dimanche 14 novembre 2021

Monsieur Farine : un trésor dans sa raison




par Ramsès Kefi  publié le 8 novembre 2021 

En Seine-et-Marne, Pierre Farine, 92 ans, échafaude depuis une quarantaine d’années des théories sur la formation du système solaire, sur la lumière ou sur les particules… Un travail consigné dans d’innombrables classeurs avec force croquis, qu’il aimerait transmettre.

Pierre Farine a beaucoup parlé du soleil à Fatiha Dahi. Enormément, en fait. Il est retraité depuis longtemps, elle est son auxiliaire de vie depuis six ou sept ans. Souvent, elle lui rend visite, sans raison particulière, pour prendre des nouvelles. Elle s’est attachée. Le vieil homme, 92 ans, vit seul dans une barre d’immeuble de Torcy, en Seine-et-Marne, au milieu de ses fulgurances. Dans le meuble de son couloir sont rangés, par dizaines, des petits classeurs. Ils contiennent ses croquis. Ils renferment ses passions et obsessions autour de la lumière, de la formation des galaxies, des convections – bref, des coulisses du ciel. On nous l’a présenté ainsi : «Monsieur Farine a une théorie sur le champ magnétique du soleil.» Entre autres.

C’est à peu près quarante ans de boulot, dans son coin, à plein temps. Par amour pour la science, il a épousé la solitude : «Tous les jours, je trouvais quelque chose à dessiner ou à écrire. Alors, je ne me suis plus occupé des femmes.» Monsieur Farine, presque poétique quand il décrit l’amour, possède une histoire singulière jusqu’au patronyme. Minot, son arrière-grand-père fut trouvé au XIXe siècle par des boulangers du côté de Mons, en Belgique. Sur un sac de farine.

Ses théories, des enfants de papier

Fatiha, fin de cinquantaine, l’a écouté des heures durant sans trop comprendre. Elle connaît les frères Bogdanov et Jamy Gourmaud,le cerveau à lunettes de l’émission télévisée C’est pas sorcier. Mais rien de plus. Elle dit : «Je savais pourtant que cet homme avait quelque chose. Il a beaucoup travaillé. Ses dessins m’ont attirée. Les couleurs m’émerveillaient. Au début, je voulais les mettre dans un cadre, chez lui.» Elle se rend, en vain, au Palais de la découverte à Paris et dans une école connue, dont elle a perdu le nom. La dame voulait trouver quelqu’un à qui Pierre Farine pourrait exposer ses travaux et les détricoter avec lui. «Je ne pouvais pas le laisser comme ça.» Le vieil homme a une peur qu’il ne dissimule pas : que ses théories disparaissent le jour de son grand départ. Elles sont un morceau de lui, une moitié de vie – ses enfants de papier.

A la base, Pierre Farine est un quidam, jadis photographe autodidacte, formé à la joaillerie, aimanté par le cinéma, glouton de bouquins. Il tombe au chômage, et pour de bon, au tout début des années 80. Il a du temps pour gamberger, vadrouiller à la Cité des sciences, se régaler de conférences. On lui a posé la question : «Comment vous considérez-vous ?» Petite, courte et difficile respiration : «Comme un homme plein de feu.» Et : «J’ai besoin de comprendre quand je vois quelque chose… J’aime le beau.»

En mars 1986, la revue Pour la science publie un article, «la Queue des comètes». Il tombe dessus. A l’instinct, Pierre Farine dégaine illico le crayon et produit un dessin aux contours harmonieux. C’est son chef-d’œuvre. Il note ceci à propos de la formation du système solaire : «Je propose un modèle basé non pas sur cet effet “boule de neige” et la gravité, mais sur un modèle de “bulles de gaz” éjectées par le soleil sous l’impulsion des forces générées par son champ magnétique.»

Fatiha turbine aussi dans une cantine scolaire. Un jour – «il y a deux ans, je crois» – elle croise Vincent Lainé, professeur de sciences naturelles dans son ex-lycée, à Lognes, ville voisine de Torcy. Elle l’alpague, lui raconte Monsieur Farine et lui demande si, d’aventure, il voudrait discuter avec lui. Grand oui. L’enseignant y va et tombe alors sur le trésor du vieil homme. Les croquis, les classeurs et sa mémoire, si précise. Il l’écoute et lui répond, comme il peut. Se renseigne quand, du cerveau du bonhomme, ruisselle un concept troublant, inspirant, déviant ou indémontrable.

