mardi 14 décembre 2021

Frédéric Lenoir : « Jung propose une spiritualité en dehors de toute croyance religieuse »

Propos recueillis par   Publié le 05 décembre 202

Passionné par la question du sacré, Carl Gustav Jung a consacré une partie de ses travaux à relégitimer la spiritualité, estimant qu’il existe dans la psyché humaine une dimension religieuse. Entretien avec Frédéric Lenoir, qui vient de publier une biographie du psychiatre suisse. 


Frédéric Lenoir.

Entretien. Pionnier de la psychanalyse, Carl Gustav Jung (1875-1961) a joué un rôle important dans la pensée du XXe siècle, même si son œuvre demeure assez mal connue en France. Dans son dernier livre, Jung. Un voyage vers soi (Albin Michel, 336 pages, 19,90 euros), l’écrivain Frédéric Lenoir dresse une passionnante biographie intellectuelle du psychiatre suisse, qui met notamment en avant le vif intérêt de Jung pour le phénomène religieux.

Bien que rebuté par le christianisme, et plus généralement par la dimension institutionnelle des religions qu’il juge par trop formalistes, Jung considère l’être humain comme un « animal religieux » qui ne peut s’épanouir qu’en trouvant du sens à son existence. « La grande quête jungienne est la recherche de la complétude, de l’accomplissement de soi, ce qui est devenu le mot d’ordre de la modernité », observe Frédéric Lenoir, voyant en Jung « un visionnaire ».

Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler sur Jung ?

Jung, que j’ai découvert à l’adolescence, a profondément marqué mon parcours intellectuel. J’ai été passionné par son exploration de la psyché humaine et par toutes les notions qu’il a élaborées : les archétypes, l’inconscient collectif, la synchronicité, le processus d’individuation.

Parce que je pense que Jung est un auteur important et visionnaire, mais qu’il est méconnu en France et que ses ouvrages sont difficiles à lire, j’ai voulu le rendre accessible en proposant une synthèse de sa pensée, comme je l’avais fait il y a quelques années avec Spinoza (Le Miracle Spinoza, Fayard, 2017).

En quoi Jung est-il un « grand déconstructeur », ainsi que vous le qualifiez dans votre livre ?

Jung est quelqu’un de très empirique : pour lui, ce qui compte, ce sont les faits. A partir de son expérience personnelle et de médecin psychiatre, il a été amené à remettre en cause des théories considérées comme évidentes par beaucoup (comme l’origine organique des maladies mentales) ainsi qu’à faire des découvertes tout à fait novatrices.

C’est cette très large ouverture d’esprit qui l’amène à s’intéresser aux travaux de Freud (1856-1939), à une époque où ce dernier était très mal vu dans les milieux de la psychiatrie – lesquels le considéraient comme trop obsédé par la question de la sexualité et la psychanalyse comme une « affaire juive ».

Jung, au contraire, trouve fondamentales les découvertes de Freud sur l’inconscient et les rêves. Il l’accompagne pendant des années, faisant fi des mises en garde de ses confrères, qui craignaient qu’il ne se décrédibilise en le soutenant. Mais ce qui compte plus que tout pour Jung, c’est d’aller vers la vérité.

« Jung a toujours cherché à comprendre le réel sans filtre philosophique ou idéologique »

C’est d’ailleurs pour cette même raison qu’il s’éloignera progressivement de Freud, étant en désaccord avec lui sur certains points essentiels, notamment sur la question de la libido qu’il refuse de réduire à la seule sexualité, mais qui est aussi cet élan vital nous poussant à donner du sens. A côté de l’inconscient personnel, Jung estime également qu’il existe un inconscient collectif – avis que Freud ne partage pas. Les deux divergeaient encore sur les phénomènes paranormaux : Freud était persuadé qu’ils étaient pure illusion ou pathologiques, alors que Jung pensait qu’il fallait chercher une explication rationnelle, mais que le paradigme scientifique de son temps était trop matérialiste pour pouvoir la trouver.

Jung a toujours cherché à comprendre le réel sans filtre philosophique ou idéologique. Avant Karl Popper (1902-1994) et Thomas Kuhn (1922-1996) – qui a inventé la notion de changement de paradigme –, il montre les limites de la connaissance scientifique. Pour lui, ce n’est pas parce que, aujourd’hui, certaines choses restent inexplicables qu’elles n’existent pas.

Fils de pasteur, Jung a eu un rapport assez compliqué avec le christianisme. Pourquoi ?

