mercredi 27 octobre 2021

La logique ? Pas mon genre !





Ariane Nicolas publié le  


Le grand langage universel que prétend être la logique serait-il aussi le lieu où sont reconduits certains schémas patriarcaux ? Le sujet divise au sein des féministes. Nous avons mené l’enquête pour y voir clair auprès de femmes philosophes et de logiciennes. 

« Le monde crève de trop de rationalité, de décisions prises par des ingénieurs. Je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR. » Ces propos, tenus par la candidate à la primaire écologiste Sandrine Rousseau dans Charlie Hebdo, en ont surpris – et agacé – plus d’un(e). Une féministe revendiquée comme elle peut-elle décemment lier féminité et irrationalité ? N’est-ce pas là reconduire un cliché millénaire, selon lequel les femmes seraient incapables de raisonner ? La Raison tant chérie des Lumières serait-elle un outil d’oppression plutôt que d’émancipation ? 

Phallogocentrisme

Sans être majoritaire au sein des études féministes, cette position « ratio-sceptique » n’est pas isolée, comme en témoigne le regain d’intérêt pour les sorcières, les amazones ou l’écoféminisme et ses tendances ésotériques (lire l’enquête parue le 28 août sur Philomag.com). La raison et ses corollaires, dont la logique, ayant historiquement été associés aux hommes, il faudrait se méfier de leurs usages, voire s’en passer. Cette critique d’inspiration féministe s’inscrit plus largement dans celle du langage et de ce que l’on appelle logos. En grec, le logos renvoie à l’idée d’un discours rationnel, intelligible et ayant trait à la vérité. Les philosophes hommes auraient non seulement accaparé la logique formelle mais plus généralement les mots permettant d’énoncer des raisonnements. Ironie du sort, c’est à un homme, Jacques Derrida, que l’on doit le néologisme le plus célèbre qui le dénonce : « phallogocentrisme », c’est-à-dire la confiscation de la parole philosophique par les mâles.

La philosophe féministe Luce Irigaray est l’une des voix les plus critiques de ce logos masculin. Dans Sexes et genres à travers les langues (1990), elle assure ainsi que la langue est structurellement sexiste. S’appuyant sur des travaux empiriques en linguistique (concernant l’emploi du « je », la forme passive, la nature des verbes…), elle décèle un « ordre sexuel du discours » qui prend la forme, entre autres, d’une « stratégie d’appropriation du sujet » par les hommes et d’un « narcissisme interdit aux sujets féminins ». « Le féminin reste une marque secondaire syntaxiquement et les noms marqués du genre féminin ne sont pas ceux qui sont considérés comme ayant de la valeur », déplore-t-elle. Selon elle, si, en français, le mot « soleil » est masculin, c’est qu’il est valorisé culturellement ; ce qui n’est pas le cas de « lune », qui est féminin et déprécié. Pour émanciper les femmes, il faudrait donc ou bien changer complètement de langue, ou bien – faute de mieux – réhabiliter les modes d’expression supposément féminins, leur « langage spécifique ».

Pommes de discorde

La déconstruction féministe du logos passe également par une critique de la logique d’Aristote, premier philosophe à avoir vraiment formalisé des axiomes. Dans son article « The Politics of Reason » (1993), la philosophe australienne écoféministe Val Plumwood examine ainsi comment la logique dite classique, supposément irréfutable, aurait construit et reconduit des schémas de pensée sexistes. Elle donne deux arguments principaux. D’une part, elle s’attaque au modèle « sujet + prédicat » selon lequel toute proposition suppose d’attribuer une caractéristique (prédicat) à un terme donné (sujet). Le sujet étant toujours au centre de la proposition et le prédicat rattaché à lui, une hiérarchisation s’installerait : le prédicat serait au service du sujet. Selon Val Plumwood, cette assertion rend légitimes les dualismes associés aux cultures occidentales : homme/femme, culture/nature, rationnel/irrationnel, dominant/dominé, etc. Le premier terme étant toujours implicitement préféré à l’autre.

Autre pomme de discorde croquée par Val Plumwood, le principe de non-contradiction, selon lequel une proposition ne peut pas être affirmée et niée en même temps – le blanc ne peut être noir, le vrai ne peut être faux, etc. En termes logiques, les propositions « A » et « non-A » sont dites contradictoires. Or il y aurait, pour Val Plumwood, différentes manières de distinguer A et non-A. Une façon maximaliste : il ne faut absolument rien de A dans non-A pour que A soit lui-même, sinon A est « corrompu ». C’est la logique d’Aristote, reposant sur la non-contradiction. Et une façon minimaliste ou « inclusive » : A et non-A ne sont pas imperméables l’un à l’autre, car non-A comporte presque toujours un peu de A en lui, et inversement.

