jeudi 25 novembre 2021

Crack : à Paris, le poison à ciel ouvert

par Gurvan Kristanadjaja  publié le 27 novembre 2021

A deux pas du «mur du crack» érigé fin septembre entre Porte de la Villette et Pantin, les consommateurs ont investi un nouveau square. Les habitants dénoncent l’inertie des pouvoirs publics.

C’est un lopin de terre où la misère prend aux tripes. Depuis maintenant deux mois, les consommateurs de crack de la capitale ont investi le square Forceval, à l’extrême bordure du XIXe arrondissement. C’est à deux pas d’ici, entre Porte de la Villette et Pantin, commune de Seine-Saint-Denis limitrophe, qu’un mur en briques a été érigé fin septembre pour empêcher les usagers de ce dérivé de cocaïne de traîner du côté des immeubles. L’endroit, plus éloigné des habitations, a été choisi après les plaintes répétées de riverains un peu plus haut sur l’avenue. Un sparadrap sur une plaie béante : sur les trottoirs, on croise les mêmes silhouettes abîmées qui répètent en boucle : «Aidez-moi.» Ces moments d’errance, en pleine descente, sont les seuls où ils se mélangent à la population. Le reste du temps, ils errent toute la journée dans cet ancien «parc familial» avec vue sur la bretelle du périphérique et sur lequel quelques machines de musculation ont été installées par la mairie. Elles ne servent plus à rien, si ce n’est à s’asseoir pour consommer sa dose, seul ou en groupe. Toute forme de vie disparaît peu à peu : l’herbe autrefois verdoyante laisse place à une terre dure et froide.

Le «square du crack» est une idée curieuse : la préfecture a réuni plusieurs dizaines de consommateurs à un même endroit qui est devenu instantanément un lieu de deal et de vie à ciel ouvert. Le tout, sous l’œil permanent des policiers, témoins du trafic sans vraiment intervenir. Des tentes ont aussi été installées, elles servent à ceux qui n’ont pas de domicile mais doivent être pliées tous les matins pour qu’aucune installation ne perdure. A l’entrée, des petits trafiquants vendent de quoi boire, manger ou consommer. «Une fois qu’on y est, on peut y rester des journées jusqu’à ce qu’on ait plus d’argent et qu’on parte en chercher dehors. Certains mendient, d’autres taxent ou volent, chacun se débrouille…», assure Alexandre (1), un ancien cuisinier de 33 ans, rencontré sur place.

«On fait constamment un pas en avant, trois en arrière»

Certains jours, avec sa compagne Anna, ils décident de fuir l’enfer dans lequel ils sont tombés il y a des années déjà. Le couple plaque tout et quitte la Porte de la Villette sans se retourner. «Mais on est rattrapés à chaque fois. On a nos habitudes, c’est difficile d’y résister. Parfois tu viens juste voir tes potes, tu n’as pas envie de fumer. Et puis tu connais tout le monde, ils te proposent et tu replonges. On fait constamment un pas en avant, trois en arrière», regrette le trentenaire, le visage émacié marqué de cicatrices sous sa capuche. Ils ont fini par s’installer définitivement dans le square, comme la plupart des consommateurs.

Il y a deux mois encore, le couple louait une chambre dans un hôtel insalubre. «On n’était pas chez nous, on vivait chez les cafards et les souris», ironise Alexandre, pipe à la main. «Je te jure, les cafards étaient plus gros qu’au bled ! Ils avaient des ailes et tout. On en a eu marre, j’avais mal aux bronches là-bas, on n’était pas bien», ajoute Anna, les yeux fuyants. A les regarder, on a vite fait de se demander ce qui a conduit ce couple affable à consommer plusieurs cailloux par jour. Mais d’autres expliquent qu’il suffit parfois «d’un moment de faiblesse» pour tomber, sans vraiment s’en rendre compte. En quelques jours, on n’a plus que ça à l’esprit : trouver de quoi fumer.

«Il y a deux types de personnes, les drogués et les kiffeurs. Les drogués sont ceux qui se font dominer par le caillou. Les kiffeurs sont ceux qui le consomment par plaisir», tente d’expliquer Alexandre. «Nous, on est des kiffeurs, disent-ils en chœur, notre priorité ça sera toujours de payer une chambre d’hôtel ou de manger un truc avant de consommer le matin. Même si c’est vrai qu’on fume beaucoup… Un caillou c’est 10 euros. Nous, on tire deux taffes dessus.» Pour s’en sortir, il leur faudra plus que cette demi-existence sur un bout de terre entouré de policiers. «Ça n’est pas une vie ici, ça nous casse la tête… J’ai commencé super jeune. Le cannabis à 13 ans et les drogues dures à 16. Aujourd’hui je prends un traitement de substitution contre l’héroïne», glisse le trentenaire brun. Pour décrire ce qu’ils vivent dans ce huis clos, Alexandre et Anna ont une expression : ils disent qu’on a «caché la poussière sous le tapis». Loin des regards désapprobateurs et de la vie des autres.

Les politiques s’accusent mutuellement

David, un Mahorais de 42 ans, a déplié sa grande tente beige à l’autre bout du square. Il se tient à l’écart des tentations, des engueulades et des emmerdes. Le trapu vit avec son frère Manuel, Ali, un jeune Soudanais de 23 ans qu’il a pris sous son aile, et Ibrahima, un longiligne Sénégalais aux cheveux poivre et sel. Il est 14 heures ce mercredi, ils alternent entre sieste et pipes de crack. «Moi je ne consomme pas beaucoup, seulement de temps en temps. Le crack, je fume ça comme ça, quand je veux. Moi, mon problème, c’est l’alcool, j’en consomme beaucoup», explique ce père de sept enfants. Il sort une fiole de vodka et se sert une dose dans un bouchon.

