jeudi 13 janvier 2022

Arts : « La Déconniatrie » à Toulouse, quand le surréalisme rencontre la psychiatrie

Par   Publié le 12 janvier 2022

Aux Abattoirs, une exposition raconte le rôle du médecin François Tosquelles, protecteur des artistes sous l’Occupation.

« Parler seul, Poème » (1948-1950), de Tristan Tzara et Joan Miró.

C’est sous un titre bien énigmatique – La Déconniatrie – que l’exposition se tient aux Abattoirs de Toulouse. Pour le comprendre, il faut en passer par le sous-titre Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles. Et continuer par la biographie du médecin, autour duquel sont déployés œuvres et documents de natures et de sujets différents, très instructifs, difficiles à relier parfois. Un trajet qui narre la rencontre du surréalisme et de la psychiatrie sous la menace nazie.

François Tosquelles (1912-1994) naît Francesc Tosquelles Llaurado à Reus, en Catalogne. Plus volontiers que le castillan, il apprend l’allemand et le français. Il s’initie à la psychiatrie à l’Institut Pere Mata, hôpital de Reus, à travers l’enseignement de son directeur, Emili Mira, et la rencontre à Barcelone de psychiatres et de psychanalystes d’Europe centrale qui s’y réfugient à mesure que progressent antisémitisme et nazisme. Il est alors proche du Bloc ouvrier et paysan créé par des communistes antistaliniens, puis participe en 1935 à la création du Parti ouvrier d’unification marxiste – plus connu sous son acronyme POUM –, au sein duquel l’écrivain britannique George Orwell, notamment, a combattu.

Tosquelles propose une réforme des pratiques psychiatriques répressives. Son influence est alors considérable

Diplômé en 1935, un an avant le début de la guerre civile espagnole, Tosquelles combat les franquistes en Aragon, puis soigne les combattants atteints de traumatismes psychiques. Après la chute de Barcelone, il passe la frontière franco-espagnole comme cinq cent mille autres républicains exilés et est placé dans l’un des camps d’internement que la IIIe République crée pour y enfermer les « étrangers indésirables ».

Il arrive en septembre 1939 au camp de Judes, près de Septfonds (Tarn-et-Garonne) où il va fonder un service de psychiatrie pour ses codétenus. En janvier 1940, il quitte le camp pour renforcer l’équipe de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) à la demande de son directeur, Paul Blavet. Naturalisé Français en 1948, il devient médecin-chef de l’établissement et y reste jusqu’en 1962.

« Psychothérapie institutionnelle »

Son influence est alors considérable, attachée à la notion de « psychothérapie institutionnelle » qui propose une réforme des pratiques psychiatriques répressives. Il leur oppose la création d’ateliers où des activités collectives, du jardinage à la maçonnerie, permettent de rétablir des liens sociaux entre patients et soignants et entre patients eux-mêmes. Ceux-ci ne sont plus traités tels des incapables encombrants mais comme des individus auxquels une part d’initiative et de responsabilité doit être donnée.

Jusqu’à la fin, par ses écrits et ses interventions dans des établissements de soin, Tosquelles a défendu cette conception ouverte, influençant Jean Oury, Frantz Fanon et Félix Guattari.

Il y a dans la vie de ce médecin profusion de matière à exposition pour expliquer tant la situation de la psychiatrie en Catalogne dans les années 1930, la guerre civile espagnole et la « retirada » des vaincus jusqu’aux camps d’internement, que la psychiatrie durant l’Occupation et ses évolutions ultérieures. Ces sujets sont ici traités avec une abondance de documents. Et il y a beaucoup à voir : quantité de photographies mais aussi le fîlm intitulé Société lozérienne d’hygiène mentale que Tosquelles et son épouse, Hélène, tournent dans les années 1950 pour montrer comment on soigne dans son hôpital.

