jeudi 28 octobre 2021

Troubles dépressifs, pensées suicidaires : les élèves de l’école d’orthophonie de Besançon sonnent l’alarme




par Anaïs Condomines  publié le 29 octobre 2021 

Au Centre de formation universitaire en orthophonie, des étudiantes, anciennes et actuelles, alertent sur un mal-être massif. La ministre Frédérique Vidal juge la situation «préoccupante». 
Question posée le 22 octobre.

«Un gros choc pour la profession.» A la Fédération nationale des orthophonistes (FNO), c’est la consternation. Anne Dehêtre, sa présidente, a reçu le 4 octobre, comme de nombreux autres destinataires, un courrier alarmant. Signé par un collectif d’une cinquantaine d’enseignants et maîtres de stage du Centre de formation universitaire en orthophonie (CFUO) de Besançon, il fait état du «mal-être profond d’un nombre d’étudiants anormalement élevé». Parmi les symptômes décrits : des «vomissements avant d’aller en cours», des «troubles anxieux, dépressifs», ainsi que des «troubles du comportement alimentaire». Un courrier adressé aux plus hautes sphères – et notamment au cabinet de Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur. Vendredi 22 octobre, le député UDI du Territoire de Belfort Michel Zumkeller a enfoncé le clou, saisissant à nouveau la ministre. Dans sa lettre, il prévient : «N’attendons pas un drame pour réagir.»

Plusieurs conséquences à cette mobilisation : le 28 octobre, les cours et stages ont été suspendus pour quinze jours, suite à un arrêté de la présidence de l’Université de Franche-Comté, en raison d’un «risque d’atteinte à la santé et à la sécurité des étudiants». Par ailleurs, le directeur pédagogique du CFUO, Alain Devevey, a annoncé lundi soir sa démission, rapidement suivi par deux autres membres de l’équipe pédagogiques. Dans un mail consulté par CheckNews, l’ex-directeur explique sa décision par un «souci d’apaisement», et indique qu’il assurera ses cours au sein de l’école, en sa qualité de maître de conférences, «jusqu’à la fin du semestre mais pas davantage» cette année. D’après nos informations, ce désormais ex-responsable doit être reçu dans les prochains jours par la présidence de l’université de Franche-Comté, à laquelle le centre de formation est rattaché. Arrivé au CFUO en 2002, Alain Devevey est directement mis en cause par les étudiants. Tout comme la petite équipe de direction constituée autour de lui, composée de trois femmes et d’un homme, et décrite comme «un système» par les témoignages recueillis par CheckNews.

Alarme massive

A l’origine de cette alerte, une parole étudiante à laquelle plusieurs maîtres de stage, intervenants et vacataires, ont prêté l’oreille en cours d’année. Dans la foulée du courrier des enseignants et maîtres de stage, les élèves ont fait parvenir, aux mêmes destinataires, une lettre décrivant leur mal-être. L’alarme est massive et partagée : alors même que les élèves de première année ne sont pas comptabilisés dans la mobilisation, elle regroupe 95 élèves parmi les 150 environ que compte l’établissement : une école dont la durée de formation est de cinq ans, et accessible, jusqu’à la réforme Parcoursup, via un concours exigeant et sélectif.

Ne souhaitant pas être identifiés nommément, les étudiants ont désigné deux porte-parole, avec qui CheckNews a pu s’entretenir. Elles décrivent une situation de «harcèlement moral qui n’a rien à voir avec la charge de travail» inhérente à ces études : «La journée type au CFUO, c’est être dans un état d’alerte permanent pour ne pas redoubler et une forte solitude à force de se méfier de tout et de tout le monde. Parmi les élèves actuels, on nous a remonté une perte de confiance en soi, des pleurs, des vomissements, une remise en question de l’orientation, la prise de médicaments et des pensées suicidaires.» Et de conclure : «Avant de devenir soignants, on va devoir être soignés.»

