lundi 22 novembre 2021

Enfants intersexes : les interventions médicales précoces et la question du consentement en débat

Par   Publié le 22 novembre 2021

Certains enfants présentent des variations du développement génital brouillant leur assignation à un genre. Faut-il intervenir de façon précoce pour « normaliser le corps » ou attendre l’âge d’un consentement éclairé ? La question divise.

Micro-pénis, vagin plus court que la moyenne et parfois abouché à l’urètre, absence d’utérus, clitoris de taille supérieure à la moyenne, urètre placé ailleurs qu’au bout du gland (hypospade), vulve présentant l’aspect d’organes génitaux externes masculins, hirsutisme chez les filles, présence simultanée de testicules et d’un vagin… Ces caractéristiques physiques ont tour à tour porté les termes d’hermaphrodisme, d’intersexualité, d’anomalies du développement sexuel et, plus récemment, de variations du développement génital (VDG).

Ces manifestations, qui peuvent survenir de la naissance à la puberté, sont ainsi décrites par les Nations unies : « Les personnes intersexuées sont celles dont les caractéristiques physiques ou biologiques, telles que l’anatomie sexuelle, les organes génitaux, le fonctionnement hormonal ou le modèle chromosomique, ne correspondent pas aux définitions classiques de la masculinité et de la féminité. »

Difficile d’avoir un chiffre global sur la prévalence des VDG qui fasse consensus : d’une naissance sur 4 000 à une sur 50 000, « selon ce qu’on met dans ces variations », explique la docteure Claire Bouvattier, endocrinologue pédiatre à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne).

Blaise Meyrat, chirurgien pédiatre suisse désormais à la retraite, prévient : « Le sujet est l’un des plus complexes de la pédiatrie, tant du point de vue éthique, sociétal, psychologique que technique. » Il suscite aujourd’hui un débat sur la nécessité ou non d’intervenir précocement pour « corriger » ces variations alors que l’enfant ne peut y consentir. Mais au-delà, certains s’interrogent : ces chirurgies ou traitements hormonaux appliqués aux enfants intersexués ne relèvent-ils pas de l’application de normes sociales et médicales ?

Les premières opérations sur les nouveau-nés ont débuté dans les années 1950, à la faveur des progrès techniques après la seconde guerre mondiale, et ont été systématisées dès les années 1970. Aujourd’hui, les interventions sont variables et décidées au cas par cas : construction d’un vagin (vaginoplastie), chirurgie de l’urètre, traitement hormonal pour diminuer ou augmenter le taux de certaines hormones afin de viriliser ou féminiser un individu, ablation des testicules ou des ovaires (gonadectomie), reconstruction d’une vulve (vulvoplastie)…

Manon (le prénom a été modifié), 32 ans, est née avec des chromosomes masculins XY et une insensibilité partielle aux androgènes – son corps ne réagit pas complètement à la testostérone. Elle présente à la naissance des testicules, une « petite cavité vaginale » et des organes génitaux externes féminins virilisés. Prise en charge par une équipe pluridisciplinaire (médecins, psychologues, infirmiers) dans un centre habilité, elle a été assignée fille après une série d’examens (génétique, hormonal, chirurgie exploratoire) : « Le corps médical m’a souvent dit que j’étais une fille par défaut », se remémore-t-elle. A l’âge de 2 ans, Manon subit une castration, une vaginoplastie et une réduction clitoridienne.

Les raisons médicales à ces interventions précoces sont diverses : meilleure disponibilité des tissus dans l’enfance, préservation de la fonctionnalité – un petit garçon non opéré d’un hypospade ne pourrait pas uriner debout –, de la fertilité, réduction du risque d’infection des voies urinaires, de cancer des testicules ou des ovaires. Pourtant, « les parutions scientifiques récentes tendent à remettre en cause la plupart de ces arguments, comme les risques de cancer et les infections urinaires récidivantes », assure le docteur Meyrat.

Enjeux psychosociaux

A ces raisons médicales s’ajoutent des enjeux psychosociaux mentionnés dans certains protocoles nationaux de soins mis à disposition des praticiens. Une intervention précoce minimiserait les conséquences psychologiques pour l’enfant et son entourage.« L’exploration du corps fait partie du développement du bébé »,affirme le professeur Michel Polak, chef du service d’endocrinologie à l’hôpital Necker (Paris 15e). Pour le médecin, l’enfant a besoin de s’identifier très tôt dans un sexe ou dans un autre. Il affirme que « restaurer l’anatomie permet de lever le doute chez lui et ses parents, qui peuvent ainsi mieux investir l’enfant ».

