mercredi 1 décembre 2021

Fraude : est-il vrai que la France compte plus de 75 millions d’assurés sociaux pour 67 millions d’habitants ?

par Cédric Mathiot   publié le 30 novembre 2021 

Checknews

La France compterait 8 millions d’assurés sociaux «indus», selon le magistrat Charles Prats dans le cadre de la promotion de son livre sur la fraude sociale. Un chiffre largement repris à droite, mais contesté par les organismes sociaux qui évoquent une grande confusion sur le sujet.

Bonjour,

Vous nous avez interrogés à propos des déclarations du magistrat Charles Prats dénonçant un surnombre d’assurés sociaux en France. «Vous savez que nous sommes 67,1 millions d’habitants en France. Et vous savez combien nous avons d’assurés sociaux pris en charge ? 75,3 millions. Donc il y a un problème», affirmait sur RMC le magistrat, actuellement en tournée dans les médias pour son ouvrage Cartel des fraudes 2. Même propos dans une interview au Figaro en octobre : «On peut débattre de tout, sauf des chiffres : dans notre pays de 67,1 million d’habitants, nous prenons en charge 75,3 millions d’assurés sociaux selon les investigations de la Cour. Qui sont ces 8,2 millions de personnes ?» Cette statistique spectaculaire a été reprise par LCI dans un visuel estimant à 8,2 millions le nombre de «bénéficiaires indus» de l’assurance sociale en France. Un visuel que Charles Prats contribue volontiers à faire circuler sur les réseaux sociaux, ici ou , la présentant comme une donnée «factuelle». Au grand dam des organismes sociaux, qui évoquent une grande confusion sur le sujet.

«Ils tentent de museler le lanceur d’alerte»

Ces dernières semaines, les responsables politiques se sont à leur tour emparés de la statistique. Charles Prats, qui s’est spécialisé dans la dénonciation de la fraude, est coutumier depuis quelques années des chiffres aussi spectaculaires que contestables, mais toujours largement repris dans le débat public (surtout à droite et à l’extrême droite).

Alors que le magistrat, comme l’avait révélé Libé, est actuellement l’objet d’une enquête administrative, plusieurs responsables politiques de LR ou de l’UDI (dont Prats est membre) ont publié la semaine dernière une tribune de soutien, suggérant que le combat du magistrat contre la fraude pourrait être la raison de ses tourments, et reprenant notamment ses chiffres : «[Charles Prats] dénonce le fait que la France prend en charge 75 millions d’assurés sociaux alors qu’elle ne compte que 67 millions d’habitants. [...] Certains ne souhaitent peut-être pas que ce débat ait lieu durant l’élection présidentielle. Ils tentent donc de museler le lanceur d’alerte.»

Dans une tribune publiée la semaine dernière sur le site Atlantico, une centaine d’élus déplorent que «la lutte contre la fraude sociale»soit «absente du PLFSS [projet de loi de finances de la sécurité sociale, ndlr] 2022» et reprennent le chiffre de Prats, estimant qu’il s’agit d’un «constat simple et incontestable», dénonçant le «scandale de ces millions de personnes prises en charge indûment». Mais voilà, le constat «simple et incontestable» est en fait vivement contesté.

Des éléments qui nuancent le chiffre

La chiffre cité par Prats émane d’un rapport de la Cour des comptes déjà vieux de plus d’un an, puisque publié en septembre 2020. On y lit que, «selon les données du système national d’information interrégimes de l’assurance maladie (Sniiram)», auxquelles la Cour expliquait avoir eu accès, «les régimes d’assurance maladie totalisaient 75,296 millions de bénéficiaires au 31 décembre 2018, sans doublons entre régimes, ayant consommé ou non des soins au cours de la même année. Cela représente un écart de 8,2 millions de personnes par rapport à la population vivant en France au 1er janvier 2020».

Mais la suite du rapport de la Cour des comptes (que Charles Prats se garde bien d’évoquer dans la plupart de ses interviews) apportait immédiatement des éléments contredisant et contextualisant ce chiffre. La Cour des comptes citait ainsi un autre chiffre donné par la direction de la sécurité sociale, lors de son audition par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales, le 27 juillet 2020. La direction de la sécu avait alors fait état de 72,4 millions de bénéficiaires de droits ouverts à une prise en charge des frais de santé par l’assurance maladie au 1er janvier 2020. Soit 2,9 millions d’assurés de moins que ceux identifiés par la Cour des comptes.

«Des biais techniques complexes existent»

Interrogée par CheckNews sur la raison de cet écart, la direction de la sécurité sociale (DSS) explique que la Cour des comptes s’est appuyée à l’époque sur une source peu pertinente : «Le chiffre cité par la Cour des comptes et repris par M. Prats (75,296 millions de bénéficiaires au Sniiram au 31 décembre 2018) ne correspond pas au nombre de bénéficiaires de l’assurance maladie. Le Sniiram est une base statistique, gérée par la Cnam, elle est essentiellement utilisée pour le pilotage des consommations de soins et non pour enregistrer les bénéficiaires de l’Assurance maladie.» Egalement interrogé par CheckNews, la Cnam abonde : «Le Sniiram ne permet pas de comptabiliser les assurés sociaux. Et ce n’est pas son objectif. Il y a par exemple des doublons, comme ces nombreux enfants qui seront à la fois rattachés à leur père et à leur mère et figurent donc deux fois. »

