vendredi 5 novembre 2021

Bienvenue dans l’ère du bébé quantifié !

Par   Publié le 4 novembre 2021

Des applications proposent aux jeunes parents de suivre, à travers des graphiques, l’évolution de leur enfant pendant ses premiers mois de vie. Censées rassurer et faciliter l’organisation du quotidien, ces aides pratiques peuvent aussi devenir source d’anxiété.

Le 29 décembre 2020, le bébé de Lucie a tété deux heures et vingt-trois minutes en quatre fois, pour un total de cinquante-quatre minutes au sein gauche, une heure vingt-neuf au sein droit. La petite fille a aussi été changée six fois, dont une couche « mixte » et cinq « mouillées ». Et elle a dormi onze heures et une minute, en six fois. Comment Lucie possède-t-elle ces informations, d’une précision digne d’un chronomètre d’athlétisme, presque un an plus tard ? Parce que dans les méandres brumeux que constituent les premiers mois d’un nourrisson, elle a consigné toutes ces informations dans une application sur son smartphone, Bébé +, synchronisée avec le téléphone de son mari.

Des jours, des semaines, des mois de la vie d’un bébé transformés en chiffres, puis enregistrés et présentés sous forme de graphiques colorés, c’est la proposition d’une série d’applications de « suivi » des nouveau-nés, certaines payantes, d’autres gratuites : Baby Manager, Baby Tracker, Bébé +… On y clique sur des pictos de couches, de soutien-gorge pour la tétée (avec option gauche/droit), de lune pour le sommeil, le tout dans un environnement de couleurs pastel et de photos que l’on glisse soi-même.

Registre des couches

L’Homo sapiens moderne a appris depuis quelques années à mesurer le nombre de ses pas, à vérifier son rythme cardiaque et les calories brûlées pendant son jogging, à caler son sommeil sur les recommandations de son téléphone ; voici désormais qu’il a un autre objet d’étude que lui-même à numériser : son enfant. Il peut tenir le registre des couches avec leur degré de saleté (photos à l’appui) et option « arrosage surprise », chronométrer les pleurs ou la tétée à la minute près. Bienvenue dans l’ère du bébé quantifié.

Ces applications se veulent avant tout une aide pratique pour des jeunes parents soumis à l’équation impossible « attention décuplée/sommeil en voie de disparition ». Xavier Launay a créé en 2009 l’appli Bébé Connect, qu’il a conçue à l’époque « comme un outil de communication » : « Quand j’étais jeune papa, je me levais dans la nuit pour prendre le relais de ma femme, et je ne savais pas si notre enfant avait mangé, s’il avait été changé… Je n’avais pas envie de la réveiller pour lui demander. » Son appli, qui a été téléchargée 1 million de fois depuis sa création, est disponible en 11 langues et compte aujourd’hui 100 000 utilisateurs actifs par mois, dont 80 % aux Etats-Unis.

Chez Philips, l’appli Bébé + (22 langues, 1,1 million d’utilisateurs actifs par mois dans le monde, dont 85 000 en France) a été créée « par un couple de parents britanniques qui cherchaient des réponses », explique Kavita Harrison, responsable du service client.

De son côté, le gouvernement est en pleine campagne de promotion d’une application et d’un site, 1 000 premiers jours, développés pour guider les jeunes parents depuis le « projet de parentalité » jusqu’aux 2 ans de l’enfant. On y suit un chemin ponctué d’étapes (début de grossesse, accouchement, 0-3 mois, etc.) sur lesquelles on clique pour obtenir informations et conseils. On peut aussi synchroniser son calendrier avec celui de l’appli pour connaître les rendez-vous à venir (pédiatre, vaccins, etc.).

