lundi 29 novembre 2021

« Grande Sécu » : « Les citoyens, malades ou bien portants, auraient gros à gagner avec cette réforme »

Publié le 26 novembre 2021

TRIBUNE

L’économiste Brigitte Dormont plaide, dans une tribune au « Monde », en faveur d’une réforme qui vise un égal accès aux soins pour tous, sans siphonner le revenu des citoyens.

Tribune. Haro sur la « grande Sécu » ! « Folie financière »« médecine à deux vitesses »« étatisation du système de soins », clament ceux qui s’y opposent. Ainsi va le débat politique dans notre pays : une idée est introduite dans l’arène pré-électorale sous la forme d’un rapport demandé au Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM), dont l’analyse rejoint celle émise depuis longtemps par de nombreux experts, tous critiques d’un système unique au monde par sa complexité.

Mais ceux qui ont des choses à perdre dans une telle réforme ouvrent le feu aussitôt : les assureurs surtout, les mutuelles, compagnies d’assurances et institutions de prévoyance, et les alliés de ces organismes. Le ministre de la santé, Olivier Véran, recule déjà, enterrant ainsi une possibilité de gain de pouvoir d’achat, d’équité et de meilleur accès aux soins. Continuons donc à surjouer la solidarité là où il y a surtout des intérêts économiques bien compris.

Que doit-on attendre de la Sécurité sociale ? Qu’elle permette un égal accès aux soins de tous, sans siphonner le revenu des citoyens. Ce que le rapport du HCAAM appelle « grande Sécu » vise ces deux objectifs. Mais comment ? Le système de santé français n’est-il pas le meilleur au monde, le plus égalitaire, avec le plus bas reste à charge des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ? Eh bien non, quand on regarde la réalité au-delà des moyennes statistiques, notre système ne garantit pas un égal accès aux soins, ni une complète solidarité entre malades et bien portants, ni l’absence de dépenses excessives pour s’assurer.

Tout cela en raison de son architecture baroque, où deux organismes différents, la Sécurité sociale et les assurances complémentaires, concourent à couvrir les mêmes soins. Lors de la création de la première, il a été décidé que la couverture ne serait pas à 100 %. Des « tickets modérateurs » ont été introduits, de 30 % pour les consultations en ville et de 20 % pour les soins hospitaliers. Ces coûts, non couverts par la Sécurité sociale, pouvaient l’être par des assurances complémentaires.

Complexité des démarches

Le problème est que les activités des assurances complémentaires sont soumises à des contraintes de marché, y compris pour les mutuelles. Cela exclut la solidarité dans la fixation des tarifs, avec une tarification à l’âge et des primes indépendantes des revenus des affiliés.

C’est pourquoi l’accès à la complémentaire santé est difficile en France pour les retraités et les personnes à bas revenus. Le HCAAM a calculé que l’acquisition d’une complémentaire représente en moyenne 7 % du revenu des personnes âgées (« La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », document de travail, janvier 2021).

Cela conduit à des renoncements à la complémentaire et aux soins. Ici, le problème de fond est que, en France, les complémentaires couvrent des soins jugés essentiels, dont l’accès devrait être garanti par des mécanismes de solidarité. Dans les autres pays, ils couvrent d’autres soins que ceux couverts par la solidarité nationale, par exemple les médecines douces, le confort à l’hôpital ou les dépassements d’honoraires.

Pour remettre de la solidarité dans cette architecture contradictoire, le législateur a prévu un dispositif correcteur, la complémentaire santé solidaire (CSS), qui offre une complémentaire gratuite ou peu coûteuse aux personnes situées en dessous du seuil de pauvreté. Mais la complexité des démarches administratives fait que le taux de recours à ce droit est faible.

Les remontées de terrain font frémir : le pôle de santé des Envierges, dans le 20e arrondissement de Paris, écrivait, le 18 mars 2019, une lettre ouverte à la ministre de la santé d’alors, Agnès Buzyn, observant que la couverture vaccinale des nouveaux-nés impliquait un ticket modérateur de 110 euros, inabordable pour nombre de leurs patients dont les enfants n’étaient pas à jour de leurs vaccinations.

D’autres exemples citent des patients âgés renonçant, faute de pouvoir les payer, à des examens d’imagerie pour un dépistage de cancer. Enfin, les Hôpitaux de Paris ont signalé, à partir d’une étude sur 200 dossiers tirés au sort, que les patients Covid-19 sans complémentaire santé étaient exposés à un reste à charge de plus de 10 000 euros s’ils passaient en réanimation.

Chiffon rouge

L’appellation un peu grandiloquente de « grande Sécu » permet aux adversaires du projet d’agiter le chiffon rouge. Il faut raison garder pour comprendre l’essentiel : il s’agit seulement de faire couvrir le ticket modérateur par la Sécurité sociale au lieu des complémentaires.

Outre les progrès dans l’équité et l’accès aux soins, on peut en attendre une simplification bénéfique, car les dispositifs comme la CSS et la couverture à 100 % pour les personnes atteintes d’une maladie longue durée n’auront plus de raison d’être. On peut aussi prévoir des gains d’efficience grâce à la suppression des doublons de frais de gestion.

On dit : « Cela va coûter très cher au contribuable ! » Pas vraiment. Les sommes en jeu sont modérées, puisqu’elles correspondent à 1,5 point de contribution sociale généralisée (CSG) environ. Il est même probable que le citoyen y gagnerait en pouvoir d’achat, car il n’aurait plus à subir la contrainte d’une souscription à une complémentaire.

On crie : « Les médecins vont être fonctionnarisés ! » C’est faux. Le statut de l’assurance n’a rien à voir avec celui des médecins, qui pourront continuer à être libéraux.

On prédit une médecine à deux vitesses, comme au Royaume-Uni. C’est faux encore : en France, il y a déjà des tarifs différenciés à cause des dépassements d’honoraires. Les médecins autorisés à les pratiquer pourront continuer à le faire. Comme c’est le cas aujourd’hui, ces dépassements ne seront pas couverts par la Sécurité sociale, mais pourront l’être par une assurance privée.

On dénonce : « C’est la mort des complémentaires ! » Pas vraiment. S’il y aura bien à court terme une restriction de leur marché, elles pourront se repositionner vers d’autres soins que ceux couverts par la Sécurité sociale.

On dit : « La priorité est de réorganiser l’offre de soins, et non de réformer leur financement. » Mais l’un va avec l’autre : la double couverture actuelle freine des innovations qui encourageraient la prévention et amélioreraient les parcours de soins. En bref, les citoyens que nous sommes, malades ou bien portants, auraient gros à gagner avec cette réforme.


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