mercredi 27 octobre 2021

Journal d'épidémie L’édifice Raoult se fissure enfin





par Christian Lehmann, médecin et écrivain  publié le 24 octobre 2021

Pour l’écrivain et médecin Christian Lehmann, les révélations de Mediapart font la démonstration de l’attitude inconsidérée du cathodique scientifique, propulsé en pleine lumière par la crise du Covid.

Retrouvez ici les précédents épisodes du Journal d’épidémie de Christian Lehmann.

Depuis des années, révèle Mediapart, l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille (IHU) a mené des expérimentations humaines en dehors de tout cadre légal dans le traitement de la tuberculose, avec des conséquences médicales sévères pour les patients. Se basant sur sa seule intuition, Didier Raoult a utilisé des antibiotiques peu efficaces contre le bacille de Koch, aux effets indésirables graves, sur des patients qui ont subi des complications et ont pu contaminer leurs proches en n’étant pas soignés correctement. Depuis le début de la crise du Covid, il aura donc fallu dix-huit mois – pendant lesquels les lanceurs d’alerte, une fois la sidération passée, se sont époumonés à tenter d’alerter les instances responsables de la santé publique en France, affrontant harcèlement, menaces, intimidations et attaques juridiques – pour que se fissure enfin la chape de plomb qui recouvre les irrégularités de fonctionnement de l’IHU sous l’égide de son directeur.

Dix-huit mois pendant lesquels la fuite en avant de Didier Raoult, son incapacité à admettre s’être trompé, ont convaincu un grand nombre de gens perdus, influencés par des politiques expéditifs sans aucune connaissance scientifique et des gourous complotistes en quête de gogos à traire qu’il existait des traitements précoces du Covid et qu’une conspiration mondiale des élites en avait interdit l’utilisation, avec la complicité servile du corps médical. 

Ni les études révélant l’une après l’autre l’inefficacité de l’hydroxychloroquine ni les alertes sur l’absence de rigueur méthodologique des communications bâclées de l’IHU n’ont réellement touché le public, tant l’IHU et son fondateur étaient protégés par un réseau politique et médiatique local et national. Le pitoyable cliché selon lequel Didier Raoult, plus grand infectiologue de l’univers, faisait les frais de la jalousie d’hommes de paille parisiens guidés par le ministère de la Santé et Big Pharma a été répété ad nauseam sur tout ce que les médias français comptent de chaînes d’infotainement ou de radios de «droite décomplexée». Tous ceux qui espéraient tirer profit de cette pandémie s’en sont mêlés : Michel Onfray, Bernard Henri-Lévy, Florian Philippot, Nicolas Dupont-Aignan, Louis FouchéMartine Wonner et j’en passe ont loué le grand chercheur se débattant seul et courageusement contre une horde lilliputienne de tracassins administratifs.

Affronter la haine

Au Brésil, le rapporteur de la commission parlementaire d’investigation a conclu six mois d’enquête en recommandant la mise en accusation de Bolsonaro pour «la défense inconditionnelle et réitérée de l’usage de […] l’hydroxychloroquine […] même après que des études scientifiques, l’OMS et d’autres autorités sanitaires à travers le monde ont démontré l’inefficacité de ce traitement. La diffusion de fausses nouvelles […] a contribué à ce que l’objectif négationniste soit atteint. Et cela a tué au Brésil de nombreuses personnes dont les décès auraient pu être évités».

Au Brésil, un président agissant de manière dictatoriale a enfermé le pays dans son délire négationniste, repoussant la vaccination, arrosant la population de «kits Covid» inefficaces avec l’aide de réseaux d’assurance privée forçant les médecins à prescrire HCQ et azithromycine. Et c’est du Brésil, toujours sous le joug de Bolsonaro, que vient la première décision juridique d’ampleur alors qu’en France, depuis des mois, les conspirationnistes accusent les soignants d’euthanasie au Rivotril, d’attentisme criminel dans le traitement des malades, de génocide vaccinal. Médecins et chercheurs sont menacés de la guillotine dans des torchons complotistes que Didier Raoult lui-même, condamné aujourd’hui à ne plus apparaître que chez Hanouna et Morandini en attendant Radio Courtoisie, signale à ses zélateurs pour attiser la haine. Depuis des mois, donc, sans aucune intervention des pouvoirs publics, des conspirationnistes menacent les médecins d’un nouveau procès de Nuremberg tout en portant eux-mêmes aux nues… un homme responsable d’expérimentations humaines illégales.

Comment en est-on arrivé là ? Depuis mars 2020 les irrégularités des études publiées par Didier Raoult ont été dénoncées en France et à l’étranger. Pas par les agences pourtant chargées de protéger la population contre de telles dérives, mais par des particuliers : des journalistes, des médecins, des chercheurs prenant sur eux d’affronter la haine et les menaces de mort téléguidées par un Institut qui s’est depuis longtemps affranchi de toute barrière morale. Les chaînes d’information en continu, les amuseurs publics en quête de buzz ont invité sur leurs plateaux des histrions dérangés pour faire grimper l’audience. Et ni l’Etat ni les agences du médicament et de santé publique n’ont mis un terme à cette mascarade criminelle.