Derrière la tente, Ibrahima tire sur sa pipe transparente. Tous les quatre ont des vies cabossées : David sort de dix ans de prison, dont deux à cause du crack. Ali, le jeune Soudanais, est arrivé il y a sept ans en France. Il a connu la Porte de la Chapelle, la colline du crack, et tous les autres lieux de misère comme celui-là. Il y a quelques mois, le petit groupe vivait à Stalingrad, où «ça sentait la pisse». De force, ils ont été déplacés. «Je suis dans ce milieu depuis 1998, ça a beaucoup changé», avance David qui profite d’un rayon de soleil pour découvrir son visage. «Avant, les gens savaient se tenir», poursuit-ilL’homme affirme qu’il a vu ces dernières années des jeunes migrants comme Ali rejoindre ces coins, faute d’hébergement et d’accueil décent. «Ils découvrent les putes, la drogue et l’alcool qu’ils ne connaissaient pas dans leurs pays et deviennent super violents», poursuit David. C’est pour cette raison qu’il le protège.

David, Alexandre, Anna et les autres regrettent d’être sans cesse dépeints en dangereux délinquants multi-récidivistes. Parfois, certains riverains en colère les traitent de «zombies». Entre les deux, la mairie de Paris, la préfecture et le gouvernement s’accusent mutuellement d’être responsables de cette situation. Ils les déplacent car ils ne savent qu’en faire : de la colline du crack démantelée en 2019 Porte de la Chapelle, puis au jardin d’Eole, et aujourd’hui le square Forceval. A chaque fois, le Collectif 19 qui regroupe des riverains mécontents, grossit – il compte près de 1 000 membres, selon son porte-parole. Ces dernières semaines, ce sont les habitants de Pantin, d’Aubervilliers et de la Porte de la Villette qui crient leur courroux. Comme d’autres auparavant, ils affirment ne plus se sentir en sécurité et appellent à manifester ce samedi. Pour orchestrer ces clivages, les chaînes d’info en continu tournent en boucle sur le sujet. Une cacophonie symbolique de notre époque.

Pour les voisins, la position est parfois délicate à tenir, tant ils sont pris entre le ras-le-bol et la pitié. Un soir de mai, Déborah Navah, 42 ans, riveraine du jardin d’Eole et qui travaille dans la culture, a été le témoin d’un viol en bas de son immeuble, un peu plus haut sur l’avenue. Elle nous conduit sur les lieux du crime, à quelques centaines de mètres de sa fenêtre. «Selon les infos que j’ai, c’était quelqu’un qui prenait du crack», affirme-t-elle sans réellement en savoir plus. La rumeur a tourné sur les portables des voisins, la scène a été filmée. Quelques heures plus tard elle était diffusée avec un gros bandeau sur BFM. Les présentateurs ont analysé l’événement comme un point de non-retour et ont invité Déborah Navah à s’indigner sur le plateau. Depuis, les «drogués» ont disparu de son quartier. Elle pointe des recoins aujourd’hui obstrués par des grillages – «là il y avait des dealers»«là aussi»«là on dansait l’été jusqu’à 2 heures du matin devant les dealers» – croise des policiers qu’elle voudrait remercier. Elle se dit soulagée de voir la situation s’améliorer ici, surtout «en tant que femme». La riveraine affirme qu’elle a «de la peine pour ces gens, même si cette vie, ils l’ont choisie».

«Les déplacer, c’est les traiter comme du bétail»

Frédéric Francelle, porte-parole du Collectif 19, assume lui de se placer à hauteur d’hommes. Il sait d’expérience que, quand la situation s’améliore à un pâté de maisons, elle empire ailleurs. Il vit au-dessus des jardins d’Eole, où les consommateurs de crack ont été parqués cet été. «Le discours “on ne les veut pas chez nous”, ça va deux minutes, affirme-t-il. Nous, ce qu’on veut, c’est les sortir de la rue pour qu’ils ne passent pas l’hiver dans ce froid, ils vont en mourir. Il faut les accompagner vers une prise en charge avec un sevrage et un suivi psychologique. On y croit, ce sont des humains, ils doivent avoir des familles. Il est hors de question qu’ils meurent toxicomanes. Les déplacer c’est les traiter comme du bétail.»

A la mairie du XIXe, l’édile François Dagnaud (PS) multiplie les appels au gouvernement en ce sens. Il y a urgence. La proposition d’établir des salles dédiées à la consommation divise les élus et les habitants. «Je ne crois pas que des petits maires locaux de Pantin, d’Aubervilliers ou du XIXe puissent régler cela. On est sur un problème d’ampleur nationale voire européenne. Le ministre de l’Intérieur et le préfet de police ont considéré qu’en reléguant la colline du crack sous le périphérique, c’est un moindre mal. On bute sur l’absence d’engagement du ministère de la Santé. Il manque un coordinateur des pouvoirs publics sur cette question du crack, car on s’épuise.» Après la réquisition du square Forceval, les préfets Marc Guillaume et Didier Lallement avaient assumé dans une lettre adressée fin septembre à la mairie «d’organiser [une] solution temporaire». Tout en affirmant se tenir à «disposition pour travailler le plus rapidement possible, aux propositions de lieux que vous nous adresserez ainsi qu’à l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France afin de permettre leur ouverture dans les prochaines semaines». C’était il y a plus de deux mois. Rien n’a bougé depuis.

Au square Forceval, Alexandre et Anna assurent que si les autorités les considéraient comme de «vraies personnes», «ça serait déjà un bon début». Dans une autre vie, Alexandre a «presque fait le tour du monde». Sa compagne, Anna, garde encore l’espoir de reprendre le large.


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