« La fonction principale de Baby Tracker était de me rassurer. Je ne savais jamais pourquoi il pleurait, alors je notais tout : l’heure des couches, des tétées, du bain… », explique Sarah

C’est aussi pour « limiter au minimum les communications techniques » avec sa femme que Dario, un graphiste parisien, a téléchargé Baby Manager à la naissance de leur fils, en 2016. « Nous étions déchargés de devoir parler uniquement de cela alors que nous avions peu de répit. A l’époque, cela ne portait pas de nom ; aujourd’hui, on appelle ça la “charge mentale”. » Il y a rapidement pris goût, trouvant « marrant de suivre les graphiques », en assumant une part d’aléa – le bébé s’était peut-être rendormi à 4 h 12, mais peut-être pas… Le couple a cessé de l’utiliser lorsque le sommeil de leur enfant est devenu plus régulier, mais Dario a conservé les données : « C’est un peu sentimental, comme une petite marotte. »

Une fonction souvenir, comme le suggère Eric Dagiral, sociologue au Centre de recherche sur les liens sociaux (Université de Paris), qui travaille depuis plusieurs années sur les outils de mesure de soi, le quantified self : « Il y a dans ces pratiques un enjeu de mémoire au long cours, celle de l’enfant et de la relation à lui. Un archivage, comme le carnet de santé que l’on transmet. » Observer, consigner les moindres gestes de son bébé, comme une autre manière de le chérir : en ce sens, ces applications permettraient aussi la mise en forme numérique de la fétichisation du nouveau-né.

Conjuration des peurs parentales

Elles connaissent d’ailleurs un franc succès auprès des parents d’un premier enfant, à la fois obsédés par la moindre production de leur progéniture (« Oh ! il a fait un prout ! ») et angoissés par les questions sans réponse. A Paris, Sarah, 36 ans, dont le fils est né fin 2019, le résume ainsi : « La fonction principale de Baby Tracker était de me rassurer. Je ne savais jamais pourquoi il pleurait, alors je notais tout : l’heure des couches, des tétées, du bain… » 

Comme une sorte de conjuration des peurs parentales : puisqu’on ne peut pas tout contrôler et qu’il peut toujours arriver le pire au nouveau-né, on se rassure comme on peut. Sarah en plaisante aujourd’hui : « Les tétées, les siestes, on est censé s’en souvenir, ce n’est pas de la physique nucléaire ! Mon mari, lui, n’a jamais ouvert l’appli. Il préférait faire à l’instinct. Moi, je suis un peu geek, j’aime bien les statistiques, et j’ai tendance à me servir d’applis pour tout et n’importe quoi. » 

« Cela peut avoir un côté techno, froid, vu de l’extérieur, mais en réalité, une fois qu’on est dedans, c’est hyperpratique », raconte Dario

Elle a recommandé Baby Tracker à une de ses amies, Lucie, une psychologue parisienne de 35 ans, dont la fille est née en septembre 2020. « J’ai allaité, et, dès la maternité, nous avons eu 10 000 sons de cloche différents sur ce qu’il fallait faire ou ne pas faire, raconte Lucie. Et au milieu de cela, notre bébé pleurait tout le temps. On m’avait dit : Pas plus de quinze minutes sur chaque sein, alors que ma fille restait une heure. Du coup, sur l’appli, je cliquais sur sein gauche pour démarrer le chrono, et au bout d’un quart d’heure, j’alternais. » Lucie, qui avait déjà eu recours à une appli de suivi de ses règles, puis de sa grossesse, s’est servie de celle-ci pour« avoir des stats sur les tétées ; je révisais avant d’aller chez la pédiatre ! »

Mais ce suivi circonstancié de sa fille, dans la période du post-partum où l’on est fragile, ne lui a pas apporté que du confort. « C’était peut-être à double tranchant. L’allaitement et le sommeil étaient presque devenus une obsession pour nous, car on avait hâte d’observer un rythme chez ce bébé. Or pour se rendre compte visuellement, sur les graphiques, qu’il y avait une régularité, il fallait être régulier dans l’enregistrement des infos. Quand j’oubliais, cela faussait tout. » Ou comment un objet choisi pour se rassurer et se libérer peut devenir source d’anxiété…

