lundi 8 novembre 2021

Le plaidoyer de Steven Pinker pour sauver la raison

Frédéric Manzini publié le 

Nous lui devons à peu près tout ce que nous sommes, et pourtant nous semblons nous éloigner progressivement d’elle. La raison subit une crise de confiance, que ce soit avec le phénomène des fake news, du complotisme, ou l’appétence renouvelée pour les sciences occultes. Mais pourquoi sommes-nous si ingrats avec cette faculté dont l’évolution nous a dotés ? Avec Rationalité. Ce qu’est la pensée rationnelle et pourquoi nous en avons plus que jamais besoin (Les Arènes, 2021), Steven Pinker cherche une explication rationnelle à ce désamour de la raison. Le professeur star de psychologie cognitive à Harvard pose un diagnostic subtil, et lance une alerte face à celles et ceux qui concluent un peu vite que l’être humain n’est finalement pas un animal rationnel. 
  • Merci qui ? Merci la raisonComme un avocat au cours d’un procès, Steven Pinker commence sa plaidoirie pour défendre la raison en rappelant un certain nombre de faits. C’est grâce à elle, constate-t-il, et aux progrès des sciences et techniques, que « nous avons repoussé l’issue escomptée de notre existence de 30 à plus de 70 ans (80 ans dans les pays développés), fait passer l’extrême pauvreté de 90 % à moins de 9 % de la population, divisé par vingt le taux de mortalité de la guerre et par cent celui de la famine ». Partout sur la surface de la Terre, notre espèce fait avec succès la preuve de son aptitude au raisonnement, et elle en tire tous les jours les plus grands bénéfices. Nous avons donc, en théorie, toutes les raisons d’être reconnaissants. Et rationnels.
  • L’ingratitude des « couillons d’humains ». Alors pourquoi le sommes-nous si peu et pourquoi nous montrons-nous si injustes à l’égard de la raison ? Pourquoi les théories les plus délirantes ont-elles tant de succès auprès de ces « couillons d’humains » ? Le premier constat que dresse le chercheur américain se double d’un second : « La sphère publique est infestée de fake news, de charlatanisme, de théories du complot et de “post-vérité” ». Faut-il en déduire que nous serions, en réalité, des êtres irrationnels ? Steven Pinker s’inscrit en faux contre cette explication aussi désespérante que paresseuse : « En tant que chercheur en sciences cognitives, je ne peux me résoudre à [cette] vision cynique » écrit-il, préférant faire le pari que l’excellence de nos systèmes cognitifs n’est pas en cause.
  • Rationalité de la déraison. On peut en effet chercher ailleurs « une explication à nos réactions irrationnelles », et plus précisément… dans la rationalité elle-même. « Dans bien des cas, la déraison humaine est méthodique », estime Pinker. Multipliant les exemples de problèmes mathématiques, les études de cas de logique et de situations concrètes, il montre que c’est par facilité, par précipitation ou par intérêt que nous déraisonnons le plus souvent. Mais aussi parce que la complexité du monde nous pousse parfois à devoir faire confiance : « Puisque personne ne peut tout savoir, et que presque tout le monde ne sait quasiment rien, la rationalité consiste à externaliser le savoir vers des institutions spécialisées », explique-t-il, tout en constatant que cette manière de déléguer aux savants l’explication du monde est périlleuse tant « la frontière entre l’establishment scientifique et la frange pseudoscientifique » se révèle difficile à établir.
  • Paradoxe de l’évolution. Il y a ainsi une logique implacable qui conduit à ce que nous déraisonnions, malgré nous et malgré notre raison. C’est le résultat de ce concept cher à Pinker qu’est « l’évolution », et dont il considère qu’elle ne concerne pas seulement les corps, mais aussi les cerveaux et même... les idées : « Tout comme les organismes évoluent en s’adaptant pour éviter d’être mangés, les idées peuvent évoluer en s’adaptant pour éviter d’être réfutées. L’écosystème intellectuel est rempli de ces idées invasives ». Rien ne nous autorise donc à baisser notre vigilance face aux irrationalités toujours menaçantes !

Rationalité, de Steven Pinker, vient de paraître aux Éditions Les Arènes dans une traduction de P. Sastre. 448 p.


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