Les 72,4 millions de bénéficiaires évoqués par la sécurité sociale lors de l’audition en juillet correspondaient, eux, au nombre d’individus présents dans une autre base de données gérée par la Cnam pour le compte de tous les régimes, le RNIAM (Répertoire national interrégimes des bénéficiaires de l’assurance maladie), dont l’objet est de renseigner et de certifier les données d’état civil et le rattachement des assurés sociaux. Si ce chiffre de 72,4 millions demeure encore largement supérieur à celui de la population hexagonale, cela ne signifie pas non plus que la sécu reconnaît un surnombre d’assurés sociaux «indus» (ou de fraudeurs) de 5 millions de personnes. Selon la Cnam, il est normal que le nombre d’assurés figurant dans le RNIAM excède la population française. Ce qui avait d’ailleurs été expliqué par la DSS lors de l’audition devant la commission d’enquête parlementaire.

1,8 millions de bénéficiaires résidant à l’étranger

La direction de la sécu avait d’abord précisé que le RNIAM comporte l’identité de personnes résidant à l’étranger, et bénéficiant légitimement de prestations. L’excès d’assurés sociaux par rapport à la population hexagonale n’a donc rien, en soi, d’une anomalie. La DSS évoquait 1,8 million de bénéficiaires correspondant aux «titulaires, résidant à l’étranger, d’une pension de retraite ou d’une rente AT-MP versée par le régime général (1,2 million), aux assurés expatriés affiliés à la caisse des Français de l’étranger (0,2 million), aux salariés détachés à l’étranger par leur employeur (0,2 million) et aux ayants droit de ces deux dernières catégories (0,2 million)».

La direction de la sécurité sociale précisait par ailleurs que figurent également au RNIAM des assurés en fin de droit, alors estimés à 1,1 million. A ce jour, la fermeture des droits n’est pas automatiquement enregistrée dans le répertoire. Il est donc logique qu’y figurent des assurés en fin de droit. « Des travaux sont actuellement en cours pour permettre, d’ici à fin 2022, une remontée des base de fermeture de droit au RNIAM», explique-t-on à la Cnam. De son côté, la DSS insiste auprès de CheckNews sur le fait que la présence au RNIAM d’individus ayant des droits fermés ne s’accompagne pas de remboursements de soins : «Les droits des assurés sont en effet gérés au niveau des organismes de base (CPAM, etc.), dans les systèmes d’information de gestion, et fermés lorsque les conditions d’ouverture de droits ne sont plus remplies. L’excédent d’assurés recensés au RNIAM signifie simplement que ce référentiel n’est pas mis à jour.»

Une fois enlevés le 1,8 million d’assurés sociaux résidant à l’étranger et le gros millions d’assurés en fin de droit, restait malgré tout en juillet 2020, selon le décompte de la DSS, un surnombre de 2,4 millions de «bénéficiaires de droits à une prise en charge de leurs frais de santé par l’assurance maladie, exercés ou non». Un excès qui était alors l’«objet d’investigations». Dans son rapport, la Cour des comptes jugeait ce surnombre inexpliqué «considérable», et le soupçonnait d’être «sous-estimé de plusieurs centaines de milliers de personnes». Elle concluait ainsi : «En définitive, au regard des données communiquées par la direction de la sécurité sociale à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, le surnombre d’assurés bénéficiant à tort de droits ouverts à une prise en charge de leurs frais de santé par l’assurance maladie, exercés ou non, paraît dépasser 3 millions de personnes.» Rien ne semble justifier de se focaliser sur le nombre de 8 millions de bénéficiaires, sauf à ignorer (volontairement ou pas) les explications des organismes sociaux, et la conclusion de la Cour des comptes.

Investigations

Mais surtout, depuis l’été 2020 et la publication de ce rapport, ces données ont été affinées, suite à des investigations menées par la Cnam. Le surnombre «inexpliqué» de 2,4 millions aurait été en grande partie expliqué. Selon les chiffres fournis à CheckNews par la Cnam, le nombre d’assurés sociaux «à bon droit» résidents à l’étrangers dans le RNIAM a été revu à la hausse, du fait des 657 000 travailleurs saisonniers ayant été identifiés en sus des 1,8 millions de résidants déjà comptés en 2020. De même, la Cnam estime qu’au 1,1 million de personnes en fin de droits s’ajoutent 260 000 personnes pour lesquelles les fins de droits n’avaient pas encore été enregistrées. S’y ajouteraient 270 000 «rattachements obsolètes» au répertoire, ou encore 380 000 personnes décédées mais dont l’information du décès n’a pas pu être prise en compte. Finalement, parmi ces 72,4 millions d’assurés au RNIAM au 1er janvier 2020, «seuls» 460 000 environ seraient «inexpliqués», affirment la Cnam et la DSS. Qui ajoutent que le débat a été mal posé d’emblée : «C’est une erreur de penser que le surnombre d‘assurés sociaux traduit forcément de la fraude. C’est un sujet qui relève davantage de la gestion du répertoire. En effet, l’écart présenté ne veut pas dire versement de prestations à mauvais droit. Sur ce point, la politique de contrôle de l’Assurance Maladie vise justement à contenir le risque éventuellement constaté.»

Cordialement


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