Certes, le Covid-19, le stress et l’isolement des étudiants dus aux mesures sanitaires sont passés par là. Mais au CFUO, le problème semble plus profond. Et beaucoup plus ancien. CheckNews est entré en contact avec plusieurs ex-étudiantes du centre. La plupart ont fui Besançon sitôt leurs études terminées «pour ne plus jamais en entendre parler». Certaines se remémorent notamment des «moqueries» et des «humiliations publiques». C’est le cas d’Alizée (1). Aujourd’hui âgée de 33 ans, elle a été diplômée en 2013. Elle se souvient que, pour elle, «ça a été compliqué dès le début». «J’ai passé le concours en 2008 et j’ai atterri sur liste d’attente, avec une copine. En cas de désistement, on devait être rappelées, ce qui n’a jamais été le cas. La direction ne voulait pas nous laisser entrer alors même que les places s’étaient libérées. Nous avons dû faire un recours auprès du doyen de la fac. Une fois dans l’école, on a été mises en difficulté tout au long de notre parcours. Je me souviens que des professeurs se moquaient ouvertement de mon accent du sud-ouest. Et qu’en plein amphi, devant tout le monde, à plusieurs reprises, des enseignants ont rappelé que des étudiantes ici avaient fait un recours pour rentrer, que c’était inadmissible et qu’on ne méritait pas d’être là.»

Menace du redoublement

Pour Alizée, c’est très clair : ils l’ont eue «dans le collimateur tout de suite». Une expression qui revient régulièrement au travers des différents témoignages recueillis par CheckNews, illustrant, pour de nombreuses étudiantes, «une inégalité de traitement flagrante»entre les élèves bénéficiant des bonnes grâces de l’équipe de direction… et les autres. Une pratique qui prend plusieurs formes, dont celle des redoublements, fréquents – et d’après les étudiantes consultées – faiblement justifiés. «J’ai redoublé ma deuxième année, mais je n’ai jamais pu avoir accès à la copie de neuropsy qui m’a fait redoubler, on me l’a toujours refusée», explique Alizée. Et alors même que la consultation des copies est autorisée – en théorie – dans les établissements publics, seuls les centres de formation privés pouvant formellement la refuser. «Or cette démarche de demande de consultation n’a pas plu du tout, ajoute-t-elle. A partir de là, le harcèlement a flambé.»

Barbara, étudiante au CFUO de 2009 à 2015, décrite comme une élève «très douée, brillante» par plusieurs de ses camarades, a redoublé à deux reprises. La première année, pour une seule matière. Comme Alizée, elle a dû batailler sec pour obtenir ses copies, allant même jusqu’à formuler un recours auprès du doyen de l’université. «Finalement, j’ai pu voir que les causes étaient pour le moins légères. La seconde fois, j’ai redoublé parce qu’on m’a présenté le mauvais sujet d’examen. En l’occurrence des statistiques au lieu d’un sujet clinique.» Une enseignante au CFUO de Besançon, orthophoniste, maître de stage et membre du collectif, confirme auprès de CheckNews «une tendance à la fois subtile et massive de menace du redoublement». Elle poursuit : «Redoubler pour un point ou une matière, en soi, c’est légal. Ce qui est problématique ici, c’est qu’à un point près, celles qui ne sont pas dans le collimateur sont repêchées et que les autres redoublent.» Comment expliquer que certaines se trouvent dans les petits papiers de l’équipe pédagogique et pas d’autres ? «C’est la loterie», indiquent plusieurs élèves.

Ambiance d’angoisse

Témoin du parcours chaotique de son amie Barbara, Emeline confirme ses deux redoublements. «Je ne comprenais pas comment elle en était arrivée là. Elle a fini par être absente, déconnectée, on ne la sentait pas bien du tout. Mais personne ne lui en a voulu parce qu’on a toutes vécu, à des degrés divers, des choses terribles dans cette école. Je me souviens que lors des examens à l’oral, celles qui passaient avant nous sortaient en pleurant. On avait de plus en plus peur.» Elle-même a expérimenté ce qui est décrit comme une autre méthode de la direction, perpétuant une ambiance d’angoisse : les refus de sujet de mémoire au tout dernier moment. Réalisés en cinquième année, ils conditionnent le diplôme et revêtent, tout au long du cursus au CFUO, une importance capitale. «Dès la troisième année, les étudiants ne pensent qu’à ça», constate une enseignante vacataire. Pour Emeline, l’affaire a pris des allures de cauchemars. «Mon sujet de mémoire a été validé dès le début de ma dernière année par le directeur, qui a même dit que c’était génial. Mais au dernier moment, juste avant l’été, il a été contesté. La direction m’a dit qu’il n’avait jamais été validé. Quand j’ai appris que le sujet ne passait pas, je me suis écroulée par terre.»

