lundi 29 novembre 2021

Addiction au crack : contre l’illusion sécuritaire, la quête d’une thérapie

par Charles Delouche-Bertolasi  publié le 28 novembre 2021

Au-delà des rodomontades et des évacuations répétées, professionnels de santé et experts de l’addiction se mobilisent pour apporter une réponse concrète aux problèmes engendrés par l’absence de traitement de substitution. 

Il y a un an et demi, Fabien, 44 ans, a fumé du crack pour la première fois de sa vie. Comme des centaines d’autres consommateurs à l’époque, c’est à la Porte de la Chapelle, dans le nord-est de Paris, cette zone désormais condamnée, coincée entre une bretelle d’autoroute et le périphérique, qu’il découvre la substance. De la cocaïne, mélangée à du bicarbonate de soude ou à de l’ammoniac. «J’ai ressenti une montée forte, très agréable, se souvient Fabien qui fumera jusqu’à cinquante «pipes» de crack par jour. A l’époque, je ne travaillais pas. Je faisais du théâtre. Dès que j’allais sur scène, j’étais dans mon personnage. Mais la seule chose que j’avais en tête, c’était la pipe que j’allais me fumer en rentrant chez moi.»

Pour cet ancien dépendant à la cocaïne, il n’y a pas plus cliché que de dire que le crack est la drogue du pauvre. «Evidemment un caillou, ce n’est pas cher. Quinze euros, ça faisait à peu près six pipes pour moi. Mais ça ne dure pas toute la journée. Il faut en racheter encore et encore. C’est la drogue qui m’a coûté le plus cher», raconte-t-il. Jusqu’au jour où il efface le numéro de son dealer après un an à fumer cette drogue. Il part se mettre au vert chez sa mère à la campagne. «Je n’ai pas arrêté parce que je n’aimais plus ça, mais parce que je ne pouvais plus suivre financièrement. Je me rendais compte que ça avait trop d’emprise sur moi.» A son retour à Paris, il est hospitalisé en psychiatrie. Il n’a plus jamais touché au caillou depuis. «J’ai été un petit cracker. On peut s’en sortir, souffle-t-il.Mais pour quelqu’un qui fume depuis dix ans, c’est une autre paire de manches. Il faut trouver quelque chose pour soigner le crack.»

Des souris sous cocaïne

En parallèle des polémiques politiques et des problématiques de sécurité, les professionnels du secteur se penchent depuis quelques mois sur des solutions concrètes pour les personnes dépendantes au crack. En juin, l’Agence nationale de la recherche (ANR) a validé et financé pour la première fois un projet de recherche autour de cette dépendance. L’idée ? Développer de nouvelles pistes thérapeutiques. A l’inverse des opiacés tels que l’héroïne, la morphine ou les opioïdes antidouleurs de synthèses comme le tramadol ou le fentanyl, il n’existe aucun traitement de substitution pour les stimulants tels que la cocaïne ou le crack. Inédit, ce projet d’une durée de trois ans est défendu par un trio d’experts rattachés au CNRS, à l’Inserm et au service de psychiatrie de l’hôpital Fernand-Widal, situé dans le Xe arrondissement.

«Nos disciplines s’ouvrent les unes aux autres. On ne construit pas de mur, sans faire de mauvaise analogie», détaille Nicolas Marie, neuro-pharmacologue au CNRS, en référence au mur construit par la préfecture de police entre la porte de la Villette et Pantin, censé contenir les consommateurs de crack. Il dénonce une «vision sociétale autour des maladies auto-infligées». Ce qui a des conséquences très concrètes : peu d’argent et peu de recherche. «Combien de fois on entend les gens dire que les consommateurs n’ont qu’à se mettre un coup de pied aux fesses ? Alors qu’on sait depuis plusieurs années que c’est une maladie du cerveau. Et qui dit maladie dit forcément thérapie», râle le chercheur.

Pour lui et son équipe, tout commence par des souris. «Le problème de la consommation de drogues, c’est lorsqu’on en consomme de manière répétée et chronique, précise Nicolas Marie. Cela crée une addiction et un phénomène de diminution de l’effet suite à une exposition répétée qu’on appelle la sensibilisation. Chez l’animal, ce phénomène est bien connu, chez l’homme il l’est moins.» Lorsqu’on injecte une drogue chez un rongeur, on constate une augmentation de ses mouvements. Plus les injections sont répétées, plus l’activité des souris va augmenter. Pendant quelques jours, les rongeurs vont se voir administrer de la cocaïne pharmaceutique afin d’induire cette sensibilisation recherchée. «Ensuite, on les placera sous traitement de substitution à base de buprénorphine ou de méthadone, habituellement utilisé dans la substitution aux opiacés. Le dispositif prendra la forme d’un petit boîtier placé sous la peau de l’animal, qui viendra délivrer en continu le traitement afin que l’animal ne ressente jamais l’effet de manque.» L’objectif d’ici neuf mois ? Pouvoir dire quelle molécule fonctionne mieux qu’une autre pour la substituer à la cocaïne. Et espérer mettre en place «une transposition rapide» vers des patients consommateurs de crack sélectionnés.

