jeudi 21 octobre 2021

« J’avais l’impression d’être face à un robot » : le difficile dialogue entre victimes de violences sexuelles et forces de l’ordre


 



Par  et   Publié le 20 octobre 2021

Depuis plusieurs semaines, sur les réseaux sociaux, se multiplient des témoignages mettant en lumière le vécu souvent douloureux des dépôts de plainte dans les commissariats.

« Revenez lundi, là on n’a personne pour vous recevoir. » C’est ainsi qu’a été accueillie la première fois Blanche (le prénom a été changé), un vendredi d’avril 2020, quand elle a enfin « trouvé le courage » de pousser la porte du commissariat de sa ville, en région parisienne. « J’étais en procédure de divorce avec monsieur, après vingt ans de vie commune et de violences, et il n’arrêtait pas de me harceler pour empêcher la séparation, raconte cette mère de deux enfants. J’avais très très peur d’aller porter plainte parce que j’avais peur de lui, et des conséquences, mais l’association d’aide aux victimes qui m’accompagnait m’avait encouragée à le faire. »

Manifestation à l occasion de la journée internationale des droits des femmes. Le slogan afiché fait référence au sentiment de ne pas être écouté qu’ont certaines femmes en déposant plainte pour viol ou violence. À Paris, le 8 mars 2021.

Après ce premier contact, malgré les encouragements de la travailleuse sociale qui la suit, Blanche n’a « pas eu la force » de se déplacer au commissariat le lundi suivant. C’est à la suite d’un nouvel épisode de harcèlement, quelques semaines plus tard, qu’elle s’y retrouve, en pleurs. « C’était la première fois que je portais plainte, et ça a été presque douloureux pour moi, confie la quadragénaire. J’avais vraiment l’impression que je dérangeais le policier. J’avais l’impression d’être face à un robot, une machine, qui partait du postulat que je mentais et qu’il fallait me malmener un peu pour faire sortir la vérité », se souvient-elle.

L’expérience, très éprouvante, se renouvellera au cours des mois qui suivent, au gré de ses diverses plaintes ou tentatives de plaintes. Suivie psychiatriquement en raison des violences subies, Blanche s’est souvenue de violences sexuelles commises par son ex-conjoint. « J’avais eu une amnésie traumatique, et ça a ressurgi. » Une nouvelle fois, elle est allée déposer une plainte. « Je tremblais de partout, je reconnais que mon discours n’était pas toujours très audible, mais la policière en face de moi a été ignobleElle n’arrêtait pas de soupirer, de me dire “Vous pouvez vous calmer ? Pourquoi vous êtes dans cet état, il n’est pas dans la pièce”. »

« De plus en plus de messages »

Manque d’empathie, remarques déplacées, voire blessantes, des fonctionnaires de police ou de gendarmerie, manque de confidentialité dans les échanges, procédures expéditives… Ce qu’a vécu Blanche se retrouve dans les témoignages qui affluent ces dernières semaines sur les réseaux sociaux sous #doublepeine. A l’origine de ce mouvement, le récit devenu viral d’une jeune femme se disant victime de viol et qui se serait entendu demander si elle « avait joui », lors de son dépôt de plainte au commissariat de Montpellier.

« J’ai vu passer ce témoignage relayé par Anna Toumazoff, qui est une activiste féministe, et j’ai raconté à mon tour mon histoire »,explique la journaliste Constance Vilanova, elle-même victime d’agression sexuelle et choquée de l’accueil reçu lorsqu’elle a voulu déposer une main courante.

S’ensuivent des centaines de réactions de femmes qui se présentent comme victimes de violences sexuelles et sexistes, et racontent les mêmes difficultés. « On recevait de plus en plus de messages, donc avec quelques militantes on a créé un site Internet, avec l’idée de laisser aux victimes la possibilité de s’exprimer », poursuit Constance Vilanova. Plus de 450 témoignages ont été laissés depuis sa création le 29 septembre, suscitant « un certain emballement médiatique », reconnaît-elle.

Ce n’est pas la première fois que ces critiques à l’égard des forces de l’ordre arrivent dans le débat public. Toutes les associations qui interviennent auprès des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles ont été confrontées aux récits d’expériences traumatisantes. « Quand une femme débarque en choc psychotraumatique complet, que l’officier de police judiciaire ne fait preuve d’aucune empathie, ne propose pas même un verre d’eau, c’est terrible pour la victime », fait valoir Anne-Cécile Mailfert, présidente fondatrice de la Fondation des femmes. Sans compter les refus de prises de plaintes – pourtant théoriquement interdits par la loi – qui continuent d’être fréquemment rapportés.