Cette part commune entre A et non-A, souvent ignorée par les logiciens, Val Plumwood et d’autres féministes tentent de la remettre sur le devant de la scène. Avec cette conception plus ouverte de la contradiction, le dualisme n’est plus un moyen d’exclure non-A mais une façon de comprendre ce qui lie secrètement A et non-A. Cette nouvelle approche constitue une logique du lien et de la mutualité, plutôt que de la catégorisation et du rejet. Pour Val Plumwood, le dualisme de la logique classique est une illusion de la maîtrise masculine, qui renvoie à une « identité de maître ». L’intérêt de sa démarche est précisément de se servir d’outils logiques pour le décrypter.

Dire la diversité

À supposer que la langue porte les stigmates de la domination masculine, cela implique-t-il qu’il existe un logos féminin et un logosmasculin ? La philologue et philosophe Barbara Cassin rejette cette idée. Prenant ses distances avec le féminisme différentialiste, qui maintient des oppositions binaires entre femmes et hommes, elle s’explique : « On fait toujours comme s’il existait une essence de la femme et de l’homme. Je m’oppose à cette assignation d’essence. J’aime pouvoir varier d’assignation. Quand on me dit : “Tu parles en tant que femme”, je réponds : “Non, je parle en tant que philosophe.” De fait, ce n’est pas en tant que femme que je m’intéresse à la performance langagière, ni au trouble que cela introduit dans l’universel. Mais quand on me dit : “Tu parles en tant que philosophe”, je réponds : “Non, je parle en tant que femme.” C’est ma manière de refuser une assignation d’essence : je n’accepte qu’une assignation de résistance. »

Coautrice en 2019 chez Fayard du dialogue Homme, Femme, Philosophie avec Alain Badiou, Barbara Cassin préfère imaginer d’autres lignes de partage dans le langage que celles liées au genre : « Chez les Grecs, par exemple, la manière de penser le logos suit d’abord l’opposition entre les Hellènes et les Barbares, explique-t-elle. Quant à Aristote, c’est son obsession pour l’univocité qui me paraît la plus déterminante. D’après lui, quand nous parlons, nous disons une chose et une seule, comme si dire et signifier étaient synonymes. Or la signification d’une phrase est bien plus riche que ce qu’elle semble vouloir dire. » Se revendiquant de la sophistique, Barbara Cassin plaide ainsi pour « compliquer l’universel » et « décloisonner les genres ». Dans la critique du logos, cela passe notamment par le refus de dire « le ». « Quand vous dites “le langage”, c’est aussi idiot que dire “la femme” ou “l’homme”. Je n’ai jamais rencontré “le langage”, j’ai rencontré DES langues. Au lieu de partir de la question de l’universel ou du langage au singulier, je partirais de cette diversité. » Sans nier la puissance du machisme dans l’histoire de la philosophie, elle met en garde contre le risque de reconduire au féminin cette passion logocentrique pour l’argumentation, qui finit par écraser l’interlocuteur : « Il faut sortir de la logique du “con-vaincre”, chez les hommes comme chez les femmes. Cette hantise n’est rien d’autre qu’une volonté de domination. »

L’outrecuidance masculine

Les féministes ne sont pas les premières à avancer l’idée d’une cohabitation possible entre plusieurs logiques. Il n’existe à ce jour aucun système absolument vrai, complet et irréfutable, ce qui n’empêche pas certaines théories d’être jugées valides ou satisfaisantes. Si le débat sur la pluralité des logiques n’est pas tranché, il est en tout cas présent dans les échanges entre spécialistes. Philosophe et féministe, Michèle Le Dœuff est directrice de recherche au CNRS et ancienne militante au sein du Mouvement de libération des femmes – en 2020, un ouvrage collectif con­sacré à son œuvre, Se réorienter dans la pensée, a été publié aux Presses universitaires de Rennes. Elle fait également sienne l’idée d’un éventail de logiques où le féminisme pourrait trouver sa place : « Il n’y a pas une rationalité féminine et une rationalité masculine, mais différents types de rationalités selon les disciplines. On ne raisonne pas de la même manière selon qu’on étudie la géographie, les mathématiques ou la philosophie. De même, toutes les féministes ne parlent pas à l’unisson et ne formulent pas leurs arguments de façon identique. On trouve chez elles une effervescence qui, en fin de compte, a une certaine cohérence. » 

