vendredi 17 décembre 2021

Chronique «Philosophiques» La nouvelle haine des femmes

par Hélène L’Heuillet, Psychanalyste et professeure de philosophie à l’université Paris-Sorbonne.   Publié le 17 décembre 2021

Si les hashtags #MeToo et #Balancetonporc ont connu le succès qu’on sait, c’est parce qu’ils ont révélé la brutalisation contemporaine de la relation au corps des femmes.

Dans la vie de nombreuses femmes, il est un moment où les promesses de l’enfance laissent place à la perplexité : «Ces obstacles que je rencontre se dressent-ils devant moi parce que je suis une femme ?» Les difficultés sont de tous ordres, professionnel et social mais aussi amoureux et sexuel. Elles ont en commun de concerner la place qu’une femme peut ou non occuper. Dans les sociétés où le féminisme a déjà une histoire, on aurait pu croire la question réglée. Ce n’est pourtant pas le cas. Qu’il s’agisse de prendre la parole dans une réunion ou d’engager le long voyage d’une migration, comme Khady Demba dans Trois Femmes puissantes de Marie NDiaye, les femmes ont à payer une sorte de taxe supplémentaire, parfois prélevée à même le corps.

S’agit-il de résidus du passé, de restes du patriarcat, ou bien assistons-nous à la montée en puissance d’une nouvelle forme de haine ? Je crois que les deux phénomènes s’entrelacent et se confortent l’un l’autre, mais qu’il est quand même utile de les distinguer, ne serait-ce que pour affiner la résistance.

Si l’on définit le patriarcat comme un système dans lequel les femmes sont considérées comme des sujets en état de minorité, la persistance du patriarcat est patente à travers l’assignation des femmes à des places inférieures, ne serait-ce que de manière subreptice. Cela peut aller des inégalités salariales à la demande adressée aux femmes de grande taille de s’abstenir de talons hauts. Tant que le paradigme patriarcal demeure, les conquêtes féministes peuvent être torpillées de l’intérieur. La parité a, certes, augmenté la présence des femmes dans la vie sociale, mais, bien souvent, on n’a pas cessé d’attendre d’elles qu’elles se conforment aux traditionnelles «vertus» féminines de douceur et de réserve. Comme toujours, la vie publique et la vie privée se heurtent aux mêmes barrières et procurent les mêmes déceptions. Même chez les intellectuel·le·s, la femme plus intelligente que son partenaire masculin devra régler «l’ISF de l’amour» pour n’avoir pas respecté la place de secrétaire ou de muse que celui-ci lui offrait. La propriété intellectuelle s’arrête au seuil du féminin. La voix d’une femme porte toujours moins loin.

Le versant sexuel de la haine

Mais ce qui complique encore davantage les choses aujourd’hui réside dans l’apparition d’une nouvelle forme de haine des femmes. La nouvelle misogynie est une vraie haine, décomplexée, et particulièrement nette dans la vie sexuelle. Le ciblage féminin n’est sans doute qu’une des dimensions du rapport décomplexé que notre époque entretient à l’expression de la haine. Il représente le versant sexuel de la haine de toute altérité contenue dans la pensée identitaire qui marque notre actualité. Pour comprendre une société, il faut commencer par relever les mots par lesquels le sexuel se dit. Or, si les hashtags «#MeToo» et «#Balancetonporc» ont connu le succès qu’on sait, c’est parce qu’ils ont révélé la brutalisation contemporaine de la relation au corps des femmes. Ce qui est haï dans l’altérité réside toujours dans la jouissance qu’à tort ou à raison on prête à celui qui l’incarne. Les témoignages d’agressions sexuelles ont révélé chez les agresseurs une étrange forme de réification du corps féminin, considéré comme une machine à jouir et faire jouir. Ils ont démontré une sourde logique sadienne de démolition qui va des blessures aux meurtres en incluant tous les mécanismes de l’emprise.

Accuser cette mise en lumière de la nouvelle haine des femmes de porter atteinte à l’érotisme, comme on l’entend parfois dire, c’est curieusement confondre la cause avec l’effet. Certes, le désir peut être fougueux et n’existe pas sans mise en route de la pulsion. Mais il existe deux pulsions. Celle qui s’exprime dans les harcèlements sexuels n’est pas la pulsion érotique mais bel et bien la pulsion de destruction. De la distinction des deux sortes d’antiféminisme, on ne peut non plus induire que le patriarcat protégerait de la nouvelle haine des femmes. Parce que, dans le patriarcat, une femme est en quelque sorte le négatif d’un homme, une de ses formes peut être le paternalisme. Mais une femme soumise n’est pas, sauf par accident, une femme protégée. Elle ne l’est que tant qu’elle donne des gages de sa soumission. Si elle se refuse à les fournir, elle s’expose aux tentatives de réduire son opposition, ce qui peut aller jusqu’à lui faire perdre ce qui l’anime en propre – le sentiment de sa vie, ou même sa vie. L’idéal de la haine se trouve en effet dans la jouissance d’un sujet rendu inanimé par la douleur et l’humiliation.


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