jeudi 6 janvier 2022

Bruno Patino : «Avec l’écran permanent, nous avons tous ressenti la société de la fatigue»

par Adrien Franque et photo Camille McOuat  publié le 5 janvier 2022 

Dans son deuxième essai, le technophile président d’Arte, Bruno Patino, poursuit son interrogation du monde numérique. Il analyse la manière dont notre attention est détournée à l’heure de la connexion en continu.

Dans les locaux d’Arte à Issy-les-Moulineaux, sur le mur qui fait face au bureau de Bruno Patino, l’horloge tourne à l’envers. Ses aiguilles bougent de la gauche vers la droite, sa numérotation est inversée. L’improbable objet, cadeau de ses filles, vient de Bolivie, dont Bruno Patino est originaire par son père. Là-bas il n’a rien d’un gadget : à La Paz, l’horloge sur le fronton du Parlement tourne dans ce sens depuis 2014. Symboliquement, «l’horloge du Sud» manifeste la résistance du pays à l’impérialisme de l’hémisphère Nord. Pour la lire, les repères désorientés, on est obligé de marquer un temps d’arrêt.

Le temps, cela a toujours été la grande affaire du président d’Arte, 56 ans, Dorian Gray des dirigeants de médias passé par le Monde,France Culture ou France Télévisions, qui «fait carrière plus vite que la musique» comme l’écrivait Libération en 2009. C’est aussi la grande affaire du monde numérique qui le passionne depuis plus de vingt ans. Dans un essai vif et remarqué en 2019, la Civilisation du poisson rouge, Bruno Patino retraçait l’utopie des pionniers libertaires de l’Internet, supplantés par les démiurges de la Silicon Valley et leurs plateformes ayant fait de notre attention leur marché. Le constat était désespérant, mais la plume ludique, avec le goût de l’anecdote et des personnages, plus didactique que professorale et surtout plus technophile que technophobe.

Dans Tempête dans le bocal, Bruno Patino poursuit avec la même limpidité ce récit de notre attention détournée par les écrans connectés. Avec trois années de chamboulements, entre une prise du Capitole destinée avant tout à produire des selfies, ou les révélations des «Facebook Files» et de la lanceuse d’alerte Frances Haugen… Surtout, après un virus qui nous a plongés dans l’écran total. Ce n’est pas son but premier, mais le livre produit son temps d’arrêt et ses réflexes de résistance aux empires numériques. Salutaire, car comme il le constate dans ce nouvel essai : «De quoi aurions-nous rêvé, s’il nous avait été annoncé il y a vingt ans que nous consacrerions quatre à cinq heures de notre temps à une activité nouvelle gagnée sur notre vie quotidienne ? […] Une forme de repos ? Peut-être. Une sorte d’évasion ? Sûrement. Mais en tout cas ni intranquillité permanente ni enfermement hypnotique. Pourtant, nous y sommes. Nous tournons dans le bocal de nos écrans.»

Qu’est-ce qui a imposé l’écriture de ce deuxième livre, qui est à la fois une suite mais pas tout à fait ?

Ce n’est pas une saison deux mais c’est un prolongement. La Civilisation du poisson rouge a eu un écho que je n’imaginais pas. Je suis intervenu dans beaucoup d’écoles, d’universités, j’ai reçu beaucoup de courriers. Avec deux questions qui revenaient : qu’est-ce qu’il s’est passé depuis, et où en sommes-nous des solutions ? Le premier livre racontait qu’il n’y a pas de déterminisme technologique mais un modèle économique dominant sur les grandes plateformes. Celui-ci a tendance à provoquer deux choses : de la dépendance aux écrans et une certaine polarisation de l’espace public. En plus de ça, la pandémie est arrivée, qui nous a fait basculer dans le tout écran de façon globale. Ce nouveau livre raconte donc un paradoxe : on n’a jamais été autant dans les écrans mais, par ailleurs, les solutions commencent à s’ébaucher. Si je prends la métaphore du bocal, nous sommes à la fois en plein dans un bocal tempétueux, mais nous sommes en train d’élaborer les solutions pour en sortir.

Est-ce que le contrôle, la régulation ou les alternatives aux plateformes n’arrivent pas trop tard ?

Dans l’histoire des technologies, il y a toujours un temps assez important entre la constatation des effets indésirables et les mesures pour les empêcher. Après, en regardant du côté de la constitution des empires ou de leur taille financière, on peut se dire que c’est inaccessible. Mais en même temps, l’histoire économique est pleine d’acteurs ultra-dominants (pétrolier, téléphonique…) qu’on pensait inaccessibles. Aujourd’hui, nous voyons que les ébauches de solutions vont dans trois directions. Un, les plateformes elles-mêmes essayent de se corriger. Le fait de mettre des freins à leur moteur, ça montre déjà qu’elles ont accepté une partie de leur responsabilité. Même si elles le font de façon très incomplète, souvent parce qu’elles ne veulent pas menacer leur modèle économique. La deuxième phase, c’est le contrôle des machines. La régulation, là aussi, est souvent tâtonnante, parfois très maladroite. En même temps, nous arrivons vers ce que je défends (et je ne suis pas seul dans ce cas) : la responsabilité algorithmique. C’est-à-dire non pas la transparence des algorithmes, mais la mesure indépendante des effets des algorithmes. Pour prendre une comparaison avec l’agroalimentaire, il ne s’agit pas d’avoir la recette précise du plat vendu tout préparé. Mais de connaître les effets sur votre organisme, comme cela existe actuellement avec le taux de sucre ou de graisse. Nous en sommes encore au tout début. Si certaines plateformes ouvrent leur capot, d’autres laissent inaccessible l’étude indépendante des effets de leur algorithme. Je pense néanmoins que nous allons y arriver : dans les trois ans de temps entre les deux livres, la position des plateformes a considérablement évolué. Ça prouve que tout cela était déjà en maturation. La troisième chose enfin, c’est de construire aussi des alternatives qui peuvent être internes ou totalement annexes, comme ce que propose par exemple Ethan Zuckerman [professeur à l’université du Massachusetts, il promeut notamment la création de réseaux sociaux de service public, ndlr].Donc, sommes-nous en retard ? Non. Je pense même que nous sommes dans la phase d’un relatif optimisme.