On peut aussi beaucoup y lire ainsi, le rapport sur Saint-Alban d’un commissaire des Renseignements généraux nommé en avril 1943, signalant au préfet de Lozère la présence « d’individus dont le loyalisme à l’égard du gouvernement et du régime est des plus douteux » et « qui ne cachent pas leurs sympathies pour les puissances anglo-saxonnes ».

Hôpital refuge

Jusqu’à la Libération, l’hôpital est en effet un refuge, non seulement pour des réfugiés espagnols aussi « douteux » que l’ex-militant du POUM Tosquelles mais aussi pour des résistants que chassent les polices allemandes et vichystes. Parmi eux, le philosophe et médecin Georges Canguilhem, membre du réseau Libération-Sud, rescapé des combats du mont Mouchet en juin 1944, qui parvient à conduire jusqu’à Saint-Alban, un groupe de survivants. Il sait y trouver l’aide du docteur Lucien Bonnafé, directeur de l’hôpital qui ne cache pas ses sympathies communistes.

De novembre 1943 à février 1944, Bonnafé héberge Paul et Nusch Eluard, au moment où les poèmes de résistance font du poète un clandestin. Le couple est alors portraituré par le photographe Jacques Matarasso, dont le frère Léo dirige Libération-Sud pour le département du Cantal. Un peu plus tard, après la Libération, arrive Tristan Tzara.

Or, avec eux, c’est le surréalisme, que Tosquelles connaît depuis sa lecture dès 1932 de la thèse de Jacques Lacan, qui entre à Saint-Alban. Au même moment, Antonin Artaud est interné non loin, à Rodez, sous l’autorité du médecin Gaston Ferdière. Celui-ci est proche des Tosquelles et des Bonnafé avec lesquels il réalise un « cadavre exquis » pictural le 1er janvier 1943. L’exposition aborde ce moment historique, celui de la rencontre entre le mouvement surréaliste, de la psychiatrie et de la résistance, et traite ainsi de la création asilaire : Artaud et les enfermés créateurs de Saint-Alban, la couturière Marguerite Sirvins ou les paysans Benjamin Arneval ou Auguste Forestier – ce dernier interné pour avoir fait dérailler un train en 1914. Leurs broderies et dessins et les sculptures sur bois de Forestier sont dans les salles, ajoutant leurs énigmes à tous les points déjà évoqués.

C’est avec le couple Eluard, en 1944, puis Tristan Tzara, après la Libération, que le surréalisme entre à Saint-Alban

Tout cela fait beaucoup, trop même pour une seule exposition. D’autant que les allusions sont parfois peu saisissables et les cartels elliptiques. Ne pas évoquer l’art dit « brut » aurait permis de garder plus de place pour mieux traiter les relations entre Tosquelles et Fanon, qui est passé par l’établissement lozérien en 1952-1953 et en a repris l’expérience à l’hôpital de Blida-Joinville entre 1953 et 1956, dans le contexte colonial algérien.

Encore n’en a-t-on alors pas fini : la visite presque achevée, il faut regarder in extenso le film réalisé en 2011 par l’artiste Angela Melitopoulos et le philosophe Maurizio Lazzarato à partir d’un entretien filmé de Tosquelles en 1989. Ce qu’il y dit sur la psychiatrie, le rapport au corps ou l’importance du pied captive l’attention.

Et c’est là que l’on apprend enfin l’origine du titre de l’exposition. Tosquelles y explique en effet : « Ce qui caractérise la psychanalyse, c’est qu’il faut inventer. L’individu ne se rappelle de rien. On l’autorise à déconner. On lui dit : Déconne, déconne, mon petit ! ça s’appelle associer. Ici personne ne te juge, tu peux déconner à ton aise. Moi, la psychiatrie, je l’appelle la déconniatrie. »

« La Déconniatrie », Les Abattoirs, 76, allées Charles-de-Fitte, Toulouse. Du mercredi au dimanche de 12 heures à 18 heures, 20 heures le jeudi. Entrée : de 5 € à 8 €. Jusqu’au 6 mars. Lesabattoirs.org


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