Le médecin avance que le couple projette une image très sexuée de l’enfant à venir : il attend un garçon ou une fille. « Dans les cas d’enfants présentant une VDG, nous observons à la naissance un vrai découplage chez les parents entre l’attendu et la réalité, détaille-t-il. Cela peut entraîner une sidération et une souffrance. » Le professeur ajoute qu’il prend avant tout en charge une famille et que l’enfant ne peut pas être le seul objet de ses soins.

De son côté, la docteure Claire Bouvattier rétorque : « Je suis le médecin de l’enfant et non celui des parents. Je ne suis pas là pour répondre à leurs craintes ou leurs fantasmes, mais pour défendre l’enfant dont le corps dit quelque chose que je vais essayer de lui expliquer. » Pour la sociologue Michal Raz, autrice d’une thèse intitulée « La production des évidences sur l’intersexuation, savoirs et pratiques autour de l’hyperplasie congénitales des surrénales (France, 1950-2018) », « dès le départ, on présente les variations comme des malformations, auxquelles il faudrait trouver une cause et sur lesquelles il faudrait intervenir. » Michel Polak explique : « Nous ne sommes pas là pour opérer à tout prix et nous avons intégré la possibilité de la non-intervention. La discussion est constante entre les équipes pluridisciplinaires et les parents pour chercher la moins mauvaise solution. »

« Nous ne sommes pas là pour opérer à tout prix et nous avons intégré la possibilité de la non-intervention », professeur Michel Polak, chef du service d’endocrinologie à l’hôpital Necker

Christèle Fraïssé, maître de conférences en psychologie sociale à Brest (Finistère), souligne que la construction de l’identité sexuée en psychologie française du développement implique de nombreux facteurs – biologiques, environnementaux, socioculturels (dont les aspects normatifs et idéologiques), psychologiques, et paraphrase la psychologue développementaliste Anne Dafflon Novelle : « Jusque vers 5 -7 ans, qui correspondrait à un stade nommé “la constance de genre”, les enfants considèrent que toute personne identifiée dans un sexe peut être finalement reclassée dans un autre selon son activité ou son apparence du moment. » Elle conclut : « Cela vient un peu déconstruire l’idée que les enfants ont une identité sexuée et genrée figée dès 2-3 ans, qui nécessite une prise en charge précoce. »

En vue de la révision de la loi de bioéthique du 2 août 2021, un rapport d’information de l’Assemblée nationale rappelait que le Conseil d’Etat en 2018 a écarté « l’argument selon lequel les interventions chirurgicales sur les nourrissons ou enfants en bas âge seraient plus faciles au plan chirurgical et auraient un moindre impact psychologique » et, poursuit-il, « favoriseraient la construction identitaire ». Il rappelle qu’il « n’existe pas de consensus au sein du monde médical sur le type de traitement à effectuer, ainsi que sur le moment auquel où il doit intervenir. » Et pour cause : « A partir des années 1970, les actes de conformation sexuée sur les enfants intersexués ont été systématisés, sans prendre aucun groupe témoin qui permettrait de valider l’hypothèse que ces interventions seraient meilleures qu’une prise en charge non interventionniste », explique l’enseignant-chercheur en droit Benjamin Moron-Puech, auteur de plusieurs recherches sur les droits des personnes intersexes et auditionné lors des travaux préparatoires du Sénat et de l’Assemblée nationale en vue de la révision de la loi de bioéthique. En revanche, le chirurgien à la retraite Blaise Meyrat rappelle que les complications chez les enfants opérés sont connues.

A la suite de ses opérations, Manon a notamment enduré des infections urinaires à répétition et des douleurs liées aux cicatrices. Elle prend des hormones féminisantes à vie depuis la classe de 6e. Si elle décidait d’arrêter, Manon aurait tous les symptômes d’une ménopause et un risque accru d’ostéoporose.« En cas de vaginoplastie pendant l’enfance, la petite fille doit savoir qu’elle aura 30 % à 40 % de risque d’avoir mal pendant ses rapports et 80 % de risques d’être réopérée à la puberté en raison d’une sténose [lorsqu’un orifice se rebouche] », ajoute le docteur Meyrat.Quant aux chirurgies des hypospades, les divers risques d’infection, de sténose ou de douleurs tourneraient autour de 50 % selon l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. 