Certes, sa formation de prof lui a transmis les secrets du soleil différemment, mais qu’importe. L’affaire est ailleurs. Un curieux vient de croiser un autre curieux, un érudit échange avec un autre érudit. Parfois, ils mettent la galaxie de côté. Et Vincent Lainé laisse Pierre Farine retracer sa vie, commenter une photo d’après-guerre, se souvenir d’un film désormais introuvable.

Egarement magnifique

Le professeur, cheveux et poils conquis par le gris, ne cherche pas à savoir ce qui relève du génie brut ou de l’égarement magnifique – qui sait ? Il souhaite simplement exaucer un vœu jusqu’alors condamné à la piété : permettre au vieil homme de mettre en forme son boulot et lui prêter une oreille attentive. Voilà qu’il a fabriqué des cartes de visite à Pierre Farine, avec un portrait de lui d’antan et son numéro de téléphone comme un maître de conférences. Il lui a bricolé un site Internet, dans lequel la pensée du vieil homme est résumée. Il a envoyé des courriers à des spécialistes reconnus au nom de Monsieur Farine. Un célèbre astrophysicien répondra. Il n’apporte pas de caution scientifique aux travaux, mais l’encourage vivement à continuer à s’intéresser «aux mystères de l’univers». Le ton est presque confraternel. Un curieux félicite un autre curieux, un érudit échange avec un autre érudit.

On a rencontré Pierre Farine un samedi d’octobre dans son salon, à Torcy. Survêtement noir, souvenirs clairs et avertissement aussi poli que tendre : il se fatigue quand il parle, comme s’il parcourait ses souvenirs à pieds. Le vieil homme est né en 1929 dans le cœur de Paris, côté Saint-Germain. Son père avait lancé avec un associé une petite banque, qui finit par couler. Le temps que celui-ci se renfloue, son épouse s’est mise à la couture, à son compte. Pierre est calé au milieu de deux sœurs, une petite et une grande – ils se suivent tous d’un an. Gosse, il brille à l’école communale. Puis se noie au lycée, par désintérêt. A part pour le dessin, ses professeurs échouent à le captiver.

Un classeur «Jacques Attali»

Cette discipline-là est l’héroïne de son récit. Ado, il démerde avec brio un exercice de géométrie qu’il n’avait pas potassé. Ce qui lui confère, dès lors, le pouvoir de revendiquer deux dons complémentaires : le coup de crayon facile et l’observation profonde. Il précise : «Les gens qui dessinent bien voient ce que d’autres ne voient pas. Ils ont des dispositions d’esprit particulières. Je prends en compte tout l’espace quand j’observe, quand la plupart des scientifiques se concentrent sur le corpuscule [un atome, par exemple, ndlr]

Sans détour aucun, Romain, son neveu, lui attribue une sensibilité supérieure : «C’est comme s’il avait la faculté d’observer en trois dimensions.» C’en est presque un casse-tête, s’amuse-t-il : son oncle s’agace de temps à autre que les gens ne comprennent pas ce qu’il remarque. «Pour lui, c’est évident… Il décrit des galaxies comme nous, on décrirait une fleur. Son cerveau est étonnant, il a une approche très singulière des mouvements, de la nature, mais pas que. Par exemple, il peut ressortir avec précision, quand, comment et où un homme politique a prononcé telle ou telle phrase des années plus tard.» L’un de ses classeurs est titré «Jacques Attali». Pierre Farine : «Je m’intéresse parfois aux dispositions d’esprits de scientifiques, mais aussi de politiciens, qu’ils soient de mon genre ou pas. Je n’aime pas les gens qui se contredisent.»

Le vieil homme ne sort plus. Ne voit plus ses sœurs, qui ne peuvent se déplacer. Son neveu vient ponctuellement. Monsieur Farine traîne un grave problème aux yeux depuis dix-sept ans. Il s’excuse : «Je ne distingue pas votre visage, je ne vois qu’en périphérie.» Il interroge : «Et vous, vous êtes de gauche ?» Lui, oui. «Plus que jamais.»

