mercredi 24 novembre 2021

Science et imaginaire: interview Répartition des rôles hommes-femmes dans la préhistoire : «Rien n’a jamais été prouvé»

par Eva Tapiero  publié le 19 novembre 2021 

La préhistorienne Marylène Patou-Mathis, directrice de recherche au CNRS, pointe les biais masculins prévalant dans l’étude des sociétés préhistoriques depuis le XIXe siècle. Et regrette une «essentialisation, une tendance à tout généraliser alors que la réalité est sans doute beaucoup plus variée». 

De l’imaginaire collectif aux illustrations populaires, lorsqu’on parle de préhistoire, c’est rarement pour raconter une période lumineuse ou égalitaire. L’homme armé de pieu et habillé de peaux de bête est présent partout. La femme, oubliée ou reléguée à des tâches considérées comme inférieures. Cet effacement des femmes dans les sociétés préhistoriques a-t-elle été une réalité ? Rencontre avec Marylène Patou-Mathis, directrice de recherche au CNRS, rattachée au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).

D’où vient l’absence des femmes quand on parle de la préhistoire ?

Je crois qu’il faut toujours se remettre dans le contexte de l’apparition d’une discipline. Le développement de la préhistoire, en tant que discipline scientifique, intervient au XIXe siècle, et sa consécration vers 1860. Il faut noter aussi que c’est en Europe, et en Europe occidentale. Tout ça est très important parce que, à ce moment-là, c’est une société fondée sur le patriarcat, avec notamment un code napoléonien qui minimise la femme.

Alors forcément, ceux qui font des études longues, ce sont des hommes. Que vont-ils faire ? Eh bien ils vont calquer leur modèle sur celui des humains préhistoriques. D’où une construction décrétant une division sexuée du travail. Certaines activités sont masculines, d’autres féminines, comme bien sûr s’occuper des enfants et rester près du foyer. Mais en plus, ils vont également hiérarchiser et valoriser les activités masculines, c’est-à-dire qu’un chasseur, c’est quand même mieux qu’une cueilleuse.

Sur quoi s’appuient les chercheurs pour développer leurs théories ? Y a-t-il des preuves ?

Pendant cent cinquante ans on a dû accepter ce qu’on nous a dit : que les hommes taillaient les outils, que les hommes peignaient, que les hommes chassaient, que les hommes étaient sûrement les inventeurs du feu… Mais jamais rien n’a été prouvé. Quand je dis «prouvé» je veux dire avec des faits archéologiques.

A Lascaux par exemple, on peut montrer plein de choses : on peut dire ainsi que nous sommes entre -17 000 et -15 000 ans ; on peut dire parfois s’il y a plusieurs artistes ou un seul, on peut dire si c’est un droitier, quelle est sa technique… Mais on ne peut pas dire si c’est un homme ou une femme, on ne peut pas le montrer archéologiquement.

Je ne suis pas en train de dire que les femmes ont peint tout Lascaux. Mon souhait c’est de faire réfléchir. Il faut s’arrêter et se demander : est-ce prouvé archéologiquement ? Sinon ce ne sont que des déductions, qui reposent sur des présupposés, et pour certains sûrement des préjugés, qui remontent au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Pourtant, quand on ne peut pas démontrer, on dit normalement qu’il y a plusieurs hypothèses… Pour l’instant, il n’y a pas de preuve, mais c’est ce qui est passionnant dans la science, c’est qu’il faut être toujours prêt, parce que tout peut évoluer, on a toujours l’espoir.

Nous ne sommes plus au XIXe siècle, comment explique-t-on la pérennité de cette vision ?

L’argument habituel est le «comparatisme ethnographique». Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Les sociétés de chasseurs-cueilleurs qui restent ne sont pas des humains préhistoriques ! C’est le seul argument, la comparaison avec les peuples chasseurs-cueilleurs ou même les «peuples traditionnels» en général. Soit à partir d’aujourd’hui, soit à partir de textes ethnographiques. Alors que l’on sait très bien que les textes ethnographiques notamment de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle viennent, comme pour la préhistoire, d’hommes occidentaux.

Il y a une essentialisation, une tendance à tout généraliser alors que la réalité est sans doute beaucoup plus variée. Les peuples actuels, comme nous, ont eu dix mille ans d’histoire ; ils ne sont pas figés. Je suis allée chez les San du Kalahari pendant trois mois. Ils ont tout connu : ils ont vu arriver les Bantous, ils ont vu arriver les Zoulous, ils ont vu arriver les Blancs… Vous pensez que leur structure ne va pas bouger ? D’ailleurs, on voit qu’ils ont évolué dans certaines techniques, donc pourquoi penser que leur structure sociale n’a jamais évolué ? Que leur cosmogonie n’a jamais évolué ? Ce n’est pas possible.

Vous expliquez aussi que la préhistoire couvre une période immense et des territoires variés…

Oui, Préhistoire, c’est un terme générique qui englobe plein de choses, il faut dire les sociétés préhistoriques. On va avoir des différences entre les sociétés de telle région et de telle autre, à la même date. Si on prend -300 000 ans par exemple. Le Néandertalien ici et en Europe orientale, ce n’est pas la même chose. Il y a des petites nuances. Il y a un front commun évidemment, comme toute société. Alors quand on me dit «les femmes faisaient la cueillette». Où ? Chez qui ? Quand ? De quelle société parle-t-on ? La société néandertalienne ? Mais d’Europe ? A quelle période ? Les plus anciens ou les derniers Néandertaliens ? Comme pour le comparatisme ethnographique, il y a là aussi un biais terrible.

Libération, partenaire du cycle de conférence «Les récits» organisé par la Cité des sciences et de l’industrie, présente régulièrement articles, interviews et tribunes sur les thématiques abordées durant ces conférences qui se tiendront jusqu’en janvier 2022. A retrouver ici. Programme détaillé et planning sur le site de la Cité des sciences.

A suivre, le 30 novembre à 19 heures, la conférence de Marylène Patou-Mathis sur le rôle des femmes préhistoriques.


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