Jung est effectivement né dans un milieu très religieux. Son père était pasteur et six de ses oncles l’étaient également ! Il s’est senti étouffé dans ce contexte. Vers l’âge de 12 ans, il estime que « l’église était un endroit où je ne devais plus revenir. Là, pour moi, il n’y avait nulle vie. Il y avait la mort. » Il a donc coupé avec la religion, n’y revenant que plusieurs décennies plus tard d’une manière tout à fait différente, en raison des expériences psychiques qu’il a faites et de ses nombreuses lectures.

Jung était très érudit. Il s’intéressait aux mythologies des grandes civilisations. Il a lu les textes sacrés des principales traditions religieuses, mais aussi la kabbale juive et les grands mystiques chrétiens, comme Maître Eckhart ou Jacob Boehme (1575-1624), et il s’est plongé pendant plus de dix ans dans l’alchimie médiévale et de la Renaissance. Il s’est par ailleurs intéressé aux spiritualités orientales : taoïsme, bouddhisme zen, bouddhisme tibétain, hindouisme, yoga, qu’il a contribué à faire connaître en Occident.

Jung qualifie l’être humain d’« homo religiosus ». Qu’est-ce à dire ?

Sur le linteau de la porte d’entrée de sa maison, Jung fait graver cette parole de l’oracle de Delphes : « Appelé ou non appelé, Dieu (ou le dieu) sera présent » – qu’on pourrait aussi traduire, comme le propose la chercheuse Ysé Tardan-Masquelier, par « qu’on le veuille ou non, la question du divin s’impose » (Jung et la question du sacré, Albin Michel, 1998). Manière pour lui d’affirmer que cette dernière est présente dans l’esprit humain et que l’homme est un animal religieux, à la différence de tous les autres animaux. L’être humain est le seul animal qui ritualise la mort, qui édifie des églises, des temples, des mosquées pour prier un être invisible. Il a cette singularité de se relier à un invisible qui le dépasse et d’avoir besoin de rituels symboliques qui donnent du sens à sa vie.

Si ce point avait déjà été soulevé par des sociologues, comme Emile Durkheim ou Max Weber (1864-1920), Jung y ajoute la dimension psychologique. Là où Freud voit dans la croyance une illusion destinée à apaiser l’angoisse de la mort et à donner un sens illusoire à la vie, il relève que la psyché humaine a une dimension intrinsèquement religieuse. Ce constat le conduit à relégitimer la religion, non d’un point de vue culturel, mais dans sa dimension anthropologique : il existe selon lui une fonction religieuse inhérente à la psyché humaine.

« Jung relève que la psyché humaine a une dimension intrinsèquement religieuse »

Pour ce faire, il s’appuie sur les travaux de Rudolf Otto (1869-1937), philosophe et théologien allemand qui parle du « numineux », une expérience intérieure transformante, que l’on qualifiera d’expérience du divin ou du sacré. Cette expérience, Jung l’a faite, de même que nombre de ses patients. C’est l’expérience des mystiques de toutes les traditions – de saint Paul par exemple. Universelle, elle existe dans toutes les cultures, à toutes les époques, sans être forcément reliée à une culture religieuse.

C’est ce que Romain Rolland (1866-1944) appellera « le sentiment océanique » – il tentera en vain de convaincre Freud de son caractère non illusoire et non pathologique. Jung va donc réhabiliter cette expérience du sacré. Pour lui, les religions historiques sont nées de ce fondement expérientiel, et non d’une quelconque volonté d’asservir les humains.

Tout en étant très intéressé par les traditions orientales, Jung déconseillait aux Occidentaux de s’y convertir. Pourquoi ?

C’est un paradoxe intéressant. Jung a préfacé ou commenté des ouvrages très importants de la littérature spirituelle orientale – le Yi King, le Traité de la fleur d’or, le Livre tibétain de la vie et de la mort, l’Introduction au bouddhisme zen de Suzuki… Il en conclut qu’il existe une différence entre la psyché orientale et la psyché occidentale : cette dernière est plus extravertie, alors que la première est plus introvertie. L’être humain a besoin de conquête, nous dit Jung.

Mais tandis que l’homme occidental cherche avant tout à comprendre le monde et à le transformer, l’homme oriental cherche davantage à se connaître et à se transformer lui-même par la maîtrise de ses émotions et son univers intérieur. Or, nous avons besoin des deux : l’Orient rétablit le déséquilibre extraverti de l’Occident, qui ne s’est pas assez investi dans l’introspection (y compris la religion chrétienne, devenue un culte trop extérieur), tandis que l’Occident rétablit le déséquilibre introverti de l’Orient, qui s’est désintéressé de transformer le monde et de l’améliorer.