« Dans quasiment tous les commissariats où j’ai accompagné des femmes, l’article sur la dénonciation calomnieuse est affiché », remarque Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol, qui « s’interroge » sur le fait que « le message envoyé en priorité aux femmes qui viennent au commissariat c’est : “Si tu mens, tu vas te retrouver en prison” ».

A force de témoignages, les associations en viennent à identifier les commissariats à éviter. « Par le bouche-à-oreille, les avocates et les associations finissent par connaître les bonnes et les mauvaises adresses, et les refilent aux victimes », reconnaît Anne-Cécile Mailfert. Mais il suffit d’un changement d’équipe ou d’une absence pour que l’accueil ne soit pas à la hauteur.

« On en a marre de la loterie »

Entre la réalité rapportée par les hashtags et les collectifs féministes et les déclarations politiques, c’est le grand écart. Lors d’une journée consacrée à la question des violences conjugales, organisée jeudi 14 octobre au ministère de la santé, Marlène Schiappa déclarait ainsi avoir « donné la consigne que 100 % des plaintes soient prises, qu’elles soient bien qualifiées et ensuite qu’elles soient transmises au parquet ».

Après avoir annoncé la systématisation du recueil de plaintes en lieu et place de la procédure habituelle des mains courantes et le recrutement d’officiers de police judiciaire, Gérald Darmanin a révélé, mardi 12 octobre, l’ouverture d’une enquête sur l’accueil des victimes au commissariat de Montpellier et la mise en œuvre d’une période d’essai d’une nouvelle mesure permettant aux victimes de violences sexuelles et sexistes de déposer une plainte ailleurs qu’au commissariat. Ce nouveau dispositif, toutefois, ne fait l’objet d’aucune précision.

« Encore une fois, c’est une expérimentation. On met le doigt depuis quatre ans sur ces problèmes rencontrés à l’accueil. Mais si ce sont les mêmes officiers qui continuent de poser des questions culpabilisantes, de dénigrer la victime et de ne pas la croire, qu’ils se déplacent dans une mairie ou au domicile d’une amie de la victime ne changera rien », réagit Marylie Breuil, du collectif #noustoutes. « On en a marre de la loterie. On veut que les gendarmes et les policiers amenés à recevoir les victimes de violences soient formés et intéressés par la question », martèle Emmanuelle Piet.

Motif de récurrentes critiques de la part des victimes, les questions sur les vêtements portés lors d’un viol, d’une agression, de violences, « peuvent paraître malveillantes ou brutales, décrypte un enquêteur spécialisé, mais elles sont essentielles : cette description va permettre de retrouver des effets sur lesquels des prélèvements pourront être réalisés ou qui pourront permettre de vérifier un parcours grâce à la vidéosurveillance et retrouver des témoignages cruciaux ».

C’est pourquoi, selon le maréchal des logis-chef Matthieu (il souhaite rester anonyme, comme les autres personnes citées par leurs prénoms), informer la victime des conditions dans lesquelles se déroulera l’audition constitue une étape essentielle de sa prise en charge : « Il faut expliquer, longuement si besoin, qu’on va être amené à lui poser des questions intimes comme, par exemple, chercher à savoir si le rapport a été complet », explique ce gendarme spécialement formé.

Dans quel but ? D’abord, « pour pouvoir recueillir des traces biologiques » qui confondront l’auteur ; ensuite « parce qu’il faut balayer les hypothèses d’enquête le plus largement possible afin d’éviter à la victime de devoir préciser certains points à l’occasion de nouvelles auditions, et revivre une expérience traumatisante ». Idem en matière de consommation d’alcool ou de produits stupéfiants, autant d’éléments qui permettent de comprendre qu’« une victime qui ne se remémore pas précisément tous les faits ne cherche pas à dissimuler quoi que ce soit mais se trouve, en raison de son état, dans l’incapacité de le faire ».

Protocole NICHD

A terme, il s’agit d’abord et avant tout de « bétonner une procédure, la rendre inattaquable par la défense ». Au prix, parfois, de maladresses, qu’une formation appropriée permet d’éviter – à condition d’y avoir accès –, et de questions, « qui ne font pas nécessairement sens ». Parmi celles-ci, le « quand » et le « combien de fois », qui aboutissent la plupart du temps à la constitution d’une « mémoire scénario », où la victime amalgame plusieurs épisodes traumatiques en un seul récit, souvent confus, parce qu’il correspond à une reconstruction a posteriori, avec le risque d’entraîner l’incompréhension de l’enquêteur, voire la remise en question de déclarations perçues comme incohérentes, peu fiables ni crédibles.