Son site Internet est un sacré labyrinthe pour qui s’abreuve de jus de crâne. Il est une invitation à explorer des pistes, remercier le soleil et surtout, s’imaginer la vie de Pierre Farine, solo avec son crayon. Le vieil homme noircit du papier à partir de ce qui semble walou de prime abord. Un jour de bain, il repense à la forme des galaxies et un cliché de l’une d’elles, Andromède. Les bulles de savon lui inspirent cela : «J’ai commencé à ouvrir la vidange de la baignoire : les grains de savons qui s’étaient refroidis flottaient comme des miettes sur l’eau et le mouvement de l’eau qui s’est créé a formé une turbulence cyclonique. Quand j’ai arrêté la vidange en refermant la bonde de la baignoire, alors qu’il restait encore de l’eau et ces grains de savon, la spirale s’est arrêtée et les grains de savon se sont trouvés répartis selon une concentration augmentant de l’extérieur vers le centre.» La suite est connue : croquis, petites notes, théories.

Romain, kiné, quinquagénaire et peut-être héritier des classeurs, aurait voulu, dans l’idéal, que son oncle tape ses travaux à la machine. Pour hiérarchiser. Un début, un milieu, une fin : «Je me suis très longtemps senti loin de son univers, même si je l’aime. Certaines notes ne sont pas forcément lisibles. Mon oncle a approché un éditeur il y a très longtemps. Mais que pouvait faire un éditeur avec cette somme de classeurs, face à un autodidacte ? Il faudrait décrypter chaque page, en prendre et en laisser. Ne pas réussir à trouver un débouché pour ses travaux a créé un blocage dans sa vie. Peut-être aurait-il dû insister un peu plus.» Et : «Il a toujours un rapport très fraternel avec les autres. C’est un vrai homme de gauche à l’ancienne, avec des utopies fortes. Il part du principe que demain, le monde sera meilleur.» Il réfléchit : «Moi-même, si je récupère un jour ses classeurs, que pourrais-je en faire ?»

Einstein ? «Il a quand même inventé la bombe atomique»

Pierre Farine n’a pas fondé de famille. Gamin, il se rêve curé pour semer le bien. Sa foi ne résiste pas à la guerre. Au cinéma, il dégoupille devant des images des camps de la mort. Fin de Jésus, début des unions libres, fin des grandes certitudes sur l’avenir, le couple et le foyer. Il dit : «Le sexe n’est pas l’amour. Mais il y avait quand même cette femme dans les années 80, qui était de gauche, comme moi, et aimait Jean Ferrat. Ça n’a pas duré, mais il y avait quelque chose. L’amour, ce sont des idées partagées. A la fin et quand il n’y a pas ces idées, il ne reste rien d’une relation.»

Il y a quarante ans, Monsieur Farine est licencié d’un centre de formation à Troyes, dans lequel il œuvre entre appareils photos et caméras : «Je passe des entretiens d’embauche, tous infructueux. J’ai compris ensuite : j’avais déjà plus de 50 ans. Je me souviens d’un responsable des ressources humaines, qui m’avait étrangement regardé. Aujourd’hui, on est habitués que les gens soient au chômage. A l’époque, on nous prenait en pitié.»

Il s’installe en Seine-et-Marne : «Pendant cinq ans, j’ai vécu plutôt aisément avec mes indemnités. Et puis… il a fallu rencontrer une assistante sociale. Je ne savais pas que cela existait.» A cette époque, il confie son dessein à un illustre conférencier chopé à Paris : «Je voulais réaliser un petit court métrage sur la lumière. Mais il n’a pas compris, il pensait que je voulais de l’argent.» Sur son fauteuil, Pierre Farine rira d’Albert Einstein, esprit supérieur à qui il manquait, selon lui, le don du dessin : «Bon, il a quand même inventé la bombe atomique.»

Vincent Lainé, qui passe deux à trois fois par mois, enregistre toutes les conversations avec Pierre Farine. Une partie du trésor se trouve dans son Iphone. Ça laisse une trace des théories – en condensé – et de cette incroyable amitié aussi. Ce samedi-là d’octobre, le professeur était présent chez le vieil homme, explorant avec gourmandise d’autres croquis légendés. Pierre Farine lui a demandé si ça ne l’embêtait pas de changer l’ampoule du salon. Il n’y avait plus de lumière.

 

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