samedi 20 novembre 2021

Emotions : mieux vaut être hyper que hypo

par Hélène L’Heuillet, Psychanalyste et professeure de philosophie à l’université Paris-Sorbonne publié le 19 novembre 2021

Le diagnostic de l’hypersensibilité exprime une névrose contemporaine et le goût de l’époque pour la distance, les barrières et les murs. Sommes-nous en train de devenir allergique à l’autre ? 

«Etes-vous hypersensible ?». Si l’on s’amuse à entrer cette question dans un moteur de recherche, la réponse se présente sous forme d’une panoplie de tests et de listes de critères censés nous renseigner sur la quantité de nos ressentis, afin de savoir si celle-ci se tient dans une juste moyenne ou si elle est excessive. En effet, une nouvelle pathologie est née, l’hypersensibilité, qui désigne à la fois une perméabilité trop grande aux émotions, une incapacité à se défendre des agressions d’autrui, et un manque de recul vis-à-vis de ses perceptions. Si l’on admet que les catégories psychologiques d’une époque ne sont pas toutes issues d’une clinique rigoureuse mais expriment l’idéologie des sociétés qui les font circuler, on peut s’interroger sur le sens de ce diagnostic d’hypersensibilité.

Certes, des voix s’élèvent régulièrement pour plaider en faveur de la capacité à ressentir et voir en l’hypersensibilité un don à exploiter plutôt qu’une défaillance. Mais la logique est la même dans les deux cas. Bonne ou mauvaise, la sensibilité peut être «hyper». Que l’on fasse bon ou mauvais usage de l’excédent, la sensibilité peut être «trop» grande. Dans la juste moyenne, la sensibilité adoucit les mœurs. Débordante, elle flirte avec la déraison. La question est cependant d’abord de savoir en quoi pourrait bien consister ce supposé «trop» de sensibilité ? Que craint-on quand on craint de «trop» ressentir les choses ou de «trop» éprouver ce qui nous vient de l’autre ? Quelles sont les implications de cette peur du «trop» ?

En physiologie, l’hypersensibilité relève de l’allergie. Or, contre l’allergie, il faut se protéger en évitant autant que possible le contact avec l’élément allergogène. La notion d’hypersensibilité est congruente avec la peur de l’autre que la crise sanitaire a mise en évidence et sur laquelle depuis des années surfent quelques leaders d’opinion. Il n’est donc pas étonnant que l’allergie à l’altérité se pare des atours de la plus haute bienveillance. On croit ainsi qu’un cœur sensible doit veiller à ne pas se mettre trop en insécurité. De ce fait, une trop grande sensibilité vaut comme contre-indication à la visite de personnes malades ou âgées. Cela semble relever d’une bonne logique : le spectacle de la souffrance perturbe tant qu’il faudrait être insensible pour ne pas être affecté·e. Par un tour de passe-passe un peu étrange, l’abandon de sujets momentanément ou définitivement en détresse puise sa justification dans une trop vive sensibilité. Que ceux-ci puissent trouver l’apaisement ou consolation dans la compagnie d’autrui devient secondaire.

De même, parce que l’hypersensible est considéré·e comme «une éponge» incapable de dresser une barrière entre lui et autrui lui déconseille-t-on souvent de se mêler de psychiatrie, de psychologie ou de psychanalyse, dans l’idée qu’il ne saurait pas mettre la distance prétendument nécessaire, comme si, pour rencontrer l’autre, il fallait, au préalable, s’être immunisé. Pourtant, seuls les mots d’un autre qui accepte de partager un peu de ressenti peuvent parfois «éponger» les tourments. Il n’est jusqu’à l’émotivité – qui accompagne pourtant, chez presque chacun·e, d’entre nous, une parole intime de vérité – qui ne soit condamnée comme fragilité augurant mal de la capacité à endurer les cruautés de la compétition sociale. Quant aux larmes, elles sont pathologiques, embarrassent et génèrent parfois à elles seules une prescription d’anti-dépresseurs.

Le diagnostic d’hypersensibilité exprime bien notre névrose contemporaine et le goût de l’époque pour la distance, le recul, les barrières et les murs. Se protéger est la valeur suprême, la contagion l’emblème du danger, et l’immunité le salut. Mais de quoi avons-nous peur ? Plus que d’une prétendue hypersensibilité, nous ferions mieux de redouter l’encouragement au «faux self» contenu dans la peur de trop sentir. Winnicott nommait «faux self»ce qui tient lieu de «soi» quand on est «trop» prisonnier d’une logique adaptative où on ne peut s’autoriser à exprimer ce que l’on ressent – que ce soit en mode mineur ou en mode majeur. Nous ferions également mieux de redouter l’isolement qui provient de la crainte d’être «trop» touché par les autres, comme si nous pouvions réellement vivre enfermé·e·s derrière un rempart. Nous ferions enfin mieux de redouter hyposensibilité, pourtant assez répandue, et cause d’une absence générale d’empathie dont les dégâts sont bien plus considérables que l’expérience d’être ému·e du sort d’autrui.


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