Selon la brigadière-chef Céline, formatrice au centre régional de formation de la police nationale de Draveil (Essonne) et ancienne enquêtrice d’un service spécialisé, « l’idée consiste au contraire à isoler un événement précis et à le travailler en profondeur pour recueillir le maximum d’éléments, faire émerger des détails qui solidifieront le dossier ». Avec un impératif, précise sa collègue Magali : « Eviter à la victime de revivre son traumatisme, en proscrivant toutes les questions contreproductives : “Pourquoi vous n’avez pas crié, pourquoi vous ne vous êtes pas débattue, pourquoi porter plainte des années plus tard ?” Tout ça n’a pas de sens, braque la victime et n’est d’aucune utilité dans une enquête. »

Depuis décembre 2016, la police forme ses fonctionnaires au protocole du National Institute of Child Health and Human Development (NICHD), importé des Etats-Unis via le Canada et popularisée par Mireille Cyr, professeure de psychologie à l’université de Montréal. Cette méthode d’interrogatoire, d’abord élaborée à destination des enfants de 4 à 12 ans victimes d’agressions, s’appuie sur une approche ouverte de l’interrogatoire, conçu comme un échange d’où sont bannies les questions fermées, directives ou suggestives, qui empêchent l’épanouissement d’une libre parole et le développement, par la personne auditionnée, de détails essentiels pour l’enquête.

A chaque session de formation, d’une durée de deux semaines, bien plus longue que la moyenne des autres enseignements dispensés par la police, les « élèves » sont invités à soumettre leurs propres auditions d’affaires en cours ou jugées à une analyse, qui leur permet de saisir leurs erreurs ou de mauvaises pratiques, « souvent commises de bonne foi par manque de formation »,assure la formatrice.

Fondé sur le concept d’écoute active, le protocole NICHD repose, dans un premier temps, sur la prise de notes et non une saisie informatique. « Sur la base des déclarations recueillies, précise Magali, la policière de Draveil, l’enquêteur peut rebondir et demander des précisions mais il ne doit rien apporter ni suggérer. Tout doit venir de la victime : on travaille à partir de ses propres mots. » Ici encore, le but consiste à « éviter de donner la moindre prise à la défense au cas où le dossier arrive devant une cour d’assises ».

Cette technique a beau être considérée comme efficace, elle se heurte cependant à une difficulté de taille : le temps nécessaire à la retranscription sur procès-verbal, et dans les formes requises par la procédure pénale, des déclarations des victimes – « en moyenne, une heure pour dix minutes d’échanges ».

Effectifs insuffisants

En région parisienne, les services spécialisés sont pratiquement les seuls à bénéficier de cette formation pour le moment, avec un volant de quelques dizaines de policiers formés chaque année. En revanche, les « plaintiers », pourtant les premiers maillons de la chaîne pénale et souvent de très jeunes fonctionnaires à peine sortis d’école, n’y ont pratiquement pas accès. D’où la nécessité, selon la formatrice Céline, de « privilégier absolument des modules en école de gardiens » et de multiplier le nombre d’instructeurs. Aujourd’hui, Céline est la seule à officier en Ile-de-France et regagnera sous peu un service de terrain. Magali, sa remplaçante, devrait certes être épaulée par un autre spécialiste mais les effectifs affectés à cette tâche restent insuffisants.

Or, pour les victimes comme Blanche, être bien accueillie peut s’avérer décisif. Après les expériences malheureuses vécues dans le commissariat de sa ville, cette dernière a fait le choix, il y a quelques mois, de se rendre dans une commune voisine pour déposer une plainte à la suite de de nouveaux agissements de son ex-conjoint. Après avoir pris sa plainte, l’officier de police l’a orientée vers la psychologue du commissariat. « Cette rencontre avec Clémence m’a sauvé la vie, confie-t-elle avec émotion. Elle a été catastrophée d’apprendre la manière dont j’avais été reçue, et a commencé à me suivre. »

Quelques semaines plus tard, son dossier est transféré à un nouveau commissariat, qui reprend l’enquête. « Je suis passée du néant à la perfection », résume-t-elle. Ce qui lui fait dire aujourd’hui : « Une femme victime de violences sera entendue ou non, défendue ou non, selon l’interlocuteur qu’elle trouve en face d’elleEt, à terme, elle sera aussi réparée ou non, et ça c’est très grave. »


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