mercredi 26 janvier 2022

Covid-19 : « Les épidémies ne se réduisent jamais à des causes biologiques »

Propos recueillis par    Publié le 25 janvier 2022

Profusion de données, diffusion ultrarapide du virus, pays riches plus affectés… L’historien de la médecine Frédéric Vagneron analyse, dans un entretien au « Monde », les singularités de la pandémie actuelle, mais aussi ce qui la rapproche des épidémies passées.

Maître de conférences en histoire de la médecine et de la santé à l’université de Strasbourg, Frédéric Vagneron s’est notamment intéressé à l’histoire de la grippe et à celle des relations entre santé humaine et santé animale. Ses travaux actuels portent sur l’histoire de l’Europe de la santé, la gestion des morts en temps de pandémie et le rôle des régulations internationales face au ralentissement de l’innovation sur les antibiotiques. Selon lui, la pandémie de Covid-19 marque un tournant par rapport aux précédentes épidémies, même si des parallèles existent avec le passé, sur le plan de la gestion ou du ressenti des populations.

Frédéric Vagneron à Strasbourg, le 30 décembre 2020.

Comment la pandémie de Covid-19 se distingue-t-elle des grandes épidémies passées ?

Elle est unique, d’abord, par l’abondance des données sur la maladie. Nous avons accès à une connaissance presque instantanée de son évolution planétaire, par exemple avec le suivi des variants du virus SARS-CoV-2. En cela, cette pandémie se distingue de la grippe espagnole de 1918-1919, dont on a beaucoup convoqué la mémoire depuis deux ans, pour laquelle la connaissance restait lacunaire sur des pans entiers de territoires. A ce savoir scientifique s’ajoute désormais l’information – ou la désinformation –, qui circule avec une ampleur inédite sur les réseaux sociaux et dans les médias.

Autre singularité : cette pandémie se développe dans une mondialisation sans précédent des échanges, qui offre au virus un espace et une vitesse de prolifération uniques. En écho à cette diffusion ultrarapide, des solutions, notamment vaccinales, ont été mises en place avec une rapidité sans précédent, alors même qu’on ignorait tout de cette maladie en décembre 2019.

L’apparition d’une maladie nouvelle est-elle un phénomène rare ?

Ce qui me semble « rare », c’est que les savoirs sur cette nouvelle maladie se sont construits dans un temps extrêmement court. D’abord à partir de connaissances sur le virus, sur sa carte d’identité génétique et sur sa propagation. Ensuite seulement, sans expérience préalable auprès de patients, les médecins ont dressé le tableau clinique de cette maladie, observée à travers les atteintes très variées dans les corps. C’est une chronologie inédite. Souvent, au cours de l’histoire, on faisait face à des épidémies de maladies connues de longue date (peste, rage, variole…), mais le germe en cause était identifié bien plus tard. Ici, le processus a été inversé. Au point que la maladie a été nommée après l’identification du virus. Même pour le VIH-sida, pandémie pas si ancienne, cela n’a pas été le cas : il a fallu plusieurs années avant de déterminer la cause virale de la maladie, en 1983, après les premiers cas épars constatés dès juin 1981. Imaginons l’histoire de cette pandémie si les scientifiques n’avaient pas identifié le virus avant 2022 ! Elle aurait été tout autre.

Autre spécificité : cette pandémie frappe davantage les pays riches que les pays pauvres…

C’est là une exception notable. Depuis deux siècles, les pays dits « du Sud » sont les plus vulnérables aux maladies infectieuses. De plus en plus épargnés, les pays du Nord ont pu avoir le sentiment que les pandémies – hormis le VIH – étaient devenues des expériences assez lointaines. Mais la pandémie actuelle rebat les cartes. Différents facteurs peuvent l’expliquer. La structure par âge des populations et les comorbidités associées, d’abord : le Covid-19 touche avant tout les personnes âgées et celles atteintes de diabète ou de surpoids, notamment – plus nombreuses dans les pays riches. Ensuite, certains pays d’Asie ont aussi tiré les leçons des épidémies de SARS-CoV-1 qui les ont atteints en 2002-2003. Enfin, parce que les pays pauvres n’ont jamais été débarrassés du fardeau des pandémies, ils ont mis en place des politiques très strictes de fermeture de leurs frontières, notamment au début de la pandémie, qui ont sans doute joué un rôle important.