CheckNews est entré en contact avec le directeur de mémoire d’Emeline. Qui nous confirme le revirement incompréhensible de dernière minute. «Les retours à l’oral étaient excellents. Et lors d’une réunion pédagogique, j’apprends que rien ne va. Subitement, on attend du travail de cette élève un niveau d’exigence sans commune mesure avec les autres. Aucun argument avancé par la direction ne tenait la route. Finalement, on nous a demandé de revoir entièrement le mémoire en gardant la même méthode et les mêmes résultats. Nous avons travaillé ensemble tout l’été et Emeline a été diplômée.» Ce vacataire n’a, quant à lui, plus jamais été sollicité par l’école. «Ce que j’ai relevé surtout, reprend-il, c’est énormément d’arbitraire et d’incohérences. A Emeline, on disait blanc, à moi, on disait noir.» Deux autres maîtres de stage confirment : «Ils répètent beaucoup qu’il y a les “bons élèves” et les “mauvais élèves”. Mais ça peut changer très rapidement car rien n’est cohérent. Du coup, les “bons” ont peur que ça leur tombe dessus et les “mauvais” ont honte. Donc tout le monde se tait et essaie de passer entre les gouttes. C’est quand même fou que dans une filière où l’outil principal est la parole, tout le monde soit muselé par la peur.»

Différences de traitement

Une autre enseignante, qui a fini par démissionner, «essoufflée, démotivée» après de longues années passées au CFUO en tant que vacataire, témoigne d’une «ambiance malsaine», notamment lors de la tenue de jury d’examens. «Les avis dissonants ne comptent pas. On entend des private jokes, des running gags sur des étudiantes ou des promos. Et si on remet ça en question, notre avis est disqualifié d’emblée.»

Certaines personnes que nous avons sollicitées tiennent, elles, à défendre l’équipe pédagogique. Ou tout du moins à souligner «un parcours assez fluide» au sein du centre de formation. C’est le cas de Nelly, scolarisée dans l’établissement de 2008 à 2012. «Le stress des partiels était bien réel mais finalement, quoique je dise ou que je fasse, tout allait toujours bien. J’ai même eu le directeur comme maître de mémoire et ça s’est très bien passé.» Déléguée de classe, Nelly se souvient toutefois de sa stupéfaction devant de «gros épisodes de redoublements incompréhensibles». «Dans ma promo, quatre étaient concernées [sur une vingtaine d’élèves, ndlr]. Quand elles ont demandé à récupérer les copies, c’était impossible. Alors que moi-même, lorsque à une autre occasion j’ai obtenu une note passable, ma prof m’avait tout de suite proposé de consulter ma copie. C’était assez curieux.» Elle ajoute : «Je voyais les différences de traitement. Résultat, j’étais quand même terrorisée par des enseignantes dont je savais qu’elles pouvaient faire redoubler pour un point.»

«J’allais passer à l’acte»

Ce fonctionnement n’est pas sans conséquence sur la santé des élèves. Une maître de stage interrogée constate ainsi «un épuisement physique et moral des étudiantes en stage». «A la sortie de l’école, elles mettent du temps à s’en remettre», note-t-elle. Emeline, désormais maîtresse de stage, confirme : «Parfois, les stagiaires que je reçois vivent leur scolarité à peu près correctement. Mais la plupart sont au bord du gouffre. Ça me replonge là-dedans chaque année.» Très concrètement, Alizée, Barbara et Emeline, pendant leurs études, connaissent insomnies et crises d’angoisse à répétition, pour certaines une perte de poids conséquente. Toutes ingèrent des antidépresseurs «pour se lever le matin», des somnifères et des anxiolytiques. «A la fin, j’étais devenue dépendante, précise Alizée. Il me fallait des doses toujours plus importantes car je ne dormais plus du tout. J’ai dû passer par une phase de sevrage à la fin de mes études.» Avant son entrée au centre de formation, Barbara n’avait jamais recouru à ces médicaments. Elle commence un traitement après son premier redoublement. Quant à Emeline, elle se considérait elle aussi comme «quelqu’un de stable, d’équilibré» avant de mettre les pieds au CFUO. «Et puis à une veille d’examens, j’ai dit à mes parents que j’allais me suicider, que j’allais sauter par la fenêtre. J’allais passer à l’acte.» Le père d’Emeline, contacté par CheckNews, nous confirme cet épisode.«Nous avons conduit 500 kilomètres pour venir la retrouver. On se demandait si elle n’allait pas mettre fin à ses jours», se souvient-il.

