, et «le Peuple» est le titre du premier chapitre, alors que ce n’est pas toujours sur cette partie de la société qu’on prête à l’auteur du Côté de Guermantes les plus grandes capacités descriptives et analytiques. Le chapitre «Amours» se termine sur la phrase : «L’amour ne survit pas au temps.» On trouverait qu’elle ne brille pas par son originalité si le paragraphe qu’elle conclut ne commençait de façon moins attendue : «Aucune des passions et des liaisons amoureuses de Proust n’a duré plus de deux ans ; leur liste est, en revanche, longue, des lycéens de Condorcet aux serveurs du Ritz ; on y inscrirait facilement, on l’a vu, plus de vingt-cinq jeunes gens. Il a eu une activité amoureuse incessante.»

Patrick Mimouni

Proust amoureux. Vie sexuelle, vie sentimentale, vie spirituelle

Grasset, «Figures», 632 pp. 

On mêle souvent les thèmes de l’homosexualité et du secret quand il s’agit de Proust, et Proust le premier quand il s’agit de la Recherche. C’est un des charmes de Proust amoureux que Patrick Mimouni montre comme les mœurs du jeune Marcel, avant même qu’il ait écrit une ligne, étaient plus cachées par son entourage que par lui-même (et jusqu’après sa mort, puisque son frère Robert s’employa à ce que ça ne se sache pas). Son lien avec son fils et camarade de lycée Jacques Bizet fut une des sources de son intimité avec la fameuse madame Straus de sa correspondance (par ailleurs un modèle plausible de la duchesse de Guermantes), puis vint un temps où Proust et Reynaldo Hahn «expérimentaient à leur manière le mariage homosexuel». «Il ne rompait pas avec les êtres qu’il avait aimés», écrit Patrick Mimouni, si bien qu’il continua à voir Jacques Bizet et que sa relation avec Reynaldo Hahn s’éternisa, ne fût-elle plus qu’amitié et «le mari de Monsieur» étant susceptible d’arriver à l’improviste chez Proust qui, de son côté, pouvait lui écrire : «J’ai une couille qui bat un peu plus bas que l’autre et me fait assez mal.» Il est évidemment aussi fait une grande part à Alfred Agostinelli, son obésité et son amaigrissement, mais c’est de tout le livre dont il est question dans les lignes suivantes qui sont consacrées à celui qui fut le chauffeur de l’écrivain.

Jean-Marc Quaranta

Un amour de Proust

Bouquins Documents, 464 pp.

«Call me Albertine.» On peut paraphraser l’incipit de Moby Dick pour évoquer le chauffeur de Proust à Cabourg qui mourut à vingt-cinq ans, le 30 mai 1914, dans un accident d’avion et des circonstances proches de la mort d’Albertine. Alfred Agostinelli est célèbre pour avoir inspiré le personnage féminin dont le narrateur de la Recherche est amoureux. L’éditeur du Temps perdu donne ici une biographie plus personnelle et romanesque qu’universitaire de celui que remarqua Proust, qui «s’y connaît aussi assez en jeunes gens». Jean-Marc Quaranta défend la mémoire du jeune homme qui aurait vraiment été le secrétaire de l’écrivain : «La relation entre les deux hommes est une relation de travail et non plus une prostitution déguisée.» Nul ne nie au demeurant l’apport, cher payé, d’Agostinelli à l’œuvre : «Sous le scalpel des mots, Alfred a permis une plongée in vivo dans le manque, l’angoisse, la détresse, ce qu’on appelle l’amour et qui n’est peut-être que de la passion.» Avant de devenir Alfred disparu, il fut le prisonnier dans l’appartement de Proust qui les logea, sa femme et lui. Jean-Marc Quaranta : «On a tendance à prendre l’homosexualité de Proust au premier degré, sans voir qu’elle se double d’une asexualité. […] Il a peut-être suffi qu’Alfred ait sa chambre dans la salle à manger, juste à côté de la chambre de Proust, pour que l’imaginaire de la cloison se mette en branle et inonde l’écrivain d’un plaisir qui nous échappe.»

Une exposition Marcel Proust, un roman parisien se tient au musée Carnavalet, à Paris, jusqu’au 10 avril.

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