Autrice de deux essais fondamentaux d’épistémologie féministe, L’Étude et le Rouet (1989) et Le Sexe du savoir (1998), elle a fait d’un outil qu’elle considère comme potentiellement sexiste, la langue française, un instrument de lutte contre le sexisme, s’efforçant pour ainsi dire de retourner l’arme contre son maître : « À titre personnel, j’ai pu développer ma pensée féministe dans la langue telle qu’elle existait déjà. Une langue a plusieurs dimensions. Je me figure cet outil comme une guitare : ma génération a tiré de cette guitare des accords qui jusque-là n’avaient pas été entendus. Quand nous demandions le droit à l’avortement, dans les années 1970, nous le faisions dans un français très clair et précis. Mais certaines personnes ne nous comprenaient pas, elles n’entendaient rien à ce que nous avions à dire. Pas à cause de la langue ! Mais parce que ces propos étaient jugés moralement intolérables. » Autrement dit, la pensée féministe est déjà en puissance dans le langage, celui parlé par les femmes et les hommes dans la vie de tous les jours.

“Le poids du logos, c’est presque une invention rétrospective”
Michèle Le Dœuff, philosophe

 


Quand on l’interroge sur l’espace occupé par les hommes dans l’histoire de la logique, Michèle Le Dœuff laisse poindre une légère gêne. Selon elle, insister sur le « phallogocentrisme » de la philosophie risque de renforcer le mythe de « l’homme-philosophe » et dissuader les femmes de se lancer : « Le poids du logos, c’est presque une invention rétrospective. Même Aristote était conscient de ses limites et s’intéressait beaucoup à la biologie. La plupart des logiciens, scolastiques mis à part peut-être, savent que les théories logiques sont exposées à des apories. Le problème, c’est plutôt le dogmatisme et l’absence de clarté : une certaine outrecuidance masculine qui gâche la conversation philosophique. » Outre cette nouvelle éthique du discours qu’elle appelle de ses vœux (une éthique féminine ?), Michèle Le Dœuff espère voir davantage de femmes intégrer des filières considérées comme masculines, telles que la logique, les mathématiques ou les sciences de l’ingénieur.

D’autres mondes possibles ?

À l’heure actuelle, rares sont les départements de philosophie qui sont con­sacrés à la logique, et plus rares encore ceux qui intègrent une lecture féministe de cette discipline. La plupart se trouvent dans les pays anglophones, dont la tradition analytique permet davantage la prise en compte de ces problèmes liés au langage et à la validité des raisonnements. Professeure de philosophie rattachée à l’Université catholique australienne (ACU) à Melbourne et autrice du texte « Logic : a Feminist Approach » (2020), Gillian Russell fait partie de cette génération montante de penseuses qui tentent de réconcilier logique et féminisme. Depuis la Caroline du Nord (États-Unis) où elle est contrainte de prodiguer ses cours via Zoom, elle imagine deux chantiers à approfondir. Le premier, c’est « l’utilisation de la logique à des fins politiques » pour démonter des arguments prétendument universels et en réalité sexistes. Il s’agit ici de « démontrer rationnellement comment des philosophes, des personnalités politiques ou des chercheurs déraisonnent subitement dès qu’il est question de femmes ou de thématiques symboliquement associées à elles ». Soit utiliser la logique afin de démonter les failles de raisonnements non seulement dans les discours publics mais aussi dans les textes classiques… y compris ceux des logiciens !

Le second chantier consisterait moins à détricoter les discours sexistes avec les outils logiques qu’à employer les ressources de la discipline dans le but d’offrir de nouveaux types d’arguments et d’ouvrir des voies originales pour la réflexion philosophique et politique. Gillian Russell s’est ainsi penchée sur l’étude de certains domaines de la logique, comme celui de la « hiérarchie des nombres en logique mathématique », afin de les « appliquer aux sciences sociales ». Selon elle, ces outils permettraient, par exemple, de mieux comprendre comment certains groupes sociaux deviennent dominants et maintiennent leur suprématie sur les autres.

Faire évoluer la logique classique, déconstruire ce qu’elle pourrait avoir de connotation patriarcale, ne passe donc ni par la promotion de l’irrationalité, ni par la réactivation de préjugés sexistes – une façon de penser pour les hommes, une autre pour les femmes. Au contraire, c’est en prenant le soin de relever ses travers avec ses propres outils rationnels, en jouant finalement la logique contre elle-même, que la discipline s’enrichit. C’est finalement en étant attentive à une pluralité de modèles de rationalité, de langues et d’univers logiques, qu’elle se donne des arguments pour penser d’autres mondes possibles… Où le féminin aurait aussi une meilleure place. 


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