Mathieu Le Mentec, 42 ans, a été assigné garçon à la naissance et, alors qu’il n’avait que quelques mois, a été mis sous traitement hormonal pour gonfler sa verge et la préparer à une reconstruction, avec pour effet secondaire une puberté précoce – il semblerait que désormais le traitement ne soit plus donné après 2 ans. Il a été opéré entre ses 3 et ses 8 ans à huit reprises « pour que ma verge soit comme il faut », commente-t-il avec amertume. L’évocation de ces épisodes chirurgicaux ravive chez lui la douleur. Si, aujourd’hui, les protocoles recommandent d’attendre la puberté pour cette chirurgie complexe, Mathieu regrette de ne pas avoir eu les mots ni l’espace pour exprimer sa volonté. Aurait-il préféré ne rien subir ? « C’est impensable, car on m’a retiré la possibilité du choix et le droit à disposer de mon corps. »

« On m’a retiré la possibilité du choix et le droit à disposer de mon corps », Mathieu Le Mentec, assigné garçon à la naissance

La notion du consentement est l’un des enjeux des débats actuels. Dans une résolution de 2017, notamment adoptée par la France, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe appelait les Etats membres à « interdire les actes chirurgicaux de “normalisation sexuelle” sans nécessité médicale ainsi que les stérilisations et autres traitements pratiqués sur les enfants intersexes sans leur consentement éclairé ». Or, Benjamin Moron-Puech rappelle qu’on ne peut porter atteinte à l’intégrité physique des personnes sans leur consentement, qu’en cas de nécessité médicale afin d’« éviter de mettre en jeu le pronostic vital » ou de soulager des « souffrances physiques associées », toujours d’après l’étude rendue par le Conseil d’Etat de 2018. Mais ces notions ne sont inscrites ni dans la loi de bioéthique qui a introduit depuis le 2 août un article sur les « enfants présentant une variation du développement génital », ni dans les codes de la santé publique ou de déontologie médicale.

A la lumière de cette définition, les docteurs Meyrat et Bouvattier sont formels : ces interventions ne relèvent pas d’une urgence vitale, à l’exception de certains traitements hormonaux. « On peut tout à fait recueillir le consentement des enfants, il suffit juste d’attendre », assure le chirurgien suisse. Il a cessé toute chirurgie précoce dès les années 2000 à Lausanne après avoir reçu « trop de patients qui n’allaient pas bien après ce qui leur avait été fait ». De son côté, la pédiatre certifie qu’il n’y a plus de vaginoplastie pratiquée depuis douze ans au Kremlin-Bicêtre, ajoutant qu’une petite fille n’a pas besoin d’un vagin fonctionnel. « Quand je vois les douleurs engendrées et les complications, je suis satisfait que la personne s’associe à la décision d’intervenir après lui en avoir expliqué les enjeux et les risques », conclut Blaise Meyrat.

Faire respecter les droits humains

S’il n’y a ni urgence vitale ni preuve de souffrances associées à ces variations, et si les arguments sur le développement psychologique de l’enfant n’ont pu être étayés, comment expliquer que les pratiques perdurent ? Car si pour la docteure Bouvattier, la question d’actualité est de repousser l’âge de la chirurgie précoce – « Il s’agit avant tout de faire respecter les droits humains », détaille-t-elle, le débat intègre aussi une dimension sociologique. « Les corps des personnes intersexes échappent au système binaire de sexe et de genre, et les mutilations sont faites au nom de cette binarité », affirme Léa, membre du Collectif intersexes et allié.e.s. A l’idée du professeur Polak que « la binarité existe, dans l’anatomie, la sexualité et la génétique », la sociologue Michal Raz répond que « l’évidence de la binarité est postulée mais est surtout le résultat de dizaines d’années d’effacement de l’intersexuation, alors que les variations existent depuis toujours ». Elle ajoute que les médecins ont constamment cherché à classer et définir « le sexe vrai », considérant que les hermaphrodites (terme longtemps employé) étaient l’exception à la règle.

Au sein de cette « évidente binarité » du sexe et du genre, il y aurait une sorte de conformité des attributs masculins et féminins à atteindre. On retrouve dans certains protocoles de soin l’impératif d’empêcher « la virilisation » des patientes de sexe féminin et obtenir chez ces dernières « un aspect d’organes génitaux externes féminins ». « Je me souviens du regard satisfait de ma chirurgienne quand elle examinait ma vulve », se remémore Manon. « Dans ces interventions, il y a un désir de réparation de la part des médecins pour faciliter la vie de l’enfant, mais cette volonté de bien faire répond davantage à un désir de normalisation du corps », commente la docteure Bouvattier.