Une autre constante des épidémies tient à l’extrême morcellement des expériences concrètes, dites-vous…

Derrière une dénomination commune de « pandémie de sida » ou de « pandémie de Covid », le vécu des individus, des populations ou des territoires diffère notablement. Vivre le Covid-19 à Paris, à Bordeaux, à Manaus ou à Singapour a évidemment été très différent, surtout si l’on ajoute le facteur temporalité. Cette diversité d’expériences peut, en partie, expliquer les réactions des populations, parfois décrites comme irrationnelles, autour de la gravité de la pandémie. Tout comme l’éventail de leur adhésion aux mesures politiques et sanitaires.

Prenons la grippe de 1918, responsable d’une formidable mortalité sur un temps assez bref. Ce que l’on ignore souvent, c’est qu’une énorme majorité de la population, à l’époque, a attrapé une « simple » grippe de trois à dix jours. Dans le contexte des bouleversements de la première guerre mondiale, cette épidémie n’a donc pas eu une importance politique aussi dramatique qu’on le pense : l’urgence était ailleurs, dans la reconstruction, par exemple.

Lors des épidémies passées, les polémiques sur les causes de l’infection ont-elles été fréquentes ?

Le Covid-19 a illustré les divergences scientifiques qui peuvent éclater en période de pandémie. Cela a pu surprendre, mais, même en temps « normal », ces controverses sont récurrentes. Une raison est que le monde scientifique est peuplé de spécialistes de différentes disciplines. Or, sous le même chapeau de « sciences médicales », un épidémiologiste, un infectiologue, un virologue… n’ont pas la même manière d’administrer la preuve, de chercher et d’agir.

Dès l’époque moderne, les causes présumées des pandémies sont de moins en moins divines. Au cours du XIXe siècle, on entre de plus en plus dans une quête scientifique des épidémies, surtout à partir de la révolution bactériologique des années 1880, associée à Louis Pasteur, à Robert Koch et leurs collègues. Une impressionnante série de découvertes s’enchaîne alors : les bactéries responsables de la fièvre typhoïde, de la tuberculose, du choléra, de la diphtérie et de la syphilis sont tour à tour identifiées. Malgré tout, même alors et après cette flambée de découvertes, les causes des maladies infectieuses ont souvent donné lieu à des controverses scientifiques. Car les épidémies ne se réduisent jamais à des causes biologiques : des facteurs environnementaux, sociaux ou politiques interviennent toujours.

Fut-ce le cas pour la grippe de 1918 ?

A l’époque, la virologie est une science inexistante. Jusque dans les années 1920, l’idée largement répandue était que la grippe était due à une bactérie, le « bacille de Pfeiffer ». Il a fallu attendre 1931 pour que l’origine virale de la grippe porcine soit établie, puis 1933 pour que le virus de la grippe humaine soit découvert, par trois Anglais.

En 1918, les polémiques sur les réponses à apporter à la grippe sont intenses. En France, certains scientifiques cherchent à lutter contre la propagation de la grippe elle-même. D’autres plaident pour combattre ses complications bactériennes (pneumonies et bronchopneumonies), survenant secondairement. Certains savants comme Auguste Trillat [1861-1944], un ingénieur chimiste exerçant à l’Institut Pasteur, mettent en avant la propagation environnementale de l’épidémie. Un débat surgit alors, très similaire à celui que nous avons vécu avec le Covid-19 : la grippe se transmet-elle par des aérosols ou des gouttelettes ? Trillat parle de « nuages microbiens » et milite pour l’assainissement de l’air infecté. Spécialiste de la désinfection chimique, il s’impliquera plus tard dans le premier programme de « défense passive contre les armes bactériologiques », dans les années 1920 et 1930.

La grippe de 1918 provoque aussi des controverses politiques. En France, à l’automne 1918, les autorités civiles et militaires s’interrogent sur l’intérêt d’une campagne de vaccination contre les bactéries responsables des complications de la grippe. Mais cette idée est refusée au plus haut niveau par crainte de voir resurgir les débats de 1917, lors de la vaccination des troupes africaines contre les pneumocoques. Soumises à l’« expérimentation vaccinale », elles avaient été considérées comme des « cobayes ».

Que nous enseignent les sept grandes pandémies de choléra ?

Jusqu’au XIXsiècle, le choléra était cantonné à l’Asie. Mais, à partir des années 1830, il se diffuse au Moyen-Orient, en Europe et dans les Amériques, donnant lieu à sept grandes pandémies. La première est apparue en 1832 à Londres et à Paris, et la dernière a sévi en 1910-1911 à Naples et Palerme. Entre-temps, il y a eu notamment l’épidémie de 1884, à Toulon, se diffusant à Marseille et Arles. Ou encore l’épidémie de 1892 à Hambourg, une ville pourtant très développée par le commerce, où le choléra a fait figure d’anachronisme. De grands débats ont alors lieu sur l’immobilisme des pouvoirs publics.

Parties du Bengale, les six premières pandémies se sont diffusées grâce aux transports modernes de l’époque : en particulier la marine à la vapeur, démultipliant l’impact de ce fléau. En atteignant l’Europe, la maladie – jusqu’alors inconnue – a énormément perturbé les sociétés des pays riches, notamment en Angleterre, en France et en Allemagne. C’est là qu’elle a fait le plus de ravages. Autrement dit, le choléra a d’abord frappé les Etats-nations les plus impliqués dans la colonisation et le commerce, avec leurs politiques impérialistes de conquête de territoires. Il y a évidemment un parallèle avec la mondialisation dans laquelle s’est déployée la pandémie actuelle. Et un autre sur le fait que, malgré tous les savoirs produits sur la maladie, et les mesures politiques mises en œuvre, ces pandémies ont perduré.

Face au choléra, quelle a été la réponse politique ?

Il n’y a pas eu de solutions immédiates, mais une réponse forte, sur le long terme, très novatrice pour l’époque. Une politique d’hygiène publique a été instaurée, notamment en Angleterre : les efforts ont davantage porté sur l’assainissement de l’espace public que sur la lutte contre la contamination proprement dite. Avec le Public Health Act [loi sur la santé publique], voté en 1848 par le gouvernement libéral au pouvoir, la Grande-Bretagne fait figure de pays pionnier. L’objectif était d’améliorer l’hygiène des villes, d’où le développement d’une série de dispositifs : réserves d’eau, systèmes d’égouts et de drainage, de nettoiement et de dallage, réglementation sanitaire, premières déclarations obligatoires des maladies. On a assaini l’environnement urbain pour contrecarrer les effets de l’industrialisation et de l’urbanisation galopantes, et enrayer la propagation des maladies infectieuses. En parallèle, il y a eu une prise de conscience de la vulnérabilité des populations ouvrières.

En revanche, on a généralement refusé les fermetures des frontières, notamment pour des raisons économiques. Les élites économiques et libérales de l’époque voyaient dans ce repli un arrêt du commerce, préjudiciable à leurs intérêts et à ceux des Etats-nations.

Jamais une pandémie comme celle que nous connaissons n’a eu des réponses thérapeutique et vaccinales aussi rapides. Jusqu’au début du XXe siècle, le pouvoir de guérir efficacement une maladie infectieuse est resté limité, d’où l’importance des mesures de prévention. La situation a radicalement changé à partir des années 1930 avec l’apparition des sulfamides puis des antibiotiques. Certes, ces médicaments sont impuissants contre les virus. Mais, pour le Covid-19, la médecine des pays riches a bénéficié d’une série de dispositifs et de médicaments essentiels pour maintenir les patients en réanimation, les plonger dans un coma artificiel, leur prodiguer une assistance respiratoire et traiter l’inflammation (grâce aux corticoïdes, notamment). Sans cette profusion de solutions thérapeutiques et vaccinales, le nombre de décès aurait été bien supérieur. Sans oublier le rôle essentiel des personnels soignants pour inventer une prise en charge adéquate.

Au début de la pandémie, on a pu espérer éradiquer le Covid-19 comme on l’a fait pour la variole. Pourquoi ce modèle reste-t-il une exception ?

La variole est le seul exemple d’élimination d’un germe infectieux humain. Plusieurs raisons à cela. D’abord, ses symptômes – les effrayantes pustules et les séquelles visuelles – étaient redoutés des populations, et la maladie était décrite depuis des siècles, notamment en Europe et en Chine. C’est aussi la maladie qui a donné lieu, à la fin du XVIIIe siècle, aux premières tentatives de vaccination : le médecin britannique Edward Jenner [1749-1823] a eu l’idée d’inoculer aux gens la variole des vaches, prélevée sur le pis de ce ruminant (« variolisation »). De plus, le virus de la variole n’a pas de réservoir animal, une différence majeure avec la pandémie actuelle.

En 1958, la variole tuait encore 2 millions de personnes par an dans le monde. Une politique de vaccination a été entreprise à l’échelle mondiale, sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé[OMS], avec le double soutien des Soviétiques et des Américains. Et elle a connu une forte accélération dix ans plus tard, la campagne étant facilitée par l’existence d’un vaccin lyophilisé et, à partir des années 1970, par l’invention d’une aiguille spéciale pour l’administrer. Résultat, le dernier cas de variole a été diagnostiqué en Somalie en 1977, et la maladie a été déclarée éradiquée en 1980. En France, la vaccination antivariolique n’est plus obligatoire depuis 1979.

En quoi la pandémie de Covid-19 se rapproche-t-elle d’une série d’infections émergentes ?

Toutes ces maladies sont liées aux interrelations entre santé humaine, santé animale et environnement. La notion de « maladies émergentes » apparaît en 1989 lors d’une conférence mondiale à Washington. L’une d’elles est la grippe, un motif récurrent d’inquiétude avec les mutations incessantes du virus et le risque d’apparition d’un variant radicalement nouveau, qui échapperait à l’immunité. De fait, en 1997, une nouvelle grippe est apparue à Hongkong : elle était due à un sous-type du virus, H5N1, qui décimait les volailles et frappait l’homme pour la première fois (à ne pas confondre avec une précédente grippe de Hongkong, en 1968-1969, liée à un autre sous-type du virus). A Hongkong, dix-huit personnes ont été infectées par cette grippe aviaire, six sont mortes. L’abattage de 3 millions de poulets a permis de limiter l’épidémie.

En 2003-2004, ce même virus a refait surface à Hongkong, au Vietnam, en Chine, suscitant des craintes de dissémination par avion ou par un oiseau migrateur. Nous ne sommes pas sortis de cette menace, comme le montrent l’actualité et les abattages en cours. Autre exemple, la grippe de 2009. Il faut se rappeler qu’elle est née dans un élevage porcin à la frontière mexicaine, dans une filière d’une entreprise agroalimentaire américaine : une conséquence directe, donc, de nos modes de vie contemporains.

Quel a été l’impact de ces maladies émergentes ?

Jusque dans les années 1980, un sentiment de confiance dans le progrès scientifique et médical s’est maintenu dans les pays riches. Grâce aux vaccins et aux antibiotiques, l’expérience des épidémies a été considérablement réduite. Mais avec l’apparition du sida puis la récurrence des maladies émergentes – Ebola dans les années 1990 et 2010, Nipah en 1999, SARS-CoV-1 en 2002-2004, Zika en 2007 et 2013-2014, chikungunya en 2004-2006… –, aucun pays du monde, et certainement pas les plus connectés aux échanges internationaux, ne peut se prétendre protégé contre une maladie qui n’apparaît pas sur son sol, mais qui peut très rapidement se développer dans sa population.

D’où la mobilisation générale autour de ces maladies, dans les années 1990-2000. Un autre élément a joué : la menace d’une guerre bactériologique. Même les pays qui s’étaient progressivement isolés des interventions internationales, comme les Etats-Unis des années 1980, sous l’ère Reagan, se sont remis à investir massivement dans la « santé globale ».

En matière d’évolutions sociétales, quelles ont été les conséquences des épidémies passées ?

Elles ont renforcé la légitimité des Etats à gouverner les questions de santé. C’est d’ailleurs un de leurs talons d’Achille, en raison de la fréquente défiance des populations à cet égard. Les épidémies, au XIXe siècle, ont aussi justifié l’impérialisme des Etats-nations. Il s’agissait de « donner les lumières de la science » aux populations autochtones, de les « sauver de leur ignorance » et des épidémies récurrentes liées à leur climat. De justifier l’exploitation des ressources et des populations au profit des métropoles, en somme.

Les épidémies ont aussi modifié l’architecture des villes : il s’agissait de les assainir en créant des espaces plus aérés, en gérant les eaux souterraines… Les travaux haussmanniens à Paris, dans les années 1850-1870, en sont un héritage. Dans les pays riches, entre 1850 et 1950, les épidémies ont aussi eu un rôle moteur dans différentes réformes politiques et sociales, comme le montre l’exemple du Public Health Act, en 1848.

Dans cette pandémie, la défiance d’une partie de la société vis-à-vis des autorités a été manifeste. Quelle analyse l’historien en fait-il ?

Cette défiance se mesure à l’aune de la responsabilité croissante des autorités sanitaires et politiques dans la gestion des populations, à partir du XIXsiècle, et à leur faillite éventuelle. Dans les années 1990, la multiplication des scandales sanitaires (affaire du sang contaminé, vache folle, Mediator…) n’a pas encouragé la confiance aveugle des populations. Il est apparu qu’un certain nombre d’intérêts, notamment économiques, avaient prévalu sur leur protection.

Dans le cas du Covid-19, la défiance est accentuée par la durée de la pandémie. En situation d’incertitude radicale vis-à-vis de cette nouvelle maladie, les autorités ont peiné à tenir sur la durée un discours cohérent. L’exemple des masques est frappant, avec des recommandations contradictoires. La stigmatisation des populations « irrationnelles » qui ne suivraient pas les recommandations est fréquente, dans la gestion des épidémies. Mais les discours scientifiques eux-mêmes évoluent, parce que les connaissances évoluent. Dans ce contexte, les doutes sur la légitimité des recommandations n’apparaissent pas aberrants.

La répétition des « vagues » n’a-t-elle pas renforcé cette défiance ?

En effet. Objets scientifiques associés à la modélisation épidémiologique largement utilisés par le pouvoir pour justifier son action, les vagues sont devenues un symbole, visuel et viral, d’un événement qui échappe à notre contrôle et qui fait douter de l’efficacité des mesures sanitaires prises. Au fond, ces vagues rappellent que les épidémies ont souvent pris fin avec l’acceptation d’un nouvel état endémique. C’est le cas du VIH-sida, par exemple. La pandémie de sida n’a jamais pris fin, le virus continue de tuer à l’échelle mondiale, mais le sida est devenu une maladie chronique avec laquelle on vit… du moins dans les pays du Nord, quand on a accès aux médicaments adéquats. Avec le SARS-CoV-2 et la menace d’émergence de nouveaux variants, cependant, nous ne sommes pas encore en situation endémique.

Et la gestion très verticale du Covid-19, comment l’analysez-vous ?

Ce sont des comités scientifiques et des conseils de défense qui ont largement décidé des mesures déployées. Ni les forces parlementaires ni des collectifs issus de la société civile n’ont été conviés à ces décisions, ce qui ne peut pas renforcer l’adhésion sociétale. A partir des années 2000, la « démocratie sanitaire », associée à la législation sur les droits des patients, a pourtant été largement proclamée. Cette participation de la société civile aux décisions sanitaires est d’ailleurs un héritage de la pandémie de sida, et des luttes des associations de patients. Mais, avec le Covid-19, le recours à la démocratie sanitaire est apparu limité, pour ne pas dire inexistant.

Nous sommes « en guerre » contre le virus du Covid-19, a déclaré le président de la République, en mars 2020. Dans le passé, la diabolisation des micro-organismes a-t-elle été fréquente ?

Dès la fin du XIXe siècle, cet univers invisible est désigné comme la cause de nombreux maux des sociétés humaines. Se développe l’idée que nous devrions contrôler la nature pour éviter ses attaques. Cette vision, pourtant, est d’emblée contestée par une communauté de chercheurs : virus, bactéries, champignons sont utiles pour notre santé et de nombreux secteurs industriels. La part des microbes pathogènes pour notre espèce n’en est qu’une infime minorité. Nous pouvons et nous devrions donc penser autrement nos relations avec les micro-organismes.

D’où ce renversement des responsabilités : les microbes sont loin d’être seulement des intrus qui nous apportent des maladies et perturbent nos modes de vie. Bien au contraire : c’est parce que nous avons dégradé les écosystèmes et perturbé les relations entre espèces que certains pathogènes ont fini par nous atteindre et provoquer de nouvelles pandémies.

Dans la gestion de cette crise, la santé vous semble-t-elle avoir été privilégiée au détriment de l’économie ?

