lundi 4 octobre 2021

Depuis vingt ans, on soigne l’argent, pas les gens

par Mathieu Bellahsen, Psychiatre, ancien chef de pôle à l'unité d'Asnières de l’hôpital Roger-Prévot-de-Moisselles, co-auteur de "la Révolte de la psychiatrie. Les ripostes à la catastrophe gestionnaire" (édition La Découverte)

publié le 4 octobre 2021 
Les Assises de la santé mentale organisées par le gouvernement cachent mal le mépris avec lequel il traite la psychiatrie, en voie d’ubérisation.

Annoncées comme «historiques», les Assises de la santé mentale se sont conclues par des mesures pour ne pas faire d’histoires. Numéro vert pour les suicidants, remboursement de consultations psychologiques sur prescription médicale, financement de 800 postes dans les centres médico-psychologiques (CMP), à mettre en regard du millier de postes déjà vacant qu’aucun psychiatre ne souhaite occuper… Ces annonces sont des leurres pour détourner l’attention des problèmes de fond.

«Historique» peut néanmoins qualifier la façon indécente dont le gouvernement traite des lois qui vont réorganiser la psychiatrie… Ainsi la réforme de l’irresponsabilité pénale, pas même mentionnée par ces Assises alors qu’elle revient sur les liens entre justice et psychiatrie issus de l’héritage des Lumières et de la Révolution française. Ainsi le procédé indigne consistant à faire passer dans la loi de financement de la sécurité sociale 2022 l’article 30 visant à mettre en conformité avec la Constitution le contrôle des mesures d’isolement et de contentions, sans aucune discussion avec les usagers et acteurs de terrain. L’an passé, ce même procédé avait été employé en catimini dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) 2021. Le Conseil constitutionnel avait fait un rappel sévère au gouvernement pour qu’il édicte des lois compatibles avec la Constitution… Alors, si la délibération démocratique et la séparation des pouvoirs ont encore un sens, nous appelons les parlementaires à une saisine du Conseil constitutionnel pour dénoncer ce cavalier législatif.

La rentabilité et le tri à tous les échelons hospitaliers

«L’historique» se passe dans les arrière-boutiques des «task forces» ministérielles, loin des vitrines de ces Assises. La honte historique, c’est l’arrivée de la tarification de l’activité (T2A) en psychiatrie sans tambour ni trompette sous le nom de tarification de compartiments (T2C). Le ministre de la Santé l’a annoncé, les décrets d’applications paraîtront d’ici à la fin de la semaine. La même T2A qui a détruit l’hôpital public depuis le mitan des années 2000 et que la crise du Covid-19 a révélée au grand public. Introduisant la rentabilité et le tri à tous les échelons hospitaliers, Jean Castex en a été l’un des artisans. Roselyne Bachelot en a été l’exécutante avec la loi sur la gouvernance de l’hôpital en 2009. Une décennie plus tard, les mêmes poisons sont réadministrés. Comme ces psychotropes, sans odeur ni couleur, mis dans un cocktail joliment présenté, le ministre de la Santé fait avaler la T2A à la psychiatrie française. Fascinés par les images du cerveau et par la transformation de leur discipline en psychiatrie de laboratoire, connectée et entrepreunariale, les participants aux Assises n’ont pas bronché face à ce tsunami gestionnaire.

Plus question de soigner des personnes, il s’agit de traiter des flux de façon rentable en organisant le tri des malades, leur évaluation, leur orientation tout en diminuant les soins et l’accompagnement. L’ubérisation de la psychiatrie est en marche, le Covid-19 a été une manne pour développer des plateformes et aggraver la pénétration des marchés privés au sein des services publics. L’hôpital public implose. Rappelons-nous des soulèvements de soignants en psychiatrie partout en France pendant près de deux ans. Ils ont enchaîné les grèves de la faim et les occupations d’hôpitaux pour ne pas abandonner leur éthique et ne pas attacher les patients aux canons de la rentabilité hospitalière. Aujourd’hui, la psychiatrie publique est devenue indésirable pour les soignants qui la désertent comme jamais et invivable pour les patients et leurs familles. Cyniquement, les idéologues de la «Santé mentale» se présentent en sauveurs de cette catastrophe construite par trente ans de politiques publiques délétères : «Ce n’est pas un problème de moyens mais un problème d’organisation», proclame l’institut Montaigne. Mantra vide de sens qui réorganise vers toujours plus d’exclusion des plus vulnérables.

Une criminalisation des troubles psychiques

Pour autant, un soin particulier se développe. Celui accordé aux fichiers de renseignement. Mis en place en 2018 par le gouvernement pour toute personne hospitalisée sans son consentement, le fichier Hopsyweb est croisé avec les fichiers S depuis 2019. Cette criminalisation des troubles psychiques dévoile l’envers de la déstigmatisation officielle. Cela avait suscité un tollé de l’ensemble des acteurs de la psychiatrie, les Assises sont restées silencieuses.

Ainsi, depuis vingt ans, la santé mentale soigne l’argent, pas les gens : avoir une population en bonne santé mentale pour remplir les objectifs stratégiques de l’Union européenne («livre vert» de l’Union européenne, 2006) ; la santé mentale, c’est s’adapter à une situation que l’on ne peut pas changer (rapport Couty, 2009) ; la santé mentale coûte cher 3% à 4 % du PIB, la santé mentale est un fardeau pour l’économie.

Avec ces déclarations, la nouvelle psychiatrie de laboratoire et entrepreneuriale poursuit le dépeçage du service public, ce dernier ne servant plus qu’à diriger les personnes nécessitant des soins vers le secteur privé pour créer de nouveaux marchés. L’argent public est détourné au profit d’une Recherche compatible avec la marchandisation. Psychotropes connectés aux smartphones, inflation d’écrans pour diminuer le nombre de soignants au travers de la e-santé mentale, intervention chirurgicale sur le cerveau, données de santé exploitées par des firmes privées… La santé mentale numérique crée des patients virtuels mais ne fera pas disparaître les patients réels. Faute de soins psychiques réels, les enfants sont envoyés de plateformes en plateformes, quand ils ne sont pas simplement abandonnés à leurs familles. Devenus adultes, ils peuvent croupir à domicile, en prison, dans la rue ou se suicider. Trop en difficulté pour s’adapter aux canons de la déstigmatisation et de l’inclusion, ces personnes n’ont qu’à faire semblant d’être «normales» et s’adapter au cadre prescrit par «la santé mentale positive».

Mais à trop vouloir parler d’économie, ce sont les enfants, les adolescentes et les adolescents, les femmes et les hommes en chair et en os avec leurs souffrances et leurs histoires qui sont économisés. Historique ?


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