«Raoult met en danger les patients»

Alors même que les premières études de Raoult étaient épluchées en direct, le président de la République a fait le déplacement à Marseille pour «bien se marrer» et donner un blanc-seing à «un grand scientifique» qu’il souhaitait mettre dans sa poche. Le directeur général de la santé publique, Jérôme Salomon, a fermé les yeux sur des essais hors du cadre légal. Le procureur de la république de Marseille a classé sans suite des révélations, dont celles sur des essais illégaux effectués sur des mineurs…

Lorsque, dans les colonnes de Libération, nous avons révélé que l’IHU avait contourné le système des hospitalisations de jour pour prescrire largement de l’HCQ, à hauteur de dizaines de millions d’euros – accusations sourcées que Didier Raoult en mode Trump a immédiatement qualifiées de fake news en se gardant bien d’attaquer en diffamation –, lorsque nous avons révélé que le directeur de l’Agence nationale de sécurité du médicament de l’époque avait alerté le directeur de la Caisse nationale d’assurance maladie, Nicolas Revel, aujourd’hui directeur de cabinet du Premier ministre, Jean Castex, sans qu’aucune enquête ne soit diligentée, lorsque le sénateur Bernard Jomier, le seul à avoir confronté en commission d’enquête Didier Raoult à ses mensonges, a interpellé par une question écrite le ministère de la Santé en demandant qu’une enquête soit lancée, rien n’a été fait.

Alors que Didier Raoult tente d’imposer son successeur à la tête de l’IHU après avoir obtenu la protection fonctionnelle de l’Université de Marseille (ce qui, en clair, signifie que l’argent de nos impôts sert sa guérilla judiciaire contre les chercheurs qui tentent de dénoncer ses méfaits), cette nouvelle affaire révèle que, depuis 2017 au moins, des alertes avaient été données, mais que ni l’ANSM ni la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf) n’avaient donné suite. La première a refusé l’autorisation à cet essai illégal mais n’a rien fait pour le suspendre ; la Spilf, alertée, a envoyé un courrier et s’est tue après s’être fait «conseiller» la non-ingérence, à la marseillaise, «considérant la qualité de vos équipes».

Si cette nouvelle affaire est révélée, c’est que la perte d’influence de Didier Raoult après sa mise en retraite de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille a amené certains médecins en interne à passer outre l’omerta instaurée pour se délivrer d’un fardeau, quitte à risquer de «tout perdre en dénonçant cette situation». L’un d’eux : «Didier Raoult fait régner la terreur. Mais la goutte d’eau a été de voir deux patients finir en urgence au bloc opératoire pour des complications rénales qu’on aurait pu éviter. Ils sont roumains et ne porteront jamais plainte. Ils ne se doutent même pas qu’ils ont été utilisés pour des essais interdits. Je suis épuisé de constater qu’il met en danger les patients en toute impunité, en se présentant auprès de l’opinion publique comme un sauveur.»

Bouche en cœur

Premier indice que l’édifice se fissure : Philippe Douste-Blazy, membre du conseil d’administration de l’IHU déjà épinglé pour sa participation au documentaire Hold-Up, vient s’expliquer sur Public Sénat au sujet de l’accusation de «populisme scientifique»portée envers lui par le comité d’éthique du CNRS. Nous avions dénoncé dès avril 2020 l’utilisation délirante des réseaux sociaux par Philippe Douste-Blazy.

Le comité d’éthique du CNRS enfonce le clou : «La dérive populiste de la science peut être aussi le fait d’un responsable politique. […] Ainsi, Philippe Douste-Blazy, ancien ministre et professeur de santé publique, et Christian Perronne, professeur de médecine, lançaient début avril 2020 une pétition en ligne demandant au gouvernement d’accélérer les procédures de mise à disposition du traitement à l’HCQ et recueillaient près de 600 000 signatures ! […] On ne peut que s’inquiéter que le choix d’un traitement puisse être décidé par l’opinion publique sur la base d’une pétition ou d’un sondage et que des décisions politiques puissent être prises en se fondant sur des croyances ou des arguments irrationnels, faisant uniquement appel à la peur ou l’émotion.»

L’ancien ministre de la Santé (que Didier Raoult avait espéré placer à la tête de l’OMS) reconnaît seulement avoir «été maladroit», et botte en touche en expliquant qu’à aucun moment il n’a voulu promouvoir l’HCQ. Il ment en continuant d’affirmer que les études préliminaires de Raoult démontraient une efficacité sur le portage nasal du virus en phase précoce par cet «antiviral» (l’HCQ n’est pas un antiviral) et explique la bouche en cœur qu’il a simplement été horrifié de voir un ministre de la Santé interdire un médicament : «Ça, ça n’avait jamais existé encore en France… Les médecins, ils peuvent prescrire les médicaments qu’ils veulent.» Comme le dit le docteur Alexandre Bleibtreu sur Twitter : «Maladroit, c’est quand on casse un verre. Quand on prend position de multiples fois en faveur d’un traitement sans preuve, quand on fait tous les plateaux de télé pour répéter les bêtises de Raoult, quand on participe à des films complotistes, ça s’appelle de la malveillance.»


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