On observe aussi des relents de sexisme dans cette filière très féminisée, où les rares garçons présents «sont systématiquement favorisés», d’après plusieurs étudiantes et maîtres de stage. En outre, des sources concordantes affirment qu’il n’est pas rare de se voir affublée, par le directeur lui-même, de surnoms déplacés dans un contexte scolaire, tels que «ma belle», «ma puce», «ma mignonne». Une pratique qui concerne aussi des enseignantes : «J’ai dû exprimer mon souhait de ne pas être appelée par des surnoms», témoigne l’une d’elles. De la même manière, des étudiantes disent avoir été traitées de «cruche» ou de «grosse feignasse» par des membres de l’équipe pédagogique.

Etudiantes reçues

Confronté à tous les points relevés dans les témoignages, le directeur pédagogique, Alain Devevey, qualifié par la présidente de la FNO de «quelqu’un de pugnace», et par le père d’Emeline comme «sympathique en apparence», voire comme «quelqu’un qui peut avoir l’air très protecteur», selon une étudiante, renvoie vers sa hiérarchie. Les autres membres de l’équipe pédagogique mis en cause, également contactés, n’ont pour la plupart pas donné suite à CheckNews. L’une d’entre elles nous a également renvoyés vers l’université.

La présidente de l’université de Franche-Comté, Macha Woronoff, se dit, elle, très concernée par la situation. Contactée en amont de sa décision de suspendre les cours temporairement, elle précisait que l’alerte envoyée par les maîtres de stage «ne comporte pas de faits, uniquement des symptômes dont j’ai besoin de connaître la cause : on ne peut pas accuser sans recueillir des éléments, en vue d’ouvrir éventuellement une enquête administrative». Raison pour laquelle, d’après nos informations, des étudiantes du CFUO ont été reçues cette semaine par la présidente. Dans un contexte «d’écoute et de bienveillance», ont-elles noté.

Un mal-être exprimé de longue date

Une initiative qui arrive cependant bien tard, selon certaines. Car à plusieurs reprises par le passé, la direction et les structures autour du CFUO ont été alertées. Plusieurs sources se souviennent par exemple de la réponse, il y a plusieurs années, d’une enseignante, membre de l’équipe pédagogique, face à l’expression d’une détresse : «C’est normal d’aller mal, le contraire serait étonnant.» Une médiation entre l’équipe pédagogique et les étudiants a bien été mise en place, mais sans résultats probants. «Les remontées restaient en vase clos au sein de la direction. Jamais rien n’était communiqué aux enseignants vacataires : les étudiants parlaient dans le vide», indique une professeure. Par ailleurs, dès 2010, un premier courrier recommandé a été envoyé au doyen, ainsi qu’à l’ancien président de l’université. Mais la situation n’est alors pas prise au sérieux, selon les étudiantes de l’époque. Macha Woronoff assure que ses services «n’étaient pas au courant» et s’étonne d’avoir reçu mardi matin, pour la première fois et alors que l’affaire vient d’être rendue publique, une alerte du service de santé préventive du CFUO de Besançon.

Quant à la Fédération nationale des orthophonistes, plusieurs sources indiquent qu’elle a également été sollicitée il y a dix ans. De son côté, la présidente Anne Dehêtre assure que son organisation n’a jamais été informée, «en tout cas au niveau national».Aujourd’hui, les anciennes étudiantes confient qu’elles s’en veulent de ne pas avoir davantage remué les institutions à l’époque, «isolées» et «persuadées d’être folles». Et de constater que la réalité est la même, dix ans plus tard.

Sollicité par CheckNews, le cabinet de Frédérique Vidal indique que «le ministère a bien été informé de la situation», jugée «préoccupante» au CFUO de Besançon. «Un suivi particulier de la situation a été demandé au recteur, ainsi qu’à la présidente de l’université de Franche-Comté», ajoute-t-on.

(1) Plusieurs personnes ont souhaité témoigner anonymement, d’autres en leur nom : c’est le cas pour Alizée et Barbara. Les autres prénoms ont été changés.

clarification
Mise à jour le 29 octobre à 18h : ajout de la suspension des cours et de la démission de deux autres membres de l'équipe pédagogique.

 

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