mercredi 13 octobre 2021

Migrants : «On peut tenir longtemps durant l’exil, puis vivre un contrecoup»

par Gurvan Kristanadjaja   publié le 11 octobre 2021

La psychologue clinicienne Christina Alexopoulos exerce dans un centre d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile. Elle témoigne de l’omniprésence de la mort dans les récits des exilés qu’elle reçoit.

Christina Alexopoulos est psychologue clinicienne. Elle intervient bénévolement depuis trois ans dans un centre d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), où elle réalise des consultations avec les exilés.

Au cours de leur parcours, les migrants sont souvent confrontés à la mort : celles des autres sur la route, et la leur qu’ils redoutent. Comment expriment-ils cela ?

Déjà avant leur départ, ils y sont souvent confrontés directement. Les Soudanais ont par exemple vécu de nombreuses attaques ou des expériences génocidaires. Chez les Afghans, tous disent compter dans leur famille des personnes proches qui ne sont plus là. Dans les dictatures militaires, le spectre de la mort est aussi tout proche. A chaque fois, il y a un premier décès qui peut être le déclencheur de départ.

Après cela, ils expliquent que toutes les traversées de frontières sont mortifères. En Méditerranée particulièrement, car certains doivent passer par la Libye où ils vivent l’esclavage et les exécutions sommaires. Un homme m’a expliqué son passage en Libye où des hommes avec des mitraillettes lui avaient demandé de se mettre à même le sol, en arabe. Il n’avait pas compris, puisqu’il ne parlait pas arabe. Ils ont alors tiré sur ses compagnons. Lui a été épargné parce qu’il a juste eu le temps de se mettre à terre. Il en a gardé des traumatismes profonds : pendant toute la consultation, il n’arrivait pas à s’asseoir. Il y a eu tout un travail thérapeutique juste pour le faire s’asseoir. Un autre patient du Darfour m’a raconté qu’une personne sur le bateau de la traversée avait violemment jeté dans l’eau un bébé qui pleurait. C’était quelque chose qu’il n’arrivait pas à comprendre, et qui lui pèse encore aujourd’hui. D’autres, une fois en France, n’arrivent pas du tout à se reposer, car dormir est vraiment un souvenir de mort.

Est-il possible pour les exilés de faire un travail de deuil une fois arrivés en France ?

Non, car les modalités de la prise en charge sont aussi extrêmement traumatisantes. Pour presque tous ceux qui arrivent ici, il y a le passage obligé d’une errance dans la rue de plusieurs mois. Puis, dans les centres, les conditions d’accueil sont indignes. Elles sont inadaptées pour des personnes qui ont vécu la mort. Quand on arrive dans un pays, on a besoin de se sentir dans un cadre souple et solide, un cadre soutenant. D’autant qu’elles doivent aussi faire face à une autre mort symbolique : celle de la vie d’avant.

J’ai souvent cette image à l’esprit : quelqu’un qui a beaucoup couru et qui s’écroule une fois la ligne d’arrivée franchie. Il a besoin de soutien. On peut tenir pendant très longtemps pendant l’exil, puis vivre un contrecoup. La période de longue attente en France est parfois un moment de décompensation, car c’est là que l’on réalise l’ampleur de la perte. C’est un moment où l’on devrait être heureux et on constate que non. Rien n’est fait pour aider les gens à cette nouvelle vie.

Lorsque vos patients sont confrontés à la mort d’un de leurs compagnons d’exil en France, comment vivent-ils cela ?

Je me souviens qu’il y a quelques années, un demandeur d’asile s’est noyé dans le canal de l’Ourcq, près de Paris. Son corps est resté plusieurs mois à la morgue. Ses amis n’avaient alors aucune prise sur la situation. Leur seul pouvoir, c’était d’organiser l’enterrement, les rites, mais ils n’en avaient pas la possibilité alors ça a rajouté à l’absurdité du moment. Ils ne comprenaient pas que l’on puisse mourir dans un canal alors qu’on a évité un génocide. Il a fallu attendre longtemps pour qu’il y ait un enterrement. Or, dans la tradition musulmane, il faut enterrer le corps tout de suite.

Pendant tout ce temps de l’attente, on sentait qu’il y avait une angoisse dans le centre. C’est comme si cet événement les mettait eux-mêmes face à leur propre mort : qu’est-ce qui arriverait s’ils mouraient ? Est-ce qu’ils auraient le droit de mourir dans la dignité ? Ce que j’ai pu constater, c’est qu’on a tous besoin de rites et de symboles pour tisser des liens qui nous permettront ensuite de continuer de vivre.


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