Ce sentiment s’est nourri d’une réalité : le confinement très strict de la première vague. La préservation de la santé, y compris celle des plus fragiles, a pu sembler prévaloir sur les questions économiques. Le discours politique a d’ailleurs mis en valeur et dramatisé le « quoi qu’il en coûte » de ce confinement. Une réalité… et un effet d’affichage. Car cette annonce contraste avec les politiques d’austérité et de baisse de financements des hôpitaux français où, depuis plusieurs décennies, le nombre de lits a été réduit de manière assez drastique et les conditions de travail se sont dégradées. Donc, oui, il y a eu une première phase où l’économie a semblé être mise au second plan, par rapport à des impératifs humanitaires. Et l’on est resté sur cette impression.

Mais la crise dure depuis deux ans. Et certains secteurs économiques, notamment les groupes pharmaceutiques, ont énormément bénéficié de la pandémie. Les logiques économiques, même dans la gestion de la pandémie, reviennent très rapidement.

Les débats sur l’accès aux vaccins n’offrent-ils pas un exemple frappant de la primauté des intérêts économiques ?

En effet. L’Union européenne, le Canada, le Royaume-Uni se sont opposés à la levée des brevets que réclamaient les pays du Sud, l’Inde et l’Afrique du Sud en tête, soutenus par les Etats-Unis de Biden. L’enjeu était de faire prévaloir l’intérêt de santé publique à l’échelle mondiale sur les intérêts privés.

On retrouve là des débats saillants de la fin des années 1990 et du début des années 2000, sur l’accès aux antirétroviraux face au sida. A l’époque, la levée de ces brevets, portée par des associations de patients et par des ONG, notamment en Afrique et en Inde, avait été un succès. Avec la crise actuelle, on peut déplorer une forme de régression sur ce plan.

Quel pourra être l’impact de la pandémie sur l’OMS ?

Entre sa création, en 1948, et les années 1980, elle a été en situation de quasi-hégémonie sur les questions de santé internationales. Mais, ensuite, une série d’acteurs nationaux, de fondations philanthropiques et d’acteurs de la gouvernance internationale, comme la Banque mondiale, ont investi toujours plus dans la santé globale. Et ils ont contesté l’hégémonie de l’OMS, minimisé son rôle et ses programmes, et l’ont mis en difficulté, notamment financière. Finalement, l’OMS reste pauvre en regard des fonds de la philanthropie. Quand Bill et Melinda Gates financent l’OMS sur des projets particuliers, de surcroît, ils peuvent définir l’agenda politique des mesures qu’ils souhaitent voir déployées. Ce fonctionnement a surtout donné lieu à des mesures très verticales et technologiques. D’où le retour de ce débat, déjà prégnant au XIXe siècle : va-t-on parvenir à améliorer la santé globale par des luttes au coup par coup contre telle maladie, tel virus ? Ou doit-on mettre en place une politique plus globale, plus horizontale de lutte contre les inégalités, contre la pauvreté, qui sont des déterminants décisifs de la santé ? C’est l’un des grands enjeux de la pandémie actuelle et du rôle futur de l’OMS.

A la lumière du passé, quelles perspectives de sortie de crise imaginez-vous ?

Je suis historien, pas prophète ! Mais on peut espérer que la force de la décélération provoquée par cette crise, au niveau global, aura un effet d’aiguillon sur les responsables politiques et économiques et sur les populations. Quelle que soit l’origine exacte de cette pandémie, elle s’inscrit dans une série d’émergence de maladies provoquée par nos modes de vie, au détriment des équilibres du monde vivant. Une forme d’anxiété est apparue : est-ce que, dans trois ans, un autre virus ne va pas surgir et causer une nouvelle crise ? D’où ces questions en forme d’espoir : cette prise de conscience brutale déclenchera-t-elle une montée des mobilisations en faveur de changements plus systémiques ? Allons-nous cesser de nous accommoder d’une série de risques liés à nos sociétés technologiques ?

Avec les vaccins anti-Covid-19, l’efficacité et la rapidité des solutions scientifiques apportées à cette crise ont été impressionnantes. Mais, dans la durée, ce ne sont pas des vaccins adaptés à chaque nouveau virus émergent qui permettront d’éviter la récurrence de telles épidémies. Il faudrait, pour cela, agir sur les inégalités criantes des systèmes de santé à travers le monde et sur les effets dévastateurs de nos modes de vie sur les écosystèmes.


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