Comme dans le premier livre, vous dressez des constats désespérants, mais vous n’êtes jamais alarmiste…

Non, parce que je pense aussi que le dernier paradoxe, c’est qu’avoir perdu l’innocence première nous permet de rentrer dans la phase suivante, quel que soit son nom – metaverse, Web 3.0… – avec beaucoup moins d’ingénuité. Nous sommes tous conscients de la valeur des écrans connectés, mais aussi qu’il n’est pas anodin de les utiliser tout le temps. C’est un peu pour m’en moquer, mais je raconte ces stages ou ces consultants en déconnexion. Le fait qu’ils existent prouve aussi que nous sommes nombreux à ressentir qu’il faut agir.

En quoi la déconnexion est-elle inefficace d’après vous ? Vous ne semblez pas croire à la résistance aux écrans par la discipline individuelle…

Le fait de se rendre compte de sa dépendance est déjà un début de prise en charge. Je constate aussi qu’on nous donne de plus en plus d’outils pour gérer cette dépendance, en nous indiquant le temps d’écran par exemple. Avec l’écran permanent, nous avons tous ressenti la société de la fatigue. Heureusement que les écrans étaient là pour sauver notre vie collective, mais nous constatons bien la fatigue induite par les communications imparfaites à travers Zoom, ou à travers notre dépendance aux réseaux. Cette problématique n’est pas encore assez collectivement prise en main. Ce, alors même qu’on parle bientôt de metaverse. L’Internet social actuel, c’est de l’Internet individuel en deux dimensions. Le metaverse se prétend être un Internet collectif en trois dimensions. Qui capte donc non seulement notre temps, mais aussi notre espace. Ce que je raconte dans le livre est en fait très balbutiant par rapport aux changements qui se présentent à nous. Je ne crois pas que seule la discipline individuelle suffise. Je pense qu’elle doit être entourée par un certain nombre de signaux. En provenance de la famille, de l’école et des écrans eux-mêmes en réalité.

Vous consacrez tout un chapitre à Mark Zuckerberg. En quoi Facebook est-elle une plateforme plus représentative que les autres de ce que vous décrivez ?

D’abord parce que c’est une formidable histoire. Dans sa trajectoire : ça commence comme une espèce de trombinoscope sympa et ça finit par organiser la conversation de 3,3 milliards d’individus. C’est aussi une entreprise qui a plus que toute autre centralisé sa conception de l’Internet – si on met de côté les plateformes chinoises. Il y a même toujours eu chez Facebook cette tentation, non exprimée, d’être égale à l’Internet. Et Facebook est aussi centralisée dans sa façon de se comporter, puisqu’elle est encore dirigée par le même homme, Mark Zuckerberg. Quand vous le voyez dans ses premières interviews télé, il est mal coiffé, en short, avec un tee-shirt où est inscrit «Maman pense que je suis cool». Aujourd’hui, physiquement, il a changé. Vous démarrez avec un ado, vous finissez avec un robot. Il y a une mutation de l’entreprise et de la personne : il est devenu le grand méchant qu’on adore détester. Personnellement, je ne pense pas qu’il soit le grand méchant, mais plutôt le maître des conversations. Enfin, Facebook est aussi au centre de tous ces mouvements-là. C’est l’entreprise la plus fermée aux études extérieures et, en même temps, c’est l’entreprise qui crée sa cour suprême. Ce n’est pas rien. Economiquement, c’est aussi une entreprise qui n’a jamais été aussi rentable alors qu’elle n’a jamais été politiquement aussi attaquée. C’est paradoxal.

Il y a une campagne présidentielle qui va battre son plein en France pour les quatre mois à venir. Est-ce qu’on doit se résoudre à observer le débat public comme un déchaînement d’émotions contradictoires ?

Je ne crois pas du tout que les réseaux créent la polarisation émotionnelle de notre société. Ils permettent néanmoins deux choses : d’une part, ils l’accélèrent ou la rendent plus visible. Surtout, ils permettent d’agglomérer les utilisateurs et de créer des coalitions émotionnelles. Mais je ne crois pas du tout qu’interdire Facebook ou Twitter pendant la campagne électorale permettrait un débat public basé uniquement sur la raison. C’est une illusion. D’ailleurs, la déplateformisation de Trump n’a pas mis un terme au trumpisme. D’une certaine façon, je dis que réguler les réseaux va permettre de décélérer un peu le tam-tam émotionnel et, par ailleurs, de sans doute modérer les agrégations émotionnelles éphémères. Mais ça ne résout pas la question de l’espace public dans lequel nous vivons.

Dans cet environnement, vous n’êtes pas qu’un observateur. Par rapport à ce que vous décrivez, l’ambition d’Arte est-elle d’être un modèle éthique ?

A Arte, nous travaillons modestement à la décélération. Nous pensons que c’est notre responsabilité de ne pas ajouter du charbon dans la machine. Dans le domaine du documentaire, de l’information, de la fiction, nous essayons de donner des éléments d’accès à la complexité du monde tout en laissant aussi aux imaginaires le temps de travailler. En tant que média, je pense que quand nous présentons aux gens des images animées, du son, du texte, quand nous essayons d’être présents dans leur imaginaire et dans leur attention, nous avons une grande responsabilité.


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