mercredi 27 octobre 2021

La quête de la singularité, nouveau graal de la modernité

Catherine Portevin publié le  


Dans son ouvrage La Société des singularités, qui vient de paraître en France aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme, le sociologue allemand Andreas Reckwitz montre que l’individualisme atteint un nouveau stade dans la quête éperdue de la singularité. Vouloir être différent des autres est notre nouveau graal. Ce qui met en danger le souci du général. Analyse.

Comment la recherche de la singularité l’a-t-elle emporté dans le monde moderne ?

Depuis le XVIIIe siècle, raconte Andreas Reckwitz, notre histoire balance entre le général et le particulier.

  • Dès la fin du XVIIIe, la modernité cherche du général. Elle rationalise la sphère sociale, promeut le droit, la science, l’éducation, le commerce, pour remplacer les valeurs aristocratiques, fondées sur la différenciation et la hiérarchie des ordres. Pourtant, au même moment, les romantiques valorisent la singularité absolue des sentiments et de la personnalité. La société moderne, à la fin du XIXe siècle, est toujours traversée par cette tension entre le général et le singulier. Des sociologues comme Georg Simmel (1858-1918) ou Max Weber l’ont notamment décrite.
  • Au début du XXe siècle, le projet rationaliste du général semble l’emporter. Les États-Unis vivent une révolution industrielle, tandis que le socialisme soviétique promeut le productivisme. Cette « modernité organisée ou industrielle » est orientée par la standardisation – des objets, des modes de production et du travail, des styles de vie et même des individus. C’est le moment moderne où la logique sociale du particulier a été le plus marginalisée.
  • Mais le dernier tiers du siècle dernier, à partir des années 1970, voit revenir en force la singularité : par les mouvements de jeunesse autour de 1968, par la lutte pour la liberté sexuelle, l’émancipation des femmes, pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis. Le néolibéralisme des années 1980 y a également participé, ainsi que l’effondrement du bloc soviétique. Dans notre « modernité tardive », les mécanismes techniques généraux se mettent à fabriquer des particularités. Exemples les plus frappants : les technologies numériques, notamment le tracking des données par des algorithmes anonymes destinés à personnaliser à l’extrême l’offre de consommation, ou encore la recherche génétique, qui permet d’identifier les individus non plus en fonction de typologies mais de spécifications irréductibles.

Comment se singularise-t-on ?

  • La singularité ne concerne pas uniquement les humains, mais aussi les objets, les lieux, les affects, les styles de vie, les temporalités, les collectifs même, qui acquièrent un statut incomparable. Ce n’est pas la différence en soi qui est valorisée mais l’unicité. Ce processus de « valoration » de l’originalité est proche de celui que pratiquent les artistes et les « créatifs ». La singularisation est un élargissement de la sphère culturelle et des logiques du marché de l’art à toutes les dimensions du social. Authenticité, émotion, visibilité en sont les maîtres-mots.
  • La quête de singularité exige un modelage de soi. Reprenant sa précédente étude sur « l’invention de la créativité » (Die Erfindung der Kreativität, 2012, non traduit), le sociologue montre que le modèle des industries innovantes « de niche » s’applique désormais à tous. Doivent désormais être créatifs le management, l’exercice du pouvoir, la cuisine, le sport, la publicité, les voyages, la sexualité, l’éducation des enfants… et bien sûr, le travail : « Le sujet travailleur de la modernité tardive doit et veut être unique – doit et veut constituer un faisceau d’aptitudes et de talents dont la performance […] doit être la plus exceptionnelle possible. » Au mythe du self-made man qui, parti de rien et en travaillant dur, franchit les échelons sociaux, succède celui de l’étoile filante.

Comment le désir de singularité nous transforme en profondeur

  • Le capital culturel, notion développée par Pierre Bourdieu, devient le facteur le plus clivant, entre une nouvelle classe moyenne et supérieure, diplômée, qui a les moyens de « se réaliser » par la singularisation, et une classe de plus en plus nombreuse constituée de non-diplômés, travailleurs dans les services, souvent précaires et chômeurs, dont le travail et le style de vie sont dévalués (sans oublier les classes moyennes déclassées qui croient encore au mérite, au travail bien fait, à la norme…). Bref, une « classe de prétention » et une « classe d’expiation ».
  • La déception : l’objectif de l’optimisation perpétuelle de soi conduit forcément à la déception. D’où la montée des affects négatifs, comme la dépression, la honte, l’envie, le ressentiment. « Les processus de singularisation n’entraînent en aucun cas une « libération de l’individu », remarque Reckwitz.
  • La polarisation des conflits culturels. La singularisation ne concerne pas uniquement les individus, mais aussi les groupes, qui s’enferment dans une essence fixe. La montée des identités communautaires (fondées sur l’origine ethnique, la religion, ou la nation) ou encore celle des populismes sont aussi des manières de se singulariser. Le sociologue voit dans le terrorisme religieux ou les actes de folie meurtrière individuels des formes de célébration de l’acte singulier.
  • Une crise du général. Les individus rechignent de plus en plus à contribuer au bien commun. L’espace public se réduit de plus en plus à un affrontement de particularismes. Reckwitz donne quelques pistes pour tenter de reconstruire du général, du côté, notamment, de ce que nous pouvons partager en dehors du marché, donc des actions et des valeurs communes. La tâche ne sera pas aisée. Mais le constat est posé, et c’est déjà un pas.

La Société des singularités. Une transformation structurelle de la modernité, d’Andreas Reckwitz, traduit de l’allemand par L. Windels et préfacé par C. Papilloud, vient de paraître aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme (MSH). 446 p.

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