lundi 22 novembre 2021

Peut-on se révolter contre ceux qui nous veulent du bien ? L’hypothèse Dostoïevski

Michel Eltchaninoff publié le 

La grogne contre les mesures sanitaires – obligation vaccinale ou nouveaux confinements – enfle un peu partout. Aux Pays-Bas, où des manifestations sont parfois violentes, en Belgique ou en Autriche… La situation semble également chaotique en Guadeloupe : l’obligation vaccinale des soignants provoque un fort mouvement de mécontentement.

Comment comprendre ce refus d’appliquer des mesures de protection de la population, alors que l’on sait que les non-vaccinés sont les premiers touchés par le rebond épidémique ? Peut-on refuser en toute conscience des décisions, pénibles, mais visant à la santé de tous ? Oui, c’est possible. Celui qui l’a le mieux décrit est le romancier russe Fiodor Dostoïevski (1821-1881), dans un étrange récit qui a fasciné les philosophes (Nietzsche notamment), Les Carnets du sous-sol (1864). Voyons.

  • Le refus de se protéger et de se soigner. En 1864, Dostoïevski publie un bref récit – qui n’aura aucun succès commercial –, Les Carnets du sous-sol. L’ouvrage met en scène, à la première personne, un petit fonctionnaire urbain plutôt particulier. Le livre s’ouvre sur ces mots : « Je suis un homme malade… Je suis un méchant homme. Un homme déplaisant. » Le narrateur poursuit en racontant qu’il a mal au foie, ou peut-être ailleurs. Mais, clame-t-il, « je ne me soigne pas et ne me suis jamais soigné ». Est-ce parce qu’il méprise la médecine ? Pas du tout, il « respecte la médecine et les médecins ». S’il refuse de se soigner, ce n’est pas au nom de ses convictions, mais c’est uniquement « par méchanceté ». Il sait bien que son geste lui fait prendre le risque de la maladie, mais il semble en tirer une fierté particulière : « Mon petit foie me fait mal, et bien tant mieux, qu’il me fasse encore plus mal ! »
  • La haine du royaume des experts. Dans les pages qui suivent, le narrateur déploie les raisons profondes de sa révolte. Ce qu’il déteste, ce ne sont pas les médecins ni la science, donc, mais ceux qui prétendent faire le bien de l’humanité sans lui demander son avis. À l’époque de Dostoïevski, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les théories utilitaristes et la confiance dans le pouvoir des sciences croît. Mais « l’homme du sous-sol » y voit la plus insupportable des dictatures, tout simplement car elle veut s’imposer à tous au nom d’une incontestable objectivité. Il cite l’argument des « raisonnables » : « Vous ne pouvez pas vous révolter : deux fois deux égalent quatre ! La nature ne vous demande pas votre avis ; vos désirs, que ses lois vous plaisent ou non, ce n’est pas son affaire. Vous êtes obligés de la prendre comme elle est et, en conséquence, tous ses résultats. » Ce « mur de la nécessité », porté par les gens raisonnables, les progressistes, les experts, rend littéralement fou l’homme du sous-sol.
  • Volonté individuelle contre servitude raisonnable. Il proclame donc sa liberté, toute absurde soit-elle. À ceux qui prétendent que la science, la bonne organisation sociale et économique, l’intérêt bien compris de l’agent rationnel font le bonheur de l’humanité, il répond par ce cri de défi : « Eh bien, messieurs, et si nous jetions d’un seul coup de pied, si nous réduisions en poussière tout ce sage bonheur, rien que pour envoyer les logarithmes au diable et pouvoir recommencer à vivre selon notre sotte volonté ? » Il sait parfaitement que sa colère risque de le détruire lui-même, mais il assume la radicalité de sa charge : « Il est indiscutable que l’homme aime beaucoup construire et tracer des routes ; mais comment se fait-il qu’il aime aussi passionnément la destruction et le chaos ? »
  • Quelle liberté ? La position extrême décrite par Dostoïevski ne recoupe évidemment pas l’attitude de nombreuses personnes opposées au vaccin, au passe sanitaire ou aux restrictions de notre liberté de mouvement. Beaucoup d’entre eux font appel à des arguments scientifiques, ou à la notion de liberté individuelle dans une société démocratique, plutôt que d’en appeler à la pure rage. Reste que Dostoïevski dévoile l’une des raisons de la colère des manifestants d’aujourd’hui. Celle-ci exprime une angoisse existentielle face à l’avènement (imaginaire ou réel) d’une société dans laquelle des experts imposeraient une loi qui n’est pas la leur, mais celle d’un savoir réputé intouchable.
  • Dostoïevski a perçu l’impasse que représente la liberté de révolte. Elle peut mener à la violence ou à l’autodestruction. Dans toutes ses œuvres postérieures – de Crime et châtiment (1866) aux Frères Karamazov (1880) –, l’écrivain recherche les germes d’une éthique déliée de toute sujétion au discours scientifique… mais un peu moins énervée. Quoi qu’il en soit, si les gouvernants ne comprennent pas l’élément existentiel de la révolte de ceux qui s’opposent aux nouvelles mesures sanitaires, ils vont au-devant de nouveaux coups de chaud.


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