vendredi 19 novembre 2021

La grande histoire du narcissisme des petites différences


 


Octave Larmagnac-Matheron publié le 

Portrait officiel du président de la République, Emmanuel Macron. © Soazig De La Moissonnière, photographe de la présidence. Sigmund Freud vers 1921. © Library of Congress


Dénonçant les velléités d’indépendance de ses ministres, Emmanuel Macron condamnait récemment le « narcissisme des petites différences ». L’expression, célèbre, et plus complexe qu’il n’y paraît, est de Freud. Mais son histoire se prolonge bien en deçà et au-delà du fondateur de la psychanalyse.

La jalousie du proche

Si c’est à Freud que l’on doit l’expression « narcissisme des petites différences », l’idée même que les différences minimes sont plus insupportables que les autres est plus ancienne. Dans son Traité de la nature humaine (1739), Hume explique déjà que « ce n’est pas une grande disproportion entre les autres et soi qui produit l’envie, mais au contraire une proximité ». Un paysan n’éprouve pas de jalousie à l’égard d’un noble, parce qu’il n’envisage même pas que la différence entre les deux puisse être surmontée. En revanche, il peut facilement envier un autre roturier un peu plus riche.

La grande égalisation

Le phénomène a été largement accentué par la démocratisation des sociétés, comme le montre Tocqueville dans De la démocratie en Amérique(1835) : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de même niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande. » Le nivellement des conditions dans un monde où la similitude devient la norme conduit à la haine, croissante, de tout ce qui se distingue et s’élève au-dessus de la masse. « Les hommes se ressemblent, et de plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne pas se ressembler. Loin de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d’eux, ils ne demandent qu’à le perdre pour se confondre dans la masse commune. »

Le détournement de l’agressivité

Difficile de dire si Freud a connaissance de ces précédents, lorsqu’il écrit que « l’intolérance des masses se manifeste curieusement à l’égard des petites différences plus fortement qu’à l’égard des différences fondamentales ». L’analyse de Freud, qui passe par l’étude de la pulsion, apporte, en tous cas, une inflexion notable à l’idée : « Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, écrit Freud, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. Je me suis occupé jadis de ce phénomène que justement les communautés voisines et même apparentées se combattent et se raillent réciproquement. » S’appuyant sur les travaux de l’anthropologue Alfred Ernest Crawley qui soulignait que « ce sont les petites différences dans ce qui se ressemble par ailleurs qui fondent les sentiments d’étrangeté et d’hostilité entre les individus », Freud montre que cette « pulsion de mort » destructrice peut être exorcisée en occultant les petites différences internes au groupe humain, et en transférant l’agressivité refoulée sur un autre groupe. Le procédé est d’autant plus efficace que la différence avec cet autre est ténue.

La distinction d’avec l’autre

Les « petites différences » ne sont donc pas seulement dénoncées chez l’autre comme un écart insupportable, elles sont cultivées par le groupe comme un instrument (« narcissique ») de distinction. La fétichisation de la petite différence est, de ce point de vue, nécessaire à la constitution d’un imaginaire de l’identité du groupe – mais aussi du moi, comme le note Lacan : la petite différence est « la même chose que […] l’Idéal du moi », c’est à partir d’elle que peut « s’accommoder toute visée narcissique », que « le sujet se constitue ». Il y va de nous-mêmes dans ce processus de différenciation. Si ce mouvement de séparation peut engendrer de la violence, c’est qu’il est éminemment difficile à réaliser, et risque toujours de s’effondrer : nous ne nous distinguons pas de ce qui est radicalement autre, mais de ce qui nous ressemble au point que, peut-être, nous pourrions nous perdre dans cette ressemblance.

La violence de la confusion

C’est, en un sens, tout le problème des sociétés modernes, comme le montre René Girard, s’inspirant à la fois de Tocqueville et de Freud : « Les natures envieuses et les tempéraments jaloux se sont fâcheusement et mystérieusement multipliés ». Cette multiplication est le fruit d’un monde où « s’effacent peu à peu les différences entre les hommes », où la menace de la confusion ne concerne plus seulement un autre mais tous les autres, où tous les désirs – la part la plus intime de soi-même – commencent à se ressembler. Cette dimension mimétique est inhérente au désir, sans doute — tel est le cœur de la pensée de Girard. Mais la rivalité violente engendrée par le mimétisme est d’autant plus grande qu’il faut, désormais, se distinguer de tous les autres.

La personnalisation de la consommation

Baudrillard reviendra, dans La Société de consommation (1970), sur les contradictions et les tensions de ce grand mouvement d’uniformisation. D’un côté, « tous sont égaux devant les objets en tant que valeur d’usage », tout le monde a accès, théoriquement, aux mêmes biens. Mais en réalité, les individus ne sont pas du tout égaux « devant les objets en tant que signes et différences, lesquels sont profondément hiérarchisés. […] Témoin cet épisode amusant d’un représentant de commerce qui, s’étant acheté la même Mercedes que son patron, se vit licencié par celui-ci. » La logique de la « Plus Petite Commune Culture » est doublée d’une autre, celle de la « Plus Petite Différence Marginale », qui se manifeste, notamment, dans la « personnalisation » des objets même les plus ordinaires – par exemple « un grille-pain qui vous fasse des toasts à vos initiales ». Nous n’avons jamais passé autant de temps à « rechercher les petites différences qualitatives par lesquelles se signalent le style et le statut », afin de nous distinguer de la masse, de « recréer une individualité de synthèse […] dans l’anonymat le plus total ».

C’est aussi le cas de nos politiques, jusqu’au sommet de l’État. C’est particulièrement vrai, sans doute, aujourd’hui, dans un gouvernement où règne le consensus et l’uniformité du « en même temps ». Difficile d’exister sans une petite dose d’excès !


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