Nécessité fonctionnelle d’intervenir

Le professeur Polak rejette cette affirmation et renvoie à la nécessité fonctionnelle d’intervenir : « Quand un enfant arrive à l’adolescence avec une verge de 4 cm, il ne peut pas accéder à une sexualité pénétrante, explique-t-il pour justifier le recours précoce à la testostérone. Je ne dis pas que c’est la seule, mais c’est une partie de la sexualité. » Avec pudeur, Mathieu Le Mentec balaie l’argument : « A partir du moment où on a mal, on ne baise pas comme quand on n’a pas mal. »

Cette idée que l’homme doit pouvoir pénétrer et que la femme doit pouvoir être pénétrée, Manon l’a vécue dans sa chair. A l’adolescence, elle revoit sa chirurgienne, qui estime que son vagin est « assez long mais trop étroit ». Elle lui prescrit dès 16 ans des dilatations vaginales, à l’aide de bougies dédiées. Il en existe quatre tailles. « J’ai une amnésie partielle de cette période, mais je me souviens parfaitement de la première séance. C’était la taille 1, et j’avais pourtant l’impression que mes jambes étaient à un mètre l’une de l’autre en sortant de l’hôpital. » 

Rapidement, ces séances mensuelles deviennent insupportables pour l’adolescente. Elle n’y va plus pendant plusieurs mois, et son vagin se rebouche. Traumatisée, elle refuse de reprendre les séances de dilatations et subit une deuxième vaginoplastie en 2008. « A mon réveil, un médecin m’a dit “l’opération est un succès, nous avons pu introduire un pénis de taille moyenne” »,témoigne la jeune femme, qui confie que cette annonce a déclenché chez elle un épisode de dissociation psychique.

La Commission nationale consultative des droits de l’homme a jugé certains de ces traitements « inhumains et dégradants ». Dans un avis rendu en 2018, elle estime que « cette vision mécaniste du corps se traduit par une vision restrictive, qui laisse peu de place à la différence ». Le docteur Meyrat reconnaît avoir opéré des petits garçons d’une hypospade, entre autres pour éviter qu’ils soient moqués à l’école. « Il y a cette certitude que la société, cruelle, ne pourrait pas accepter la différence », ajoute le médecin.

D’après Léa, du Collectif intersexes et allié.e.s, les corps des intersexes sont aussi variés que n’importe quels autres corps. « Il n’existe pas deux vulves ou deux verges pareilles. Ne peut-on pas accepter cette diversité chez les intersexes ? », s’interroge-t-elle. Dérogeant à la norme, « l’intersexuation est alors pensée comme une maladie », poursuit Léa. Une réalité vécue par Manon, qui se rend à l’hôpital une fois par trimestre entre ses 10 et 17 ans pour le suivi de son traitement hormonal et de ses chirurgies, comme le veut le protocole. « On me mesurait debout, couchée, assise, on vérifiait la longueur de mon tronc, de mes jambes, de mes hanches, la taille de mes seins. On vérifiait si j’avais des poils sous les bras et si rien ne dépassait dans ma culotte. Je connaissais mal mon corps et je me fiais à eux pour le comprendre. J’ai fini par penser que j’étais un monstre. » Manon confie souffrir à cette même période de dépression, d’anxiété et s’être automutilée. Quant à son consentement alors qu’elle était adolescente, elle nuance : « J’avais l’impression d’être au clair avec ce qu’on me proposait parce que j’étais enfermée dans une lecture pathologique de mon corps. »

Cette approche pathologisante des variations du développement génital donne de fait une posture privilégiée aux médecins : « Ils ont pour eux la connaissance des mécanismes biologiques et anatomiques et s’estiment être les seuls experts du sujet », souligne Michal Raz, qui s’est longuement entretenue avec des praticiens dans le cadre de sa thèse. « Ils restent malgré tout des messagers de la norme, ajoute-t-elle, alors qu’aujourd’hui, le schéma binaire sexuel et identitaire est largement remis en cause. » Mais d’après la docteure Bouvattier, le monde médical a du mal à questionner ses pratiquesElle conclut : « Certains médecins admettent que la situation n’est pas parfaite à l’heure actuelle, mais qu’ils ne peuvent promettre non plus que, sans interventions, les patients iront mieux. C’est vrai, mais nous pouvons essayer. »


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire