mardi 26 octobre 2021

Exposition «L’énigme autodidacte», apprendre au dépourvu

par Clémentine Mercier  publié le 28 octobre 

Pâtissier, facteur, plombier, SDF… Dans une exposition passionnante, le musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Etienne tisse des liens inattendus entre 44 artistes qui ont en commun d’avoir appris tout seuls.

Imaginez 1 000 mètres carrés avec des artistes qui font saliver : Yves Klein, Gianni Motti, Maurizio Cattelan, Christian Boltanski, Sophie Calle… acoquinés soudain avec d’autres, tout aussi stimulants, mais que l’on a plus l’habitude de voir dans des expositions d’art brut : Jeanne Tripier, Judith Scott, Emma Kunz, Henry Darger ou Marcel Bascoulard. Mais que font-ils tous ensemble dans ce grand bateau qu’est le musée d’Art moderne et Contemporain de Saint-Etienne ? Ce sont des autodidactes, nous apprend la belle exposition «l’Enigme autodidacte», qui s’intéresse à l’inclusivité dans l’art d’après-guerre. Comment se met-on à faire de l’art quand on n’y a pas été formé ?

Trajectoire outsider

Pour tisser des liens entre ces 44 artistes, la commissaire Charlotte Laubard épluche successivement la trajectoire initiatique de ceux qui commencent dans leur coin, sans passer par des écoles. Tout en naviguant entre des formes esthétiques très variées, le parcours se veut analytique, se concentrant d’abord sur des gestes. Les autodidactes observent, imitent, répètent, décalquent ou mobilisent des savoir-faire originaux, ils prélèvent aussi des objets du quotidien et se créent une histoire. Le reclus Henry Darger a décalqué des photos pour en faire des scènes de guerre, la trisomique Judith Scott a fait des pelotes de laine à partir d’objets usuels, le facteur Cheval a reproduit ce qu’il voyait sur des cartes postales pour construire son Palais idéal…

La photographie, pratique populaire, est aussi un repère d’autodidactes, une voie royale pour les élèves peu scolaires : Seydou Keïta commence avec un appareil photo offert par son oncle, Miroslav Tichý fabrique ses propres appareils à partir de boîtes de conserve, le policier Arnold Odermatt profite de son service pour enregistrer des carambolages et le SDF Marcel Bascoulard, à l’abri du regard des autres, se travestit en femme devant l’objectif. Ces exemples sont déjà célèbres.

Mais là où l’exposition se distingue, c’est quand elle rappelle la trajectoire outsider de signatures installées. Qui se souvient que Ben Vautier a commencé en ouvrant une boutique de bric-à-brac et Yves Klein en faisant du judo ? Horticulteur à l’origine, Jean-Pierre Raynaud a piqué des panneaux de signalisation dans la rue pour les assembler au début des années 60, en même temps que les Nouveaux Réalistes, avant de devenir l’artiste célèbre que l’on connaît. Après une tentative de devenir galeriste et un échec de formation artistique, ce sont des rencontres − notamment celle de sa femme Annette Messager − qui mènent Christian Boltanski à produire par lui-même.

Projet un peu fou

Gianni Motti, né dans un petit village du nord de l’Italie, analyse son histoire : «J’ai commencé à faire de l’art parce que ma grand-mère n’arrêtait pas de dire «l’artiste» […]. On a choisi pour moi.»Marqué par la lecture de la presse chez son oncle coiffeur, Motti se met à revendiquer des catastrophes médiatiques − comme l’explosion de la navette Challenger − et il se glisse dans un cercueil pour s’en relever tel un mort vivant lors de ses funérailles… L’artiste, qui n’aime ni les CV ni le mot «autodidacte», n’a pas tenu trois semaines dans une école d’art.

«Je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre aussi quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait déjà un moment que je suis bon à rien», a écrit l’ex-chimiste belge Marcel Broodthaers, par ailleurs plombier et veilleur de nuit, sur son premier carton d’invitation en 1964. Devenu poète, il joue avec ses initiales, et les projette au mur en série comme sur un papier peint, surjouant l’importance de la signature de l’artiste.

L’inclusivité dans l’art contemporain n’est pas nouvelle. Dès 1972, Harald Szeemann a ouvert la Documenta de Kassel à l’art brut. Et aujourd’hui, l’art des marginaux entre à Beaubourg avec la collection Bruno-Decharme, et à la Fiac, via la galerie Christian-Berst. L’énigme autodidacte, projet un peu fou, enfonce le clou, avec une lecture critique. Mais le plaisir de l’accrochage tient surtout dans la découverte de certains parcours, plus singuliers que d’autres : celui de Richard Greaves, ancien pâtissier, qui construit des cabanes fabuleuses et branlantes au Québec (la maison des trois petits cochons, la cabane à sucre, la maison ronde…). Celui de l’incorruptible Chauncey Hare qui photographie les intérieurs modestes américains avec une mission sociologique chevillée au corps. Ou l’étrange Wendy Vainity, femme acariâtre qui vit entourée de ses chats en Australie, et réalise des clips pop dingos avec une mère Noël qui fait un barbecue dans la neige. Et lorsque les géométries à la règle et au compas de la guérisseuse et radiesthésiste Emma Kunz font écho aux sculptures minimales de Gianni Piacentino, consultant pour une fabrique de vernis spéciaux, designer de motos de compétition, la ronde des autodidactes forme une grosse pelote telle une œuvre qu’on a envie de démêler pour tricoter de nouvelles histoires…

L’énigme autodidacte, au musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole, jusqu’au 3 avril.


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