« Tandis que l’homme occidental cherche à comprendre le monde et à le transformer, l’homme oriental cherche davantage à se connaître et à se transformer lui-même »

Néanmoins, Jung est convaincu qu’il est néfaste de changer de religion, cette dernière faisant partie de notre civilisation et de notre atavisme, tant sur le plan personnel que collectif – puisque nous sommes marqués par notre éducation et par les symboles de notre culture, lesquels nous parlent inconsciemment.

Selon lui, la conversion à une religion étrangère à notre aire culturelle crée un risque de dissociation psychique, qui nous coupe de notre inconscient collectif et personnel. Confronté à des patients tentés par les religions orientales, il leur conseillait plutôt de retrouver les racines spirituelles profondes de leurs propres traditions. Au fond, c’est le même point de vue que défend de nos jours le dalaï-lama, ce qui déstabilise beaucoup les adeptes occidentaux du bouddhisme tibétain !

En France, Jung est très clivant : tantôt encensé et vu comme un visionnaire, tantôt accusé d’être un mystique confus, mais également de sympathies pronazies. Qu’en est-il exactement ?

Paul Ricœur (1913-2005) faisait remarquer à l’historien américain de la psychanalyse Paul Roazen (1936-2005), qui s’étonnait qu’il n’ait pas lu Jung, que ce dernier avait été mis à l’index de l’université française. Ce n’est cependant pas le cas dans la plupart des pays anglo-saxons, notamment aux Etats-Unis, où Jung est étudié et populaire. En France, c’est vrai qu’il a été mis à l’index par la plupart des psychanalystes freudiens et lacaniens pour les raisons que vous évoquez.

La critique concernant son caractère mystique et non scientifique me paraît surtout idéologique : c’est une manière de discréditer une pensée qui remet en cause des postulats philosophiques matérialistes, même si son mode d’expression plus circulaire que linéaire ne la rend pas toujours très fluide.

« Sans jamais adhérer au parti nazi ou le soutenir, il a tout d’abord manifesté sa fascination pour ce réveil de l’âme allemande »

La seconde critique est plus fondée et a fait l’objet de nombreux ouvrages contradictoires. Il est difficile d’y répondre en quelques phrases et il y aurait toute une recontextualisation à faire. En quelques mots, Jung n’avait aucun sens politique et a manqué cruellement de discernement lors de la montée du national-socialisme en Allemagne. Il était sensible au mouvement völkisch, issu du romantisme allemand, qui exprimait la résurgence du sentiment national à travers un mélange d’histoire politique, de folklore et de mythologie. Le succès du parti hitlérien tenait en partie à cette ferveur völkisch et Jung, sans jamais adhérer au parti nazi ou le soutenir ouvertement, a tout d’abord manifesté sa fascination pour ce réveil de l’âme allemande – lui-même étant Suisse allemand.

Ce n’est qu’en 1936 qu’il prend enfin conscience du danger du national-socialisme et qu’il dénonce dans un essai, Wotan, la barbarie qui monte en Allemagne comme fondée sur des affects collectifs archaïques et revêtant un caractère magico-religieux. Cet essai sera lu par tous les responsables du Foreign Office, et les services secrets américains (OSS) contacteront Jung en 1942 pour lui demander de dresser des profils psychologiques des principaux dignitaires nazis.

Ces mêmes services secrets prendront fermement sa défense en 1945 lorsqu’il sera accusé par des psychanalystes freudiens américains de collaboration avec le régime nazi. En 1933, Jung avait en effet accepté de diriger une revue de psychothérapie allemande passée sous la coupe des nazis, pensant naïvement qu’il resterait libre de toute ingérence.

D’aucuns affirment également qu’il a développé une pensée antisémite.

La question de l’antisémitisme de Jung est plus complexe et fait toujours débat. Cette accusation repose essentiellement sur un article publié en 1934 dans cette revue allemande de psychothérapie, où il se livre à une comparaison entre les psychés aryennes et sémites. Il faut savoir que ce type de comparaison était fréquente avant la seconde guerre mondiale. Freud, par exemple, écrit à Ferenczi le 8 juin 1913 : « Quant au sémitisme, il y a certainement des grandes différences avec l’esprit aryen. Nous en avons tous les jours la confirmation. Aussi en résultera-t-il certainement, ici et là-bas, des conceptions du monde différentes et un art différent. »

Mais la faute de Jung, comme l’a fort bien souligné Elisabeth Roudinesco, c’est qu’il évolua dans cet article d’une conception différentialiste à une conception inégalitariste du psychisme archétypal en affirmant notamment que « l’inconscient aryen a un potentiel supérieur à l’inconscient juif ». Ce dérapage antisémite, qui est, comme le rappelle encore l’historienne de la psychanalyse,« la conséquence de cette infernale psychologie des peuples », signifie-t-il pour autant que Jung puisse être qualifié d’antisémite au regard de sa vie entière ? Je ne le crois pas. Lui-même s’en est toujours défendu, ainsi que tous ceux qui l’ont bien connu et qui ont été interrogés après sa mort à ce sujet par le docteur Gene Nameche.