Au risque de s’y perdre

A l’extrême, on pourrait craindre que ces outils engendrent une mécanisation du rapport au bébé, empêchant la formation d’un lien spontané et confiant. « Avant la naissance de mon fils, j’avais un copain qui avait cette appli, raconte Dario, et je lui avais dit : “Mais c’est horrible, tu transformes ton fils en chiffres !” Cela peut avoir un côté techno, froid, vu de l’extérieur, mais en réalité, une fois qu’on est dedans, c’est hyperpratique. »

A Toulouse, Julien, chef de projet de 34 ans, revendique un usage« purement utilitaire » de son appli Baby Manager. « Nos filles avaient beaucoup de problèmes de reflux, cela nous a permis de mieux suivre leur alimentation. Quand elles ont eu 6 mois, c’était réglé, je l’ai désinstallée. » Il explique cependant que sa femme en faisait un usage plus intensif, et plus ambivalent, au travers des forums de discussion intégrés à l’appli, au risque de s’y perdre un peu.

Reste une question : comment rationaliser un comportement aussi erratique que celui du nouveau-né ? A Paris, Jules Grandin et Clara Dealberto, un couple d’infographistes, ont trouvé leur réponse à l’impuissance parentale : l’humour. Leur fille étant née le 15 mars 2020, l’avant-veille du confinement, ils avaient beaucoup – beaucoup – de temps en tête à tête avec elle à la maison, et ils ont vite été rattrapés par leur passion dévorante pour la data. « Le bébé est une source de données incroyable, tout peut se raconter en infographies », dit Clara. « On aime tous les deux travailler sur des sujets peu quantifiables : musique, littérature, etc. », ajoute Jules.

Résultat : un compte Twitter et Instagram, Little Big Data, suivi d’un livre, Le Bébégraphe (Les Arènes, 176 pages, 14,90 euros), qui recense en chiffres la première année de leur fille. Avec des infographies sur le sommeil et les couches, mais aussi une sur « l’évolution de l’amour porté à la table à langer par le bébé », une sur la « répartition des raisons de pleurer » (« aucune idée » : 40 %), ou une sur les « horaires de biberons possibles » qui se termine en dizaines d’embranchements et conclut à… une incertitude totale. Qu’on se rassure : même quantifié, le bébé reste une science inexacte.

De la chaussette connectée au transat en mode intelligent : tout pour un bébé 3.0

Les jeunes parents sont pétris d’angoisses. Si certaines sont assez difficiles à calmer en allant chez Aubert ou sur Amazon.com (« Quelles valeurs vais-je transmettre à mes enfants ? La planète sera-t-elle habitable pour eux ? »), d’autres, au contraire, peuvent trouver une forme d’apaisement dans la consommation. C’est le cas des peurs liées à la santé du bébé, avec, tout en haut du top 1 000 de l’horreur, la mort subite du nourrisson – phénomène inexpliqué, qui touche environ 300 nouveau-nés par an en France.

Les industriels l’ont bien compris, qui proposent de barder les enfants d’objets en tout genre pour rassurer ou soulager les parents, tout en précisant bien qu’il ne s’agit pas là de dispositifs médicaux. On peut citer, en vrac : la chaussette connectée, qui propose de suivre en temps réel, sur votre smartphone, le rythme cardiaque et le taux d’oxygénation du sang de votre poupon lorsqu’il dort (pour plus de 300 euros) ; le moniteur attaché aux vêtements, qui vous avertit si le bébé se retourne sur le ventre en dormant ; la caméra de vidéosurveillance, avec vision de nuit, capteur d’humidité et analyse de la qualité de l’air ; ou encore le transat intelligent, qui permet, par le biais d’une application, de bercer l’enfant à distance selon une intensité classée en cinq modes : balançoire, bascule, voyage en voiture, vague et kangourou – cette dernière étant de loin la plus intrigante, à défaut d’être rassurante (la notice ne dit pas s’il faut prévoir des matelas amortisseurs autour du transat).



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