lundi 4 octobre 2021

La réalité augmentée contre les violences conjugales

Octave Larmagnac-Matheron publié le  

“C’est une expérimentation pour voir si ce dispositif permet d’ouvrir une faille dans cette incapacité à l’empathie” (ministère de la Justice). © Georgijevic/iStockphoto

Utiliser des casques de réalité augmentée pour éviter la récidive dans les cas de violences conjugales : le principe, déjà utilisé en Espagne, sera mis à l’essai prochainement sur une trentaine de personnes, a récemment annoncé le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti. Le dispositif immersif doit permettre au coupable de prendre conscience de ses actes en revivant, alternativement, l’agression dans le rôle du mari violent, des enfants, et, surtout, de la principale victime. « C’est extrêmement important pour reconnaître les faits et comprendre ce qu’il s’est passé », note Guillaume Clere, fondateur de la société Reverto, partenaire du projet.

« C’est une expérimentation pour voir si ce dispositif permet d’ouvrir une faille dans cette incapacité à l’empathie »ajoute une porte-parole du ministère. Suffit-il, cependant, de se mettre dans la peau d’un autre pour éprouver de l’empathie à son égard ? On peut en douter, dans la mesure où la réalité virtuelle ne permet pas d’avoir accès au monde mental de l’autre. 

  • La réalité augmentée peut sans doute, dans une certaine mesure, nous aider à nous mettre à la place d’autrui. En nous plongeant dans un univers virtuel immersif dans lequel on peut se reconnaître, elle ouvre la voie à un partage d’expérience. L’expérience d’une violence, par exemple. De ce point de vue, on peut imaginer que la réalité virtuelle soit en partie capable de nourrir notre capacité de sympathie – notre faculté de pâtir avec l’autre, de souffrir quand il ou elle souffre. Dans la peau de la victime, la personne violente entendra les cris de colère – les siens ; elle verra son poing de coupable s’approcher de « son » visage, ou le couteau s’élancer vers « son » abdomen. De cette violence, pourtant, elle n’en aura qu’une expérience superficielle. Elle n’éprouvera pas la douleur – la conséquence interne du déroulé externe des faits. Tout sera réduit à l’extériorité des faits.
  • Mais se mettre à la place d’autrui se cantonne-t-il à cela : à faire la même expérience brute, réduite à sa dimension sensorielle (visualiser, entendre) et sensible (souffrir) ? Difficilement. Nos expériences ne sont pas des faits isolés. Elles s’enchaînent dans le temps et prennent tout leur sens par résonance de la mémoire. Nous ne cessons de les interpréter, de les réinscrire dans la totalité signifiante de notre existence : appelons-la « monde ». Se mettre à la place d’autrui suppose, au-delà des expériences particulières, d’entrer dans ce monde singulier de l’autre auquel est reconduite toute expérience. C’est tout l’enjeu de l’empathie, qui va ainsi plus loin que la sympathie, ainsi que l’explique le psychologue américain Carl Rogers dans Le Développement de la personne (1968) : « L’état d’empathie, ou la qualité d’être empathique, consiste à percevoir avec précision le cadre de référence interne de l’autre, les composantes émotionnelles et les significations qui s’y rattachent, comme si l’on était la personne elle-même, mais sans jamais perdre de vue le “comme si”. »
  • Le sens d’un épisode extrême de violence conjugale ne peut, de ce point de vue, être compris pleinement s’il ne s’enracine pas dans le monde de la victime – à moins de considérer, selon une rhétorique aujourd’hui largement dénoncée, qu’il s’agit d’un moment d’égarement, de folie ou de passion. Le monde de la victime est souvent façonné par le poids, accumulé, de petites et de grandes agressions, du dénigrement jusqu’à la violence physique la plus brutale. C’est, précisément, toute la tragédie de la domination patriarcale que dénonce le discours féministe actuel : son pouvoir latent, diffus, qui transforme la manière dont nous donnons sens au monde. À cette domination, la réalité augmentée, focalisée sur l’instant, sur l’événement, ne donne pas accès. Peut-être même y fait-elle en partie obstacle, en focalisant l’attention sur l’expérience des sens, en saturant l’imaginaire de sensations qui sont toujours les nôtres parce que nous les interprétons. Comprendre l’expérience d’un autre suppose, au contraire, de libérer la puissance de virtualisation propre à l’imagination et de se projeter dans l’univers du sens plutôt que celui des sens. De se détourner des images pour s’ouvrir à l’imaginaire.
  • Ne pas faire de mal à autrui n’est pas, à vrai dire, une question d’empathie. C’est un problème de reconnaissance de l’autre comme être humain à part entière. De ce point de vue, nous voir commettre une violence peut sans doute trouver une certaine utilité. En revanche, nous avons besoin d’empathie si vous voulons comprendre la signification de nos actes et la manière, parfois traumatisante, dont ils façonnent le monde d’autrui.


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