« Jung a commis une faute grave, et c’est une ombre sur sa vie et sur son œuvre »

Si cela avait été le cas, pourquoi aurait-il apporté son soutien à Freud alors que la psychanalyse était taxée de « science juive » ? Pourquoi aurait-il sauvé la vie de nombreux psychanalystes juifs en les aidant à émigrer en Suisse dans les années 1930 ? Pourquoi aurait-il fait modifier en 1934 par un avocat juif les statuts de l’association de psychothérapie allemande afin de permettre à des psychanalystes juifs de continuer à y adhérer ? Pourquoi se serait-il entouré de nombreux collaborateurs juifs jusqu’à la fin de sa vie ?

Je pense que le dérapage antisémite de cet article est lié à son ressentiment contre Freud et à la polémique qu’il entretenait alors avec un de ses disciples zurichois, Gustav Bally (1893-1966). Jung a commis une faute grave et c’est une ombre sur sa vie et sur son œuvre, mais peut-on le réduire à cela et discréditer ainsi toute sa pensée ? Je ne le crois pas.

Vous écrivez que Jung, à l’instar de Spinoza, a cherché à redéfinir « une spiritualité en dehors de toute croyance religieuse ». Peut-elle être une ressource pour notre temps ?

Le parallèle entre Jung et Spinoza (1632-1677) sur ce point m’a beaucoup frappé. L’un et l’autre étaient issus de familles très religieuses. Spinoza a été élevé dans un milieu juif très pratiquant et connaissait par cœur la Bible en hébreu dès l’adolescence. Spinoza comme Jung se sont brutalement émancipés de leur tradition religieuse. Pourtant, ils sont revenus à la spiritualité, au-delà de la religion, par leurs propres expériences. Profondément intéressé par la question de Dieu, Spinoza estime que notre raison, soutenue par l’intuition, peut faire l’expérience d’une sorte de dieu cosmique qu’il identifie à la nature.

L’un et l’autre ont donc donné les bases possibles d’une spiritualité fondée sur la raison et sur une expérience intérieure, et non plus liée à des croyances religieuses extérieures. On pourrait dire qu’ils fondent en cela une sorte de spiritualité laïque que Jung appelle le « processus d’individuation », autrement dit la capacité de devenir un individu singulier, unique, à travers le dialogue entre le conscient et l’inconscient, qui nous permet de nous accomplir en tant qu’être humain.

La grande quête jungienne est la recherche de la complétude, de l’accomplissement de soi, ce qui est devenu le mot d’ordre de la modernité. Spinoza recherchait quant à lui la béatitude, c’est-à-dire la réalisation totale de soi dans la joie. Il y a donc beaucoup de similitudes entre ces deux démarches.

Justement, par quoi commencer pour mettre en marche le processus d’individuation cher à Jung ?

Jung nous dit que si le besoin de sens est fondamental, inscrit dans notre psyché, on le refoule souvent dans le tourbillon de la vie concrète : trouver un métier, fonder une famille… Jusqu’à ce que survienne, vers la quarantaine, la crise du milieu de vie, qui nous fait prendre conscience que la mort est l’étape suivante et nous replace face à l’essentiel. Qui suis-je vraiment ? Qu’est-ce qui peut m’épanouir profondément en tant qu’individu singulier, au-delà de tout ce que j’ai reçu par mon éducation, mes croyances, etc. ?

« Pour Jung, le sens de toute vie humaine, c’est de grandir en conscience »

De fait, le processus d’individuation, qui est un dialogue entre le moi conscient, l’inconscient personnel et l’inconscient collectif, débute souvent à la maturité. Pour Jung, le sens de toute vie humaine, c’est de grandir en conscience. Or pour cela, il nous invite à traverser notre ombre (la part obscure refoulée de nous-même), à démasquer notre persona (l’image que nous voulons donner aux autres), à intégrer notre anima (la part féminine de l’homme) et notre animus (la part masculine de la femme), ou encore à accepter les contraires, les polarités, et à les intégrer : le bien et le mal, la vie et la mort, le bonheur et le malheur… Ainsi, par exemple, ce n’est qu’en regardant la mort en face, nous dit-il, que l’on pourra vivre pleinement et intensément. Et que l’on aimera peut-être encore plus la vie.

« Jung. Un voyage vers soi », de Frédéric Lenoir (Albin Michel, 336 pages).

« Jung. Un voyage vers soi », de Frédéric Lenoir (Albin Michel, 336 pages, 19,90 euros).



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