Une pause bienvenue

Le service de psychiatrie de l’hôpital Fernand-Widal voit défiler près de 1 000 patients par an, dont 250 personnes avec des problèmes liés au crack. Selon la médecin psychiatre Florence Vorspan en charge de créer une cohorte de consommateurs pour ce projet, «les patients prendront le traitement pendant des séquences de trois semaines et on pourra ainsi comparer l’efficacité des traitements sur ces symptômes moteurs. L’idéal est d’avoir des patients qui ne suivent jusqu’alors aucun traitement afin de pouvoir les voir régulièrement.»

Suivre individuellement les consommateurs est primordial selon les professionnels de santé. En mars, un rapport publiéconjointement par l’Inserm et l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) mettait en évidence les vies «cabossées» par le crack et le déficit de la prise en charge de ces consommateurs, lié à l’absence de traitement de maintenance. Pour la sociologue de l’Inserm Marie Jauffret-Roustide chargée d’évaluer les attentes des futurs patients sous traitement de substitution, les profils des consommateurs sont multiples : «On a des usagers de crack qui ont toujours été précaires, comme des enfants de l’Aide sociale à l’enfance. Des personnes qui ont subi des violences. Mais aussi des gens comme vous et moi, avec une enfance heureuse, des parents aimants, mais qui à un moment donné font face à quelque chose qui les emmène vers la drogue. Chez ceux qui ont eu une rupture amoureuse ou un licenciement, qui étaient insérés, on observe une dégringolade sociale très rapide. En seulement quelques mois.»

Pour beaucoup d’usagers, le besoin «d’une pause dans la consommation» est primordial. Contrairement à l’alcool où il y a un danger physique, stopper le crack peut se faire en dehors de l’hôpital. Pendant quarante-huit heures, le consommateur en sevrage va être hypersomniaque. Ensuite, stress et anxiété reviennent. Selon les médecins psychiatres, il faut dix jours pour passer la phase aiguë, mais l’envie de consommer, appelée «craving», continue. D’où l’importance d’être accompagné. Des établissements de postcure existent tels que les communautés ou centres thérapeutiques résidentiels qui souvent hébergent les patients consommateurs pour une durée moyenne de six mois.

Un point de «non-retour»

Après trente ans d’errements, une stratégie mêlant sécurité et santé publique semble sur le point d’émerger, à rebours des déclarations du ministère de l’Intérieur et du choix d’établir un camp pour les usagers de crack à la porte de Villette. Fin septembre, à l’occasion de l’ouverture du congrès annuel de la Fédération Addiction, un courrier du ministre de la Santé Olivier Véran annonçait la prolongation de l’expérimentation pour trois ans des salles de consommation, rebaptisées «Haltes soin addiction» ou «HAS». Un mois plus tard, le 22 octobre, c’était le vote, dans le cadre du vote du projet de loi de financement de la sécurité sociale, de l’amendement de la députée LREM du Loiret Caroline Janvier. Il permet le prolongement de l’expérimentation des salles de consommation à moindre risque et surtout d’étendre la possibilité de créer ces espaces au sein des Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa). Jusque-là, seulement les Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogue (Caarud) pouvaient accueillir ces nouveaux espaces de consommation.

Chercheurs comme professionnels de santé s’accordent autour d’une chose : la situation est arrivée à un tournant dans la prise en charge des usagers. Pire, un «point de non-retour» avec l’évacuation du jardin d’Eole et l’établissement du camp place de la Villette. «Ce qu’on voit chez une partie des riverains ou des médias, c’est une représentation des usagers de crack comme un public irrécupérable, dans l’incapacité d’arrêter, observe la chercheuse Marie Jauffret Roustide. Or cette impression est liée au contexte dans lequel les gens vivent et consomment. Quand on vit à la rue, on consomme aussi pour oublier. Il faut bien sûr trouver des solutions pour les riverains. Mais si on améliore la situation des usagers